ψ / Semaine 3

Hidden - PEJAC



Troisième semaine. Mon moral se lisse, sous un soleil radieux et dans une ambiance relativement sereine. Je mange comme un ogre. Je n’ai jamais mis autant de nourriture dans mon corps en une seule journée. Je rêve beaucoup, de Johnny Boy en particulier. Si mon inconscient me travaille de ce côté, il me laisse plutôt tranquille dans la journée : je n’y pense pas, tout simplement [spoiler : ça ne va pas durer].




SEMAINE 3

Jour 13 : lundi 18 février

[Cette fois c’est bon : je dors du sommeil de la juste, mais avec des orgasmes en plus (plusieurs, j’ai pas compté) et encore avec un kiné ! Pourquoi cette fixette sur les kinés, je ne sais pas. Mais j’étais tellement sexuelle que le mec se mettait à poil, comme ça, par pur plaisir de communier dans le désir et sans aucun autre geste qui serait un tant soit peu déplacé sur ma personne. Oui, ça m’a donné des orgasmes. Je devais en avoir besoin. Et aussi je conseillais Johnny Boy pour acheter des gâteaux dans une boulangerie, mais ça c’est PARCE QUE J’AI FAIM et que le sucre est la denrée qui me manque le plus ici (mais c’est une bonne chose, ici je me sèvre de toutes ces saloperies qui me tuent plaisamment, cannabis, tabac et sucre). Pis je perdais mes couronnes aussi (un classique du rêve de perdre ses dents), mais ce n’étais pas des dents, c’étaient carrément des énormes plaques de marbre.]

Promis, je ne vais plus vous parler systématiquement de mes rêves à l’avenir, à moins que ce soit vraiment drôlissime ou significatoire.

C’est encore une bonne journée, de bonne humeur, avec bon appétit et beau soleil. Je me fais des copines et on « retrouve » mes chaussons tous pourris : c’est la femme de ménage qui les a jetés parce qu’elle pensait ma chambre vide, alors elles vont m’en acheter des neufs.

Je dévore Hannah Arendt en prenant frénétiquement des notes, je suis subjuguée par sa pensée. La seule chose qui me perturbe tout au long de son ouvrage qui traite d’autorité et de violence, c’est le nombre d’occurrence du mot « homme » (avec minuscule) pour « humain » et l’absolue absence de la moindre notion de patriarcat, cette autorité violente des hommes (avec minuscule) sur les femmes. J’en déduis qu’elle était tellement intelligente qu’elle se prenait tout simplement pour un homme (avec minuscule).

Je vais tellement bien que ça me semble suspect : et si j’allais mal bientôt et devenait comme les zombies qui m’entourent ici ? Mon antidépresseur va bientôt faire effet, est-ce que je vais perdre le tonus musculaire de mon cerveau et de ma bouche moi aussi ? Ou quand je sortirai et retrouverai mes emmerdes ? Et pourquoi je pense à ça d’abord ?

Jour 14 : mardi 19 février

[Allez, un bout du rêve de cette nuit : Johnny Boy me laissait tomber pour S., qui était ma meilleure amie au primaire et aussi ma quasi-jumelle, on nous confondait tout le temps tellement on se ressemblait. Accessoirement, elle portait le même prénom que Machérie.]

Oui, il n’y a pas que la bouffe qui me manque, Johnny Boy aussi.

Je suis presque au bout de mon contrat de 8 jours sans visite, sans sortie et sans portable. J’ai faim, surtout vers 16h, même pas de collation ! mais je tiens le bon bout et je le tiens fermement. Moral au beau fixe, jusqu’à mon premier rendez-vous avec une psychologue, qui me vide un peu. Après deux minutes au soleil et deux larmichettes ça va déjà mieux.

Aujourd’hui j’aborde avec Hannah la question de la liberté et je me retiens de recopier sur mon cahier tout le chapitre tellement c’est puissant, cohérent, lumineux et libérateur (mais j’en note beaucoup, t’as vu).

Sinon, la routine s’installe : les rituels hygiéniques du matin un peu compliqués par la vétusté des lieux qui font que sans mitigeur au lavabo, il faut choisir entre l’eau glacée du robinet de droite et l’eau brûlante, trouble et avec danger de légionelle du robinet de gauche, les lessives étendues sur le radiateur chaque soir, les douches prises dans l’après-midi pour éviter les rush hours du matin et du soir et évidemment, le cadre hyper-minuté de chaque heure de la journée. Je commence à m’y faire, et même bien.

Je vois mon psychiatre numéro 2 (celui qui connait mon dossier) pour la seconde fois et j’apprends (avec beaucoup de mauvaise foi) qu’en réalité je n’ai droit ni à mon smoothie du matin (deux euros au distributeur du rez-de-chaussée) ni au chocolat du soir (60 cents). Je choisis d’obéir, une fois n’est pas coutume, en me disant que je ne vais pas pouvoir intégrer correctement les soins si je n’intègre pas entièrement les soins… Bientôt, j’aurai droit à des repas complets.

Jour 15 : mercredi 20 février

[Un rêve significatoire : une sorte de pâte rose, gluante et sucrée se transforme en petit tyrannosaure si je ne la mange pas… et me mange à moins d’une lutte sans merci. Je fais ce rêve deux fois de suite dans la même nuit, après un réveil où je me dis « tu le bouffes, tu le bouffes » mais il me bouffe encore parce que je n’arrive pas à le manger.]

Mon petit bonheur personnel est massacré à l’instant où l’on me rend mon téléphone portable ; je reprends contact avec mes emmerdes, le déni de mon père et son énième abandon à mon sort, dont je suis responsable, en fin de compte. Non, il ne mettra pas un euro pour m’aider à payer mes soins. Je suis déçue, preuve que j’attendais encore beaucoup trop de lui. De déception en déception, je vais peut-être finir par le faire ce deuil. Je pleure un peu mais pas longtemps.

Je reprends contact avec des réalités plus agréables heureusement, avec Machérie et puis avec ma fille Chicorée.

Je me coupe les cheveux aussi, après des jours de négociations avec les infirmier·es pour récupérer quelques minutes ma tondeuse à cheveux que j’ai emportée avec moi mais qui a été mise sous clé dès mon arrivée. Je fais court, vraiment court (7/9 mm mais avec un peu de longueur sur le dessus et sur la frange), histoire de ne pas avoir à remettre ça avant deux mois. J’adore et c’est l’attraction de l’après-midi pour tout notre petit groupe.

Jour 16 : jeudi 21 février

Le psy (le numéro 1, chef de mon service) que je dois voir, une fois de plus, n’est pas passé me voir. Je l’ai attendu, je l’ai cherché et je te fiche mon billet que quand il tombera par hasard sur moi dans un couloir il me reprochera de ne pas l’avoir cherché ou bien de ne pas avoir été là où il me cherchait.

Une autre vérité me frappe : ici les patientes sont des femmes, les psychologues et les aides-soignantes sont des femmes, les psychiatres, maîtres des lieux, sont des hommes et les agents d’entretien sont toutes des femmes noires ou étrangères ne parlant parfois qu’à peine le français. Il n’y a qu’au sein des infirmiers qu’il y a une vague mixité sexuelle et ethnique (1 homme blanc pour 4 femmes blanches et une racisée, à la louche).

J’ai faim, j’ai faim, j’ai faim. Je me dis qu’il va être temps d’augmenter mes portions.

J’écris à ma fille et je fais des pieds et des mains pour trouver une enveloppe. Ça partira demain. Mes règles arrivent et j’accuse une fatigue intense. Après une tisane-médoc, une petite séance de couture, une lessive dans le lavabo et l’ouverture de mon courrier par Machérie par téléphone, je m’écroule de fatigue.

Jour 17 : vendredi 22 février

[Cette fois j’ai rêvé que je cherchais à la fois mes médocs et ma bague de mariage dans le fond d’une baignoire au milieu de petits graviers d’aquarium. Okay.]

Je cours après mon psychiatre qui décidément zappe assez systématiquement le passage dans ma chambre. Je lui cours après jusque dans son bureau et me concède des repas complets à partir de demain, j’ai le droit de faire Qi Gong si c’est pas trop fort et seulement dans ma chambre (pour ne pas inciter les autres patientes j’imagine), par contre il préfère ne pas me donner de permission de sortie pour le moment. Quand je lui dis que je n’ai qu’un objectif : grossir, faire du lard, il lance un « on croit rêver » qui achève de me convaincre qu’il n’a toujours pas compris pourquoi je suis là. Osef, moi je sais.

Je reçois du courrier : c’est Machérie qui a trouvé moyen de faire écrire à quelques membres de l’association où j’œuvre bénévolement des petits mots doux et des mots d’elle qui me font chaud au cœur. Le Valium ça empêche de pleurer quand on est triste mais aussi quand est joyeux alors je pleure de joie en-dedans, ça économise mes minéraux au moins.

Jour 17 : samedi 23 février

[J’ai rêvé de Johnny Boy, pour changer. Un touriste japonais lui éjaculait dessus parce que j’avais les seins à l’air à force de marcher sur le bas de ma robe courte, moi je ne recevais rien qu’une toute petite toute jolie perle d’éjaculat sur mon genou, c’était mignon. Je ne me lasserai jamais plus de rêver c’est sûr.]

Je dévore mes premiers repas complets, que j’ai regardé arriver sur la table avec un peu d’anxiété : en serais-je capable ?? La réponse est oui. Je passe le reste de l’après-midi à dormir en étant éveillée, l’activité de digestion devant occuper toute mon énergie, sauf celle de mon cerveau. J’espère ne plus jamais me lasser de manger.

Il fait beau, trop beau, ça me brûle tellement que je peine à en profiter. Du coup je suis là, à taper ses lignes à l’ombre de ma chambre. Quand le soleil se fait moins ardent, je retourne faire quelques croquis de la vierge – son sourire me résiste encore et toujours. Je change d’angle chaque jour, je devrais finir par y arriver.

Jour 18 : dimanche 24 février

[Tiens, je rêve encore de Japonais·es ? Je sais pourquoi ce motif me travaille : je conçois leur culture comme antithèse de mes idiosyncrasies, le culte du travail, du chef, des traditions… D’ailleurs, ils avaient pour moi le plus grand mépris, mais je m’en fichais éperdument, larvant dans ma caravane de luxe au lieu de travailler (j’étais garde du corps ou camériste d’une star, un truc comme ça), à un moment, tout ce petit monde me bouscule et j’essaie de me défendre en leur tapant dans les couilles et en leur attrapant la bite mais ça ne leur faisait rien, je n’avais aucune force ni dans les mains ni dans les bras.]

Je me retape la vierge : ses mains (grandes ouvertes), ses pieds (qui piétinent un serpent) et son visage. De profil, je n'arrive pas à croquer son sourire de manière satisfaisante.


En soirée, j’ai droit à une prise de sang « alcoolémie surprise » parce que je fais partie du groupe Addiction ahah, quand est-ce qu’ils vont comprendre que c’est le bédo mon problème ? Elle me rate à droite (la veine roule), puis elle me massacre carrément à gauche : lésion de la veine et garrot trop serré, un énorme hématome se forme du coude jusqu’à la main, ça me fait tellement mal que je ne peux plus me servir de mon bras pendant toute la soirée.

Je passe un peu de temps au téléphone avec ma fille puis je me couche sans demander mon reste.


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