La crise de la culture / Le concept d’histoire - Hannah Arendt




Hannah s’intéresse aujourd’hui au concept d’histoire, qui a tout à voir avec la mortalité de l’Humain·e, mais aussi avec sa tendance à donner un sens à tout ce qui lui arrive. Or, selon elle, l’Histoire ne va dans aucun sens… elle est juste écrite par les vainqueurs. Il n’y a donc pas de « progrès » ou d’évolution des mœurs humaines et nous n’allons nulle part et dans le noir en plus.

II. Le concept d’histoire



II. Le concept d’histoire

Commençons par Hérodote, que Cicéron appelait pater historiæ […]. Sa compréhension de la tâche de l’histoire - sauver les actions humaines de la futilité qui vient de l’oubli - était enracinée dans le concept et l’expérience grecs de la nature : celle-ci comprenait toutes les choses qui naissent et se développent par elles-mêmes dans l’assistance d’hommes ou de dieux - les dieux olympiens ne prétendaient pas avoir créé le monde - et par conséquent sont immortelles. Puisque les choses de la nature sont à jamais présentes, elles ne risquent pas d’être ignorées ou oubliées ; et puisqu’elles sont à jamais, elles n’ont pas besoin de la mémoire des hommes pour continuer d’exister. Toutes les créatures vivantes, l’homme y compris, appartiennent à cette sphère de l’être-à-jamais, et Aristote nous assure explicitement que l’homme, dans la mesure où il est un être naturel et fait partie de l’espèce humaine, possède l’immortalité ; avec le cycle périodique de la vie, la nature assure le même genre d’immortalité aux choses qui naissent et meurent qu’aux choses qui sont et ne changent pas. « L’être pour les créatures vivantes correspondent à la Vie », et l’être-à-jamais (ἀεί εἶναι) correspond à l’ἀειγενές, à la procréation. Mais il est évident [que ce retour éternel] ne rend pas les individus immortels ; au contraire, prise dans un cosmos où tout était immortel, ce fut la mortalité qui devint le cachet de l’espèce humaine. Les hommes sont les « mortels », les seules choses mortelles qu’il y ait car les animaux n’existent que comme membres de leur espèce et non comme individus. […] Cette vie individuelle se distingue de toutes les autres choses par le cours rectiligne de son mouvement qui, pour ainsi dire, coupe en travers les mouvements circulaires de la vie biologique. Voici la mortalité : se mouvoir en ligne droite dans un univers où tout … se meut dans l’ordre cyclique. Chaque fois que des hommes poursuivent leur but, labourant la terre qui ne peine pas, contraignant le vent qui souffle librement à venir gonfler les voiles, fendant les vagues qui roulent sans cesse, ils coupent en travers un mouvement qui est sans but et qui tourne à l’intérieur de soi. Quand Sophocle … dit qu’il n’y a rien de plus terrifiant, il illustre cela en évoquant les réalisations de l’homme qui font violence à la nature parce qu’elles dérangent ce qui, en l’absence de mortels, serait le repos éternel de l’être-à-jamais qui demeure ou tourne à l’intérieur de soi. Ce qui pour nous est difficile à comprendre est que les grandes actions et les grandes œuvres dont les mortels sont capables, et qui deviennent le thème du récit historique, ne sont pas vue comme des parties d’un tout qui les enveloppe ou d’un processus ; au contraire l’accent est mis toujours sur des cas singuliers et des gestes singuliers. Ces cas singuliers interrompent le mouvement circulaire de la vie quotidienne au sens où la βίος rectiligne des mortels interrompt le mouvement circulaire de la vie biologique. La substance de l’histoire est constituée par ces interruptions, autrement dit par l’extraordinaire.

[…]

Pour comprendre rapidement et avec quelque clarté combien nous sommes aujourd’hui loin de cette compréhension grecque de la relation entre la nature et l’histoire, entre le cosmos et les hommes, on nous permettra de citer quatre lignes de Rilke :

Berge ruhn, von Sternen überprächtigt ;
Aber auch in ihnen flimmert Zeit.
Ach, in meinem wilden Herzen nächtigt
Obdachlos die Unvergänglichkeit.

Les montagnes scintillent sous une splendeur d’étoiles
Mais en elles scintillent le temps
Ah ! dans mon cœur sauvage et sombre
L’immortalité dort sans abri

Ici, même les montagnes ont seulement l’air de reposer sous la lumière des étoiles ; elles sont lentement, secrètement dévorées par le temps ; rien n’est à jamais, l’immortalité a quitté le monde pour trouver un domicile incertain dans l’obscurité du cœur humain qui a encore la capacité de se rappeler et de dire : à jamais.

[…]

Ce qui est réellement en train de saper toute la notion moderne selon laquelle la signification est contenue dans le processus envisagé comme un tout, dont l’évènement particulier tire son intelligibilité, est que non seulement nous pouvons prouver cela, au sens d’une déduction cohérente, mais que nous pouvons prendre presque n’importe quelle hypothèse et agir en faisant fond sur elle, avec une série de résultats dans la réalité qui non seulement ont du sens mais marchent. Cela veut dire tout à fait littéralement que tout est possible non seulement dans le domaine des idées mais dans le champ de la réalité elle-même.



Bref, Hannah nous aurait incité·es à nous méfier d’une formation politique qui s’appellerait « La République en marche »…


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