La crise de la culture / Vérité et politique - Hannah Arendt




VII. Vérité et politique

Il n’a jamais fait de doute pour personne que la vérité et la politique sont en assez mauvais termes, et nul, autant que je sache, n’a jamais compté la bonne foi au nombre des vertus politiques. Les mensonges ont toujours été considérés de fait comme des outils nécessaires et légitimes, non seulement du métier de politicien ou de démagogue, mais aussi de celui d’homme d’État. Pourquoi en est-il ainsi ? Et qu’est-ce que cela signifie quant à la nature et à la dignité du domaine politique d’une part, quant à la nature et à la dignité de la vérité et de la bonne foi d’autre part ? Est-il de l’essence même de la vérité d’être impuissante et de l’essence même du pouvoir d’être trompeur ? Et quelle espèce de réalité la vérité possède-t-elle si elle est sans pouvoir dans le domaine public […] ? Finalement la vérité impuissante n’est-elle pas aussi méprisable que le pouvoir insoucieux de la vérité ? Ce sont là des questions embarrassantes mais que nos convictions courantes à cet égard soulèvent nécessairement.

[…]

La vérité de fait […] est toujours relative à plusieurs : elle concerne des évènements et des circonstances dans lesquels beaucoup sont engagés ; elle est établie par des témoins et repose sur des témoignages ; elle existe seulement dans la mesure où on en parle, même si cela se passe en privé. Elle est politique par nature. Les faits et les opinions, bien que l’on doive les distinguer ne s’opposent pas les uns aux autres, ils appartiennent au même domaine. Les faits sont la matière des opinions, et les opinions, inspirés par différents intérêts et différentes passions, peuvent différer largement et demeurer légitimes aussi longtemps qu’elles respectent la vérité des faits. La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui sont l’objet du débat. […] Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n’admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même.

[…]

On peut discuter une opinion importune, la rejeter ou transiger avec elle, mais les faits importuns ont cette exaspérante ténacité que rien ne saurait ébranler, sinon de purs et simples mensonges.

[…]

Il est vrai que rétrospectivement – c’est-à-dire dans la perspective historique – toute succession d’évènements donne à penser qu’elle n’aurait pu se produire autrement, mais c’est une illusion d’optique, ou plutôt une illusion existentielle : rien ne pourrait jamais arriver si la réalité, par définition ne tuait pas les autres possibilités originellement inhérentes à quelque situation donnée que ce soit.

En d’autres termes, la vérité de fait n’est pas plus évidente que l’opinion, et cela est peut-être une des raisons pour lesquelles les teneurs-d’opinion trouvent relativement facile de rejeter la vérité de fait tout comme une autre opinion. L’évidence factuelle en outre est établie grâce à des témoignages de témoins oculaires – sujets à caution comme on sait – et grâce à des archives, des documents et des monuments – qu’on peut tous soupçonnés d’être faux. En cas de contestation, on peut seulement invoquer d’autres témoignages mais non une tierce et plus haute instance, et la décision est généralement le résultat d’une majorité ; c’est-à-dire qu’il en va ici comme pour la solution des conflits d’opinion – procédé totalement insatisfaisant, puisqu’il n’y a rien qui empêche une majorité de témoignages d’être une majorité de faux témoignages. Au contraire dans certaines circonstances, le sentiment d’appartenir à une majorité peut même favoriser le faux témoignage. En d’autres termes, dans la mesure où la vérité de fait est exposée à l’hostilité des teneurs d’opinions, elle est aussi vulnérable que la vérité philosophie rationnelle.

[…]

Alors que le menteur est un homme d’action, le diseur de vérité […] n’en est jamais un. […] à coup sûr, autant qu’il s’agit d’action, le mensonge organisé est un phénomène marginal, mais la difficulté est que son opposé, la simple narration des faits, ne mène à aucune sorte d’action ; elle tend même, dans des circonstances normales, à l’acceptation des choses telles qu’elles sont. […] La bonne foi n’a jamais compté au nombre des vertus politiques parce qu’elle a peu en vérité pour contribuer à ce changement du monde et des circonstances qui appartient aux activités politiques les plus légitimes. C’est seulement là où une communauté s’est lancée dans le mensonge organisé principiellement, et non uniquement sur des détails, que la bonne foi comme telle peut […] devenir un facteur politique de premier ordre. Où tout le monde ment sur tout ce qui est important, le diseur de vérité […] a commencé d’agir ; […] dans le cas improbable où il survit, il a fait un premier pas vers le changement du monde.

Dans cette situation pourtant, il se retrouvera bientôt en fâcheux désavantage. […] Puisque le menteur est libre d’accommoder ses « faits » au bénéfice et au plaisir, ou même aux simples espérances de son public, il y aura fort à parier qu’il sera plus convaincant que le diseur de vérité. Il aura même la vraisemblance de son côté puisque l’élément de surprise – l’un des traits les plus marquants de tous les évènements – a providentiellement disparu […] Le mensonge organisé tend toujours à détruire tout ce qu’il a décidé de nier ; bien que seuls les gouvernements aient consciemment adopté le mensonge comme premier pas vers le meurtre

[…]

Le menteur de sang-froid [par opposition à celui qui se ment à lui-même] reste au fait de la distinction entre vrai et faux, et ainsi la vérité qu’il est en train de cacher aux autres n’a pas été éliminée complètement du monde, elle a trouvé son dernier refuge dans le menteur.

[…]

La vérité, quoique sans pouvoir et toujours défaite quand elle se heurte de front avec les pouvoirs en place quels qu’ils soient, possède une force propre : quoi que puissent combiner ceux qui sont au pouvoir, ils sont incapables d’en découvrir ou inventer un substitut viable. La persuasion et la violence peuvent la détruire, mais ils ne peuvent pas la remplacer.

[…]

Éminents parmi les modes existentiels du dire-la-vérité sont la solitude du philosophe, l’isolement du savant et de l’artiste, l’impartialité de l’historien et du juge, et l’indépendance du découvreur de fait, du témoin et de reporter. Ces modes de l’être-seul diffèrent à beaucoup d’égards, mais ils ont en commun qu’aussi longtemps que l’un deux perdure aucun engagement politique, aucune adhésion à une cause n’est possible. […] Cela est la racine de ce qu’on nomme l’objectivité – cette passion curieuse […] pour l’intégrité intellectuelle à tout prix.

[…]

La transformation du matériau brut donné des simples évènements que l’historien, comme le romancier […] doit effectuer est étroitement apparentée à la transfiguration poétique des états d’âmes ou des mouvements du cœur – la transfiguration de la douleur en lamentation ou de l’allégresse en célébration, […] mise en œuvre d’une catharsis, purification ou purgation de toutes les passions qui peuvent empêcher l’homme d’agir.


« Tous les chagrins peuvent être supportés si on les transforme en histoire sur eux »

« À la fin nous aurons le privilège de voir et de revoir cela – et c’est ce que l’on appelle le jour du jugement. »


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