La crise de la culture / La crise de l’éducation - Hannah Arendt
Dès le début de cet essai Hannah met les
pieds dans le plat : on n’éduque pas les enfants « innocemment »,
en leur apprenant des choses purement utiles et sans orientation idéologique.
L’éducation est une longue et puissante œuvre de propagande et d’endoctrinement,
de construction pure et simple d’une société que l’on souhaite toujours
nouvelle et bien sûr meilleure. Rappelez-vous : l’histoire est écrite par les vainqueurs et ce sont eux aussi qui conçoivent les programmes
scolaires. Elle nous donne pour illustrer son propos divers exemples : les
États-Unis et les gouvernements dictatoriaux de son époque. Je ne suis pas
prête d’oublier « l’aspect positif de la colonisation » en
histoire-géo et autre « éviter le catastrophisme » en éducation au
développement durable (quand l’éducation à l’environnement a disparu). Bien sûr
qu’on nous manipule. Tous petits déjà.
Et oh dis donc, après environ 240 pages de
masculin-l-emporte et de h minuscule à tous les étages, le mot
« femme » re-réapparait. Juste après le mot « émancipation ».
V. La crise de l’éducation
V.
La crise de l’éducation
Au lieu de se joindre à ses
semblables en s’efforçant d’agir par persuasion et en courant le risque
d’échouer, on intervient d’une façon dictatoriale, qui se fonde sur la
supériorité absolue de l’adulte, et on essaie de mettre en place le nouveau
comme un fait accompli, c’est-à-dire comme s’il existait déjà. C’est pour cela
qu’en Europe ce sont surtout les mouvements révolutionnaires à tendance
tyrannique qui croient que pour mettre en place de nouvelles conditions il faut
commencer par les enfants, et ce sont ces mêmes mouvements qui, lorsqu’ils
accédaient au pouvoir, arrachaient les enfants à leurs familles et se bornaient
à les endoctriner. L’éducation ne peut jouer aucun rôle en politique, car en
politique c’est toujours à ceux qui sont déjà éduqués que l’on a affaire.
[…]
On prétend éduquer alors qu’en fait
on ne veut que contraindre sans employer la force. Celui qui veut vraiment
créer un nouvel ordre politique par le moyen de l’éducation, c’est-à-dire en ne
faisant appel ni à la force ni à la contrainte, ni à la persuasion, celui-là
doit se rallier à la terrible conclusion platonicienne : bannir tous les
vieux de l’État à créer. Mais en réalité on se refuse à accorder à ces mêmes
enfants, dont on souhaite faire les citoyens d’un utopique lendemain, le rôle
qui sera le leur dans le corps politique. […] C’est bien le propre de la
condition humaine que chaque génération nouvelle grandisse à l’intérieur d’un
monde déjà ancien, et par suite former une génération nouvelle pour un monde
nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurs
chances d’innover.
[…]
Il existe un monde de l’enfant et
une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la
mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se
borner à assister ce gouvernement. C’est le groupe des enfants lui-même qui
détient l’autorité qui dit à chacun des enfants ce qu’il doit faire et ne pas
faire. [L’adulte] ne peut que lui dire de faire ce qui lui plait et puis
empêcher le pire d’advenir. […] Affranchi de l’autorité de l’adulte, l’enfant
n’a pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment
tyrannique : la tyrannie de la majorité. […] Les enfants ont tendance à
réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance
juvénile, et souvent un mélange des deux.
[…]
On considèrerait que le jeu est le
mode d’expression le plus vivant, et la manière la plus appropriée pour
l’enfant de se conduire dans le monde. […] Il est parfaitement clair que cette
méthode cherche délibérément à maintenir, autant que possible, l’enfant plus
âgé au niveau infantile. Ce qui, précisément devrait préparer l’enfant au monde
des adultes, l’habitude acquise peu à peu de travailler au lieu de jouer est
supprimée au profit de l’autonomie de monde de l’enfance. […] On l’exclut du
monde des adultes.
[…]
Sans
qu’il y ait là rien d’évident, la particularité de la société moderne est de
considérer la vie, c’est-à-dire la vie terrestre de l’individu aussi bien que
celle de la famille, comme le plus grand des biens ; et c’est pour cette
raison qu’à la différence de tous les siècles précédents la société moderne a affranchi
cette vie ainsi que toutes les activités qui la préservent et l’enrichissent du
secret de l’intimité pour l’exposer à la lumière du monde public. C’est la
véritable signification de l’émancipation des femmes et des travailleurs, non
comme personnes, mais dans la mesure où ils remplissent une fonction nécessaire
dans le processus vital de la société. Les derniers à être touché par ce
processus d’émancipation furent les enfants et ce qui justement pour les femmes
et les travailleurs avait signifié une véritable libération – car ce n’était
pas seulement des femmes et des travailleurs, mais aussi des personnes, qui
pouvaient donc prétendre légitimement accéder au monde public, c’est-à-dire
avait le droit de regard sur lui et de s’y faire voir, d’y parler et d’y être
entendus – fut un abandon et une trahison dans le cas des enfants qui sont
encore au stade où le simple fait de vivre et de grandir a plus d’importance
que le facteur de la personnalité.
[…]
Dans la mesure où l’enfant ne
connaît pas encore le monde, on doit l’introduire petit à petit ; dans la
mesure où il est nouveau on doit veiller à ce que chaque nouvelle chose mûrisse
en s’insérant dans le monde tel qu’il est.
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