Parole de femme - Annie Leclerc




Une lecture thérapeutique : une écriture qui parle à une époque où les femmes commençaient tout juste à parler. Annie Leclerc donne de la voix pour une petite leçon de pensée féministe.

À propos du masculin qui l’emporte, à propos de la jouissance qui éjacule et éjacule seulement, à propos des tabous, à propos de maître et de maison, de grands hommes et de héros, leur mépris de la vie et leur peur de la mort, à propos d’amour et de soumission, à propos de virilité et de féminité. Parlons-en.




L’HOMME ET LE MONDE

Rien n’existe qui ne soit le fait de l’homme, ni pensée, ni parole ni mot. Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme, pas même moi. Surtout pas moi. […] Toute femme qui veut tenir un discours qui lui soit propre ne peut se dérober à cette urgence extraordinaire : inventer la femme.
[…]
Qui parle dans les gros livres sages des bibliothèques ? Qui parle au Capitole ? Qui parle au temple ? Qui parle à la tribune et qui parle dans les lois ?
Les hommes ont la parole. Les paroles des hommes ont l’air de se faire la guerre. C’est pour faire oublier qu’elles disent toutes la même chose : notre parole d’homme décide. Le monde est la parole de l’homme. L’homme est la parole du monde.
[…]
On peut bien écrire : tout homme est Homme. Mais pas : toute femme est Homme. Ce n’est pas seulement drôle, c’est incompréhensible. Je suis comme les autres, je parle la langue des hommes. La différence entre homme et Homme est inaudible. […] Une femme n’est pas un homme, donc pas un Homme.
[…]
L’universalité fut désormais leur tour favori. Le décret parut légitime et la loi parut bonne : une parole pour tous. Si la parole est unique, un seul peut la parler. L’homme.
Mais ce n’est pas sans peine qu’ils parviennent à convertir en justice la tyrannie de l’universalité. Ils ont conçu leur machine de guerre (qu’ils ne cessent d’ailleurs de mettre au point à travers les siècles tant elle est bancale) : le logos. Et la fonction la plus durablement appréciée a été celle de logomachiniste.
[…]
Ce monde bête, militaire et qui sent mauvais marche tout seul à sa ruine. […] Ne t’approprie pas la parole de l’homme pour guerroyer avec elle. Ne réclame pas ce dont l’homme jouit car ce n’est rien d’autre que les armes de ton oppression. Ne réclame pas ta part d’un festin qui n’est que de charognes.
[…]
Que je dise d’abord d’où je tiens ce que je dis. Je le tiens de moi, femme, et de mon ventre de femme. […] Qui m’aurait dit, pourrai-je jamais dire, de quels mots le tisserai-je, le bonheur si bouleversant de la grossesse, le bonheur si déchirant, immense de l’accouchement.
Voilà comment j’appris d’abord que mon sexe de femme était le lieu de fêtes dionysiaques de la vie. J’ai regardé alors du côté de l’homme. Pour lui, une seule fête du sexe : le coït. Des autres fêtes, celles multiples de mon sexe, il ne voulut pas entendre parler. On n’en parla pas. Et cette unique fête à laquelle il était convié, il la voulut pour lui tout seul. Il exigea de ma présence nécessaire qu’elle fût discrète et seulement dévouée à la fête de l’homme. Il décréta qu’il n’y avait qu’une seule fête du sexe et qu’elle était virile.
[…]
Il faudra bien divulguer ce que vous avez mis au secret avec tant d’acharnement, car c’est là que se fondent toutes nos autres répressions. Tout ce qui était nôtre sans être vôtre, vous l’avez converti en souillure, en douleurs, en devoir, en chiennerie, en petitesse, en servitude. Après nous avoir réduites au silence, vous pouviez faire de nous tout ce qui vous convenait, domestique, déesse, jouet, mère-poule ou femme fatale. La seule chose que vous nous ayez jamais demandé avec une réelle insistance, c’est de nous TAIRE ; à vrai dire on ne peut guère exiger davantage ; au-delà c’est la mort qu’il faut exiger.
[…]
C’est d’abord à la lumière de vos bons principes de justice que tous les pauvres bougres apprennent à lire le malheur et l’injustice de leur condition. Voilà comment on se réveille, avec la maladresse inévitable des membres engourdis. L’éveil véritable est à venir ; il se prépare.
[…]
Pendant que triomphalement vous, vous nous teniez tête, nous, nous tenions le coup.

 ***

Il ne faut pas faire la guerre à l’homme. C’est son moyen à lui de gagner sa valeur. […] J’ai remarqué que les hommes souriaient d’aise à la rébellion féminine et finement jouissaient de leurs morsures ; ils voyaient dans notre colère l’expression d’une suprême et malheureuse dévotion envers leurs valeurs auxquelles nous n’aurions jamais accès.
[…]
Maître, le voilà le maître mot de toutes nos soumissions à la grandeur de l’homme. […] Si j’ouvre mon pense-bête au mot maître, j’apprends que le maître est « celui qui commande, soit de droit, soit de fait ». Comme si ça n’était pas exactement la même chose. […]

Mais comme on ne commande qu’à ceux qui obéissent, il a d’abord fallu convaincre d’obéissance ceux qui auraient tenté d’agir et de parler pour eux-mêmes. […] Il a fallu les posséder.
Il n’y a pas de maître de fait, il n’y a que des maîtres voleurs, violeurs et usurpateurs. Maîtres de la vie et de la mort, maître d’école et maître de famille, maître des arts et des lettres, maître des lois, maître de soi et maître-queue, il n’y a qu’un seul maître, celui qui possède. Le maître n’est rien d’autre qu’un propriétaire.
Le maître a la libre disposition et jouissance de ses biens, terres, nègres, chevaux, femmes, disciples, Arabes […].
Alors je sais ce que l’homme aime en lui et dont il a fait l’objet de tous nos respects : ce sont les vertus du conquérant et du propriétaire. Il lui fait de la force pour vaincre, de la grandeur pour posséder impunément. […]
Quand on comprend ce que veut le héros, on comprend aussi qu’il ne soit jamais content. Il sait qu’il va mourir un jour, est c’est pour lui une idée intolérable. Parce qu’après la mort le monde va continuer de tourner. Monde riche et plein de tout ce que le héros n’a pu posséder ; mais aussi, ô cruauté, de tout ce qu’il avait réussi à posséder.
La mort lui volera impitoyablement ce qu’il considère comme son bien, réel ou putatif, et la mort est son plus haut tourment.
C’est la mort qui donne la fièvre au héros. Pas la vie, qui le laisse froid.
[…]
La mort, une défaite ? Et monstrueuse encore ?
Mais qui donc se fait juge de la monstruosité de la mort ? Comment, au nom de quoi, nous qui sommes mortels, pouvons-nous qualifier la mort de monstrueuse ? Et il y aurait de la grandeur là-dedans ?
[…]
Ainsi la question : la vie vaut-elle ou ne vaut-elle pas la peine d’être vécue, n’est pas la plus profonde des questions de l’homme, la question des questions, c’est l’expression la plus profondément bête, et comme son image indépassable, d’une pensée corrompue de raison.
Comme si quelque chose pouvait valoir hors de la vie […].

***

Impossible de confondre la femme avec les autres exploités du monde, peuples et travailleurs. […] La domination du maître sur l’exploité est immédiatement assurée (sinon toujours garantie) par l’état de misère auquel il l’a réduit. […]
La femme est bel et bien opprimée, mais d’une toute autre façon. […]
La soumission, qui chez l’exploité relève de la nécessité, doit donner chez elle l’apparence d’un acte libre, fruit du respect et de l’amour qu’elle éprouve pour le maître.
Si ça marche, et ça n’a que trop bien marché jusqu’à présent, le maître a de quoi être content, totalement content.
— La femme est soumise ; une de plus.
— Il se sent dénué de responsabilité dans cette affaire puisque c’est elle qui s’est soumise.
— Elle devient, et c’est le plus important, sa complice fervente dans l’oppression du faible.
— Elle consacre enfin la valeur du maître qui jusqu’alors pouvait rester problématique.
Il est vrai que la femme a été aveuglée et corrompue par le pouvoir du maître. Il est vrai aussi qu’elle a été la complice la plus acharnée de l’homme fort dans toutes ses manœuvres de pillard, d’oppresseur, de tyran et d’assassin. Sans son approbation silencieuse ou active, le maître n’aurait jamais été le maître qu’il est.
[…]
Si la vertu de l’homme est la force, la vertu de la femme s’appelle dévouement. […]
Ainsi, tout ce qui revient à la femme, soit culturellement comme les soins ménagers et ceux des enfants, soit naturellement comme la maternité, doit être accompli par et avec dévouement.
L’homme sait se passer du travail de la femme (il l’entretient volontiers à ne rien faire quand il en a les moyens), il ne saurait se passer de son dévouement.
Or le dévouement ne va pas de lui-même, ou n’est pas tangible, s’il ne s’exprime quelque part sous forme d’abnégation, de peine et de sacrifice ?
Les conséquences sont alors faciles à déchiffrer.
Il a fallu que les travaux domestiques soient vécus comme bas, ingrats, que les soins des enfants soient portés comme peine et usure, que les règles soient indisposition et souillure, la grossesse fardeau, l’accouchement l’image même de la douleur : comme le Christ par sa passion témoigne de son amour des hommes, il a bien fallu que la femme souffre pour témoigner de sa reconnaissance.
Reconnaître le statut de maître c’est aussi et d’un même élan charger de valeur hautement positive le rôle qu’il joue dans la société et les fonctions qu’il y exerce.
[…]
Ainsi l’ensemble de ce que ne fait pas l’homme dans la société est indigne de lui. Si c’est indigne de lui, ce doit être parce que c’est médiocre, sale, douloureux, ingrat.
Mais comme les tâches, travaux ou faits sexuels de la femme sont nécessaires à la société d’une part et à la preuve de reconnaissance de l’autre, il faut bien que ces tâches soient dignes de quelqu’un : elles le sont donc de la femme.
C’est là que s’articule la dévalorisation de la femme et son statut d’infériorité, dans la dépréciation, le mépris, le dégoût de tout ce qui lui est, soit traditionnellement, soit naturellement imparti.
[…]
Et le premier ingrédient qui compose notre poison est notre valeur, capacité aux plus grands sacrifices, haute vertu du dévouement, généreuse puissance de l’abnégation et du silence.
Et le deuxième ingrédient de notre poison, qui n’agit véritablement que soutenu par le premier, est celui de notre beauté, non pas comme un fait incontestable, mais comme un ultimatum ancré en nous-mêmes. Si tu n’es ni jeune ni belle (les deux conditions sont exigées), tu n’es plus ou pas véritablement femme, c’est-à-dire pour l’homme.

***

Si le maître doit être renversé, méprisé, bafoué, ce n’est pas parce qu’il détient à lui seul un bien qui devrait revenir à d’autres, c’est parce qu’il est seul à énoncer dans la dictature de ses pratiques et de ses paroles de fausses et haïssables valeurs.
Ce que je sais aussi, c’est qu’il ne suffit pas d’inventer de nouvelles valeurs pour compromettre celles du maître.
Je sais bien que je ne peux rien contre les violences du maître, tout enrobées qu’elles sont du masque d’ordre, de justice et d’intérêts des peuples, lorsque je parle d’autres valeurs que les siennes, des valeurs jaillies de la vie et du droit au bonheur de vivre.
Je sais bien que seules la colère et la détermination fraternelles des opprimés peuvent avoir raison enfin de l’oppression du maître.
Mais le cœur, le cœur à l’ouvrage, qui nous le donnera si nous ne l’attisons nous-mêmes ? Il faut du cœur au ventre de la colère et de la lutte.
[…]


Les hommes ont inventé le monde, renversé les montagnes et tracé les sillons, ils ont dressé leur sexe et bandé leurs muscles, ils ont fabriqué le monde de leur sang, leur sueur, leur sperme, ils l’ont coulé dans les moules de l’ordre, de la tyrannie et de l’oppression ; et vous femmes, qu’avez-vous fait ?
Oh ! oui, je sais, vous avez souffert en silence, vous avez saigné vous aussi, et bien sué, et pleuré et gémi, mais ni vos larmes, ni votre sueur, ni votre sang, ni votre courage n’ont jamais compté pour rien. Vous avez accepté que tout cela ne compte pas.
[…]
Car vous, comment avez-vous répondu à ces superbes condamnations et damnations ? Quelle fut triste et pitoyable votre réponse ! Vous avez fait de votre sang, votre gésine, de votre lait, des choses anodines, des choses de passage, de pauvres choses à laisser de côté, à souffrir en silence, des choses à supporter, comme les maladies, les rages de dents, ou les boutons sur la figure… […] nous nous sommes laborieusement et systématiquement gommées.
[…]
Ils ont inventé toute la sexualité dans le silence de la nôtre. Si nous inventons la nôtre, c’est toute la leur qu’il leur faudra repenser. Les hommes n’aiment pas les femmes, pas encore, ils les cherchent, ils les désirent, ils les vainquent, ils ne les aiment pas.


RÉPARTITION DES TÂCHES

Je ne dis pas aux femmes, soyez heureuses, mais seulement, savez-vous que vous pourriez l’être ?
Mais il faut connaître aussi tout ce qui interdit le bonheur de la femme, et qui n’est pas seulement son oppression économique, conjugale et familiale.
On sait bien, parce que ce n’est que trop évident, que le bonheur est refusé aux femmes accablées de tâches et de soucis qui diffèrent indéfiniment et pratiquement jusqu’à la mort la jouissance de la vie. […] Quand pourrait-elle-même entrevoir la possibilité du bonheur lorsque la course épuisante, parer au plus pressé, s’ajoute à la peine et l’humiliation d’un travail sous-payé ? […]
Tout ça on est bien obligé de le savoir, parce que ça ne peut pas se cacher, parce que ça se voit.
Mais sait-on assez tout ce qui interdit encore, et peut-être plus radicalement le bonheur de la femme ? Sait-on bien l’ampleur d’une tyrannie qu’on ne voit pas, parce qu’on ne voit ni celui qui l’exerce, ni comment il l’exerce, ni ce sur quoi précisément il l’exerce ?
Sait-on bien que, exclue de son corps, tenue dans l’ignorance des jouissances qu’il recèle, c’est l’aptitude même au bonheur qui lui fait défaut ?
Si les femmes sont si peu militantes, si aveuglément conservatrices, n’est-ce pas aussi parce qu’elles sont incapables de concevoir ce que pourrait être leur bonheur de vivre ?
[…]
Tant que nous serons complices quelque part des oppressions de l’homme, tant que nous les répéterons sur nos enfants, fabriquant en veux-tu en voilà de vigoureux oppresseurs ou de dociles opprimés, jamais, jamais nous ne serons libres...

***

Il est évidemment abusif d’affirmer un ordre dans la détermination, quand les trois termes du malheur féminin, infériorité, sort misérable, exploitation sont étroitement mêlés et se soutiennent mutuellement. […] Car le dégoût pour tout ce qui s’attache à la femme, la répugnance pour tout ce qui se désigne, naturellement ou culturellement, comme « féminin », est le véritable ciment entre l’idée de son infériorité et le fait de son exploitation.
[…]
Pour eux, tout ce qui s’attache à la femme, par nécessité, accident ou convention, se teinte immédiatement d’ingratitude, de bassesse. Jamais ne leur vient à l’esprit que les tâches les plus prestigieuses, réservées aux hommes, ne brillent de tout leur éclat qu’autant que les femmes en sont exclues.
[…]
Ce qui est humiliant, c’est de faire un travail qu’aucun homme ne consentirait à faire, de faire un travail qu’au moins la moitié de l’humanité regarde de haut, ne regarde même pas.
Ce qui est harassant, si pénible et douloureux c’est que ces tâches, à force d’être dégradées, déconsidérées, s’accumulent entre les seules mains des femmes, et qu’elles s’y épuisent véritablement happées dans un engrenage de nécessités auxquelles elles ne peuvent échapper.

***

Si tant est que la division et répartition des tâches et rôles se soit faite originellement de façon judicieuse et rationnelle (hypothèse vraisemblable mais non certaine), il est simple de montrer qu’il est plus commode, plus intéressant pour la communauté que les femmes retenues au logis par les soins nécessaires aux petits enfants soient chargées également des tâches qui exigent la présence, ou que la présence rend possibles (entretien des lieux ou réfection des vêtements etc.). Plus commode, plus intéressant pour la communauté que les hommes, plus indépendants vis-à-vis de leur corps (pas de règles, de grossesse, d’allaitement) soient chargés des travaux extérieurs qui exigent aussi plus de force physique (chasse pêche, métallurgie, agriculture).
L’hypothèse de départ étant admise, on n’a non plus aucun mal à comprendre pourquoi ce sont les hommes, et non les femmes, qui font la guerre, et cela toujours pour les mêmes raisons.
Cependant, cela étant posé, ou présupposé, le problème reste entier. Comment, à partir de différences entre l’homme et la femme dont aurait su tirer parti dans une judicieuse organisation du travail, a pu naître l’idée de l’infériorité de la femme, et la réalité de son oppression ?
[…]
Il y a deux façons de dire que la réponse à ces questions va de soi :
En posant qu’une réelle supériorité de l’homme suffit à justifier le reste.
En admettant, ce qui n’est finalement qu’une variante, que la supériorité physique de l’homme s’est muée par une sorte de progression naturelle en pouvoir d’oppression des autres et glorification de soi.
En effet, ce raisonnement n’est possible que parce qu’il s’appuie sur l’idée d’une infériorité physique de la femme, dont le critère d’appréciation est la seule force physique (celle d’abattre des arbres, de courir, de soulever des pierres, etc.). Mais si l’on veut bien considérer que la capacité de perpétuer la vie, d’enfanter et de nourrir l’enfant, est une capacité physique, la supériorité physique de la femme est alors évidente. […]
Ce qu’il faudrait comprendre c’est pourquoi, comment, à partir de capacités physiques certainement différenciées, mais qui ne peuvent se penser d’emblée en termes d’inégalité (pas de référent communs qui les puisse mesurer), l’un des termes de la différence s’est trouvé hautement valorisé par rapport à l’autre. Car rien, a priori, ne permet de comprendre pourquoi ce terme-ci plutôt que celui-là. Pourquoi le pénis plutôt que le vagin ?
[…]
Pourquoi celui qui sert l’autre est-il le domestique, celui qui est attaché aux tâches quotidiennes de la maison, et pas plutôt celui qui va chercher la nourriture, la produit, forge les métaux, repousse l’agresseur ou agresse à son tour, au péril de sa vie, qui n’est alors que le moyen, l’instrument propre à préserver ou agrandir le domaine de la communauté ?
Pourquoi la femme a-t-elle été décrétée au service de l’homme et pas l’inverse ? Pourquoi fallut-il que l’un fût au service de l’autre ?
Comme tout cela ressemble à l’aigre et fielleuse vengeance de l’impuissant…
Comment espérer une juste réponse aux questions que je pose ? Elles sont notre nuit même. Elles n’ont pour elles que la religieuse parole des mythes.
[…]
Toute l’histoire de l’homme consiste à instaurer un domaine d’activité dont il écarte les femmes, puissance, jusqu’alors triomphante des femmes. À inventer, à prendre la parole.


JOUISSANCE ET SEXUALITÉ

Je ne peux m’empêcher de rire, vraiment de rire, devant l’énormité, et du succès auprès des sommités intellectuelles, de ce qu’il dit, sous couvert de science, du malheur d’être femme. Que je découvre dans l’angoisse et le désespoir mon absence de pénis ? Moi ? Et qu’il me faudra porter ma vie durant cette absence comme la croix de mon humilité ? Franchement, de qui se moque-t-on ? Est-ce de la femme ? N’est-ce pas plutôt de l’homme lui-même qui se voit obligé, contraint de répandre, avec tout l’appareil pontifiant de la théorie, de telles contre-vérités ?
Faut-il qu’elle ait été lourde la peine d’être homme au ventre toujours vide, au ventre muet, au ventre qui ne saura jamais nourrir que les vers, pour avoir tenté de convaincre par la plus captieuse des théories que j’enviais son sort !
[…]
Je regarde les graffitis anonymes des toilettes publiques, du métro, des coins obscurs. Je vois des seins de femmes, des clitoris, des vulves, des fesses de femmes, les poils de son pubis ; je ne vois jamais de l’homme qu’un sexe énorme, dilaté, comme extrophié. À feuilleter les illustrés dits pornographiques, il semble que la femme est d’elle-même sexuée, mais que l’homme ne l’est qu’à condition d’être en érection.
L’homme ne parviendrait-il à se percevoir homme que dans l’instant éphémère de son apothéose ? […]
Tout se passe comme si l’homme manquait d’une représentation de lui-même qui intègre de façon permanente et continue sa sexualité. Entre le moment où il bande et celui où il ne bande pas s’inscrit le schisme entre deux images de lui-même, l’une à laquelle il voudrait s’identifier, car c’est là seulement qu’on le reconnait dans sa détermination spécifiquement sexuelle, et l’autre où il s’égare angoissé dans l’indéterminé.
[…] On peut dire de la femme qu’elle est sensible, accueillant, sans menace pour elle, le divers, le fantasque, mystérieuse, faible, résistante, généreuse, égoïste, bref indéterminée ; on peut dire de la femme tout et n’importe quoi, sans crainte de voir pour autant s’évaporer son être de femme. […]
Aux femmes le luxe de pouvoir broder indéfiniment sur la toile aux mille nuances de « l’insondable » âme féminine. Aux hommes la glaciale nudité de l’impératif catégorique du « il faut » du « sois viril » si tu es un homme.
[…]
Comme si, alors que la femme se justifierait d’elle-même, l’homme ne serait justifiable de lui-même que sous certaines conditions. […]
D’où la volonté de pratiquer un certain nombre de vertus qui paradoxalement seraient le propre de l’homme, et permettraient en retour de le définir.

[…]

Une femme fait l’amour et ne jouit pas ; elle n’en fait pas une maladie, elle s’en fiche en quelque sorte, elle dispose d’un tas d’explications possibles, elle est fatiguée, elle n’en avait peut-être pas tellement envie au fond, son partenaire est inhabile etc. mais elle n’en choisit généralement aucune, elle laisse courir.
Pour lui c’est une vraie catastrophe, un fiasco, le ratage de son être d’homme. Quelle terreur l’empoigne quand il va jusqu’à penser qu’un jour, peut-être, il ne pourra plus baiser. […] Il faut avoir vu de près, un jour, un homme que cette pensée traverse, pour pressentir tout le malheur stupide de l’homme… Comment ne pas vouloir un monde où l’on pourrait faire aussi l’économie de ce malheur ?

***

Oui bien sûr, immense est la répression sexuelle qui ne tolère la sexualité que sous l’espèce et la coupe du mâle désir, mais c’est plus largement encore que l’homme réprime.
[…]
Tout ce qui est jouissance il l’a enfermé dans le camp concentrationnaire et finalement exterminatoire de sa sexualité.
[…]
Votre désaveu de la vie, votre condamnation de la jouissance, est général. Et l’exception que vous faites pour la jouissance sexuelle ne cesse d’être ambiguë. Vous lui accordez un intérêt éminent, mais c’est aussi pour la priver de tout ce qui l’apparente et la relie à toutes les autres formes de jouissances heureuses de la vie.
L’acte sexuel a pourtant (comment l’oublier ?) ce privilège extraordinaire, outre sa dimension propre, de retrouver, de préfigurer et finalement accomplir en son lieu propre la totalité des jouissances possibles de la vie, le toucher, le voir, l’entendre, le parler, le sentir, mais encore le boire, le manger, le déféquer, le connaître, le danser…
[…]
Vous n’aimez le plaisir que dans la mesure où il vous distrait de la souffrance, de l’angoisse, de votre peine profonde de vivre, mais jamais le plaisir ne vous a inspirés.
[…]
Plus la jouissance est simple (manger, boire, uriner, déféquer, toucher, entendre ou même être là) et moins elle vous parle. Plus la jouissance est fulgurante, indubitable (l’orgasme), plus vous l’empoisonnez d’interdits, de malédictions. Mais plus la jouissance est rieuse, désintéressée, hors du projet, de l’entreprise, de la conquête et du faire, et plus vous la couvrez de votre immense dédain.
[…]
Plu l’attention se fait rigoureuse, profonde, plus il apparait que c’est précisément ce dont les femmes ont été le plus intimement privées (sans doute parce qu’elles étaient particulièrement douées pour ça) : la jouissance de vivre, qui devra être retrouvé, inventé, rendu ; et pas seulement à elles, mais à la terre entière, hommes, enfants, adolescents, vieillards.
Il est fini le temps des femmes toujours à la traîne des révolutions-circonvolutions de l’homme en lutte contre lui-même.
De la vraie révolution à venir, elles seront le cœur, ou comme on dit le foyer, lumière et chaleur et vie promulguée.

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