La crise de la culture / La crise de la culture - Hannah Arendt



Cet essai passe à la moulinette les notions de culture de masse et de société de consommation, qui commençaient alors à pointer leur nez. L’artiste en prend pour son grade comme premier ouvrier de la massification de l’art. Mais à qui la faute ? Au philistin !

Avec à la fin une petite leçon sur l’art de penser par soi-même.

VI. La crise de la culture 

VI. La crise de la culture

Le dernier individu à demeurer dans une société de masse semble être l’artiste. […] Notre intérêt pour l’artiste n’est pas tant axé sur son individualisme subjectif que sur ce fait qu’il est, après tout, producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et le témoignage durable de l’esprit qui l’anime.

[…]

Ce peut être aussi utile, aussi légitime de regarder un tableau en vue de parfaire sa connaissance d’une période donnée, qu’il est utile et légitime d’utiliser une peintre pour boucher un trou dans un mur. Dans les deux cas on utile l’objet d’art à des fins secondes. Tout va bien tant qu’on demeure averti que ces utilisations […] ne constituent pas la relation appropriée avec l’art. L’ennui avec le philistin cultivé n’est pas qu’il lisait les classiques, mais qu’il le faisait poussé par le motif second de perfection personnelle, sans être conscient le moins du monde que Shakespeare ou Platon pourraient avoir à lui dire des choses d’une autre importance que comment s’éduquer lui-même.

[…]

L’industrie des loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaitre ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver un matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel, il faut le modifier pour qu’il devienne loisir, il faut le préparer pour qu’il soit facile à consommer.

La culture de masse apparait quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui, comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. […] Leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés – réécrits, condensés, digérés, réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en image. […] La culture se trouve détruite pour engendrer le loisir.

[…]

Croire qu’une telle société deviendra plus « cultivée » avec le temps et le travail de l’éducation est, je crois, une erreur fatale. Le point est qu’une société de consommateurs n’est aucunement capable de savoir prendre en souci un monde et des choses qui appartiennent exclusivement à l’espace de l’apparition au monde, parce que son attitude centrale par rapport à tout objet, l’attitude de la consommation, implique la ruine de tout ce qu’elle touche.

[…]

Pour voir la faculté de juger dans sa perspective propre, et pour comprendre qu’elle implique une activité politique, plutôt que purement théorique, nous devons rappeler brièvement la philosophie politique de Kant : la Critique de la raison pratique, qui traite de la faculté législatrice de la raison. Le principe de législation, tel qu’il est établi dans l’ « impératif catégorique » – « agis toujours de telle sorte que le principe de ton action puisse être érigé en loi générale » – se fonde sur la nécessité de la pensée de s’accorder avec elle-même. […] Socrate, dont la doctrine centrale […] est contenue dans la phrase : « Comme je suis un, il vaut mieux pour moi être en désaccord avec le monde entier qu’être en désaccord avec moi-même. » […] [Dans La Critique du jugement] Kant a insisté sur une autre façon de penser, selon laquelle être en accord avec soi-même serait insuffisant : il s’agit d’être capable de « penser à la place de quelqu’un d’autre ». […] Cette pensée élargie qui en tant que jugement sait transcender ses propres limites individuelles, ne peut d’autre part fonctionner dans l’isolement strict ni dans la solitude, elle nécessite la présence des autres […] dont elle doit prendre les vue en considération, et sans lesquelles elle n’a jamais l’occasion d’opérer.



Avez-vous remarqué comme notre société (et spécifiquement le monde politique) adoÔore la culture, l’art, mais méprise celleux qui la font, les artistes ? Comme persuadés qu’il faut les laisser livrer à leur misère pour qu’il fasse jaillir leur génie, avec tout le mépris qu’on accorde aux fait-néant qui feignent de faire ? Le mépris pour celui qui fabrique avec ses mains, celui qui ne passe son temps qu’à penser avec sa tête ? Accordera-t-on un jour ce violon-là ? Peut-il l’être ? Vous avez deux heures.



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La réponse est non : la société et surtout la société politique auront toujours peur de l’artiste et du penseur qui, s’ils ne sont pas occupés à leur cirer les pompes, pourraient bien s’occuper à leur casser les pieds.


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