La Petite Sirène / Hans Christian Andersen (II)
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Elle avait toujours été
silencieuse et réfléchie ; à partir de ce jour, elle le devint encore
davantage. Ses sœurs la questionnèrent sur ce qu’elle avait vu là-haut, mais
elle ne raconta rien.
Plus d’une fois, le
soir et le matin, elle retourna à l’endroit où elle avait laissé le prince.
Elle vit mûrir les fruits du jardin, elle vit fondre la neige sur les hautes
montagnes, mais elle ne vit pas le prince ; et elle retournait toujours plus triste au fond de la mer. Là, sa seule consolation était de
s’asseoir dans son petit jardin et d’entourer de ses bras la jolie statuette de
marbre qui ressemblait au prince, tandis que ses fleurs négligées, oubliées,
s’allongeaient dans les allées comme dans un lieu sauvage, entrelaçaient leurs
longues tiges dans les branches des arbres, et formaient ainsi des voûtes
épaisses qui obstruaient la lumière.
***
Enfin cette existence
lui devint insupportable ; elle confia tout à une de ses sœurs, qui le raconta
aussitôt aux autres, mais à elles seules et à quelques autres sirènes qui ne le
répétèrent qu’à leurs amies intimes. Il se trouva qu’une de ces dernières,
ayant vu aussi la fête célébrée sur le vaisseau, connaissait le prince et
savait l’endroit où était situé son royaume.
« Viens, petite sœur, »
dirent les autres princesses ; et, s’entrelaçant les bras sur les épaules,
elles s’élevèrent en file sur la mer devant le château du prince.
Ce château était
construit de pierres jaunes et luisantes ; de grands escaliers de marbre
conduisaient à l’intérieur et au jardin ; plusieurs dômes dorés brillaient sur
le toit, et entre les colonnes des galeries se trouvaient des statues de marbre
qui paraissaient vivantes. Les salles, magnifiques, étaient ornées de rideaux
et de tapis incomparables, et les murs couverts de grandes peintures. Dans le
grand salon, le soleil réchauffait, à travers un plafond de cristal, les
plantes les plus rares, qui poussaient dans un grand bassin au-dessous de
plusieurs jets d’eau.
Dès lors, la petite
sirène revint souvent à cet endroit, la nuit comme le jour ; elle s’approchait
de la côte, et osait même s’asseoir sous le grand balcon de marbre qui
projetait son ombre bien avant sur les eaux. De là, elle voyait au clair de la
lune le jeune prince, qui se croyait seul ; souvent, au son de la musique, il
passa devant elle dans un riche bateau pavoisé, et ceux qui apercevaient son
voile blanc dans les roseaux verts la prenaient pour un cygne ouvrant ses
ailes.
Elle entendait aussi
les pêcheurs dire beaucoup de bien du jeune prince, et alors elle se
réjouissait de lui avoir sauvé la vie, quoiqu’il l’ignorât complètement. Son
affection pour les hommes croissait de jour en jour, de jour en jour aussi elle
désirait davantage s’élever jusqu’à eux. Leur
monde lui semblait bien plus vaste que le sien ; ils savaient franchir la mer avec des navires, grimper
sur les hautes montagnes au-delà des nues ; ils jouissaient d’immenses forêts
et de champs verdoyants. Ses sœurs ne pouvant satisfaire toute sa curiosité,
elle questionna sa vieille grand’mère, qui connaissait bien le monde plus
élevé, celui qu’elle appelait à juste titre les pays au-dessus de la mer.
« Si les hommes ne se
noient pas, demanda la jeune princesse, est-ce qu’ils vivent éternellement ? Ne
meurent-ils pas comme nous ?
— Sans doute, répondit
la vieille, ils meurent, et leur existence est même plus courte que la nôtre.
Nous autres, nous vivons quelquefois
trois cents ans ; puis, cessant d’exister, nous nous transformons en écume, car au fond de la mer ne se trouvent
point de tombes pour recevoir les corps inanimés. Notre âme n’est pas
immortelle ; avec la mort tout est fini. Nous sommes comme les roseaux verts
: une fois coupés, ils ne verdissent plus jamais ! Les hommes, au contraire, possèdent une âme qui vit
éternellement, qui vit
après que leur corps s’est changé en poussière ; cette âme monte à travers la
subtilité de l’air jusqu’aux étoiles qui brillent, et, de même que nous nous
élevons du fond des eaux pour voir le pays des hommes, ainsi eux s’élèvent à de
délicieux endroits, immenses, inaccessibles aux peuples de la mer.
— Mais pourquoi
n’avons-nous pas aussi une âme immortelle ? dit la petite sirène affligée ; je donnerais volontiers les centaines d’années qui me
restent à vivre pour être homme,
ne fût-ce qu’un jour, et participer ensuite au monde céleste.
— Ne pense pas à de
pareilles sottises, répliqua la vieille ; nous sommes bien plus heureux ici en
bas que les hommes là-haut.
— Il faut donc un jour
que je meure ; je ne serai plus qu’un peu d’écume ; pour moi plus de murmure
des vagues, plus de fleurs, plus de soleil ! N’est-il donc aucun moyen pour moi
d’acquérir une âme immortelle ?
— Un seul, mais à peu
près impossible. Il faudrait qu’un homme
conçût pour toi un amour infini,
que tu lui devinsses plus chère que son père et sa mère. Alors, attaché à toi
de toute son âme et de tout son cœur, s’il faisait unir par un prêtre sa
main droite à la tienne en promettant une fidélité
éternelle, son âme se
communiquerait à ton corps, et tu serais admise
au bonheur des hommes.
Mais jamais une telle chose ne pourra se faire ! Ce qui passe ici dans la mer
pour la plus grande beauté, ta queue de poisson, ils la trouvent détestable sur
la terre. Pauvres hommes ! Pour être beaux, ils s’imaginent qu’il leur faut
deux supports grossiers, qu’ils appellent jambes
! »
La petite sirène
soupira tristement en regardant sa queue de poisson.
« Soyons gaies ! dit la
vieille, sautons et amusons-nous le plus possible pendant les trois cents
années de notre existence ; c’est, ma foi, un laps de temps assez gentil, nous
nous reposerons d’autant mieux après. Ce
soir il y a bal à la cour. »
On ne peut se faire une
idée sur la terre d’une pareille magnificence. La grande salle de danse tout
entière n’était que de cristal ; des milliers de coquillages énormes, rangés de
chaque côté, éclairaient la salle d’une lumière bleuâtre, qui, à travers les
murs transparents, illuminait aussi la mer au dehors. On y voyait nager
d’innombrables poissons, grands et petits, couverts d’écailles luisantes comme
de la pourpre, de l’or et de l’argent.
Au milieu de la salle
coulait une large rivière sur laquelle dansaient les dauphins et les sirènes,
au son de leur propre voix, qui était superbe. La petite sirène fut celle qui
chanta le mieux, et on l’applaudit si fort, que pendant un instant la
satisfaction lui fit oublier les merveilles de la terre. Mais bientôt elle
reprit ses anciens chagrins, pensant au beau prince et à son âme immortelle.
Elle quitta le chant et les rires, sortit tout doucement du château, et s’assit
dans son petit jardin. Là, elle entendit le son des cors qui pénétrait l’eau.
« Le voilà qui passe,
celui que j’aime de tout mon cœur et de toute mon âme, celui qui occupe toutes
mes pensées, à qui je voudrais confier le bonheur de ma vie ! Je risquerais
tout pour lui et pour gagner une âme immortelle. Pendant que mes sœurs dansent
dans le château de mon père, je vais aller trouver
la sorcière de la mer,
que j’ai tant eue en horreur jusqu’à ce jour. Elle pourra peut-être me donner
des conseils et me venir en aide. »
Et la petite sirène,
sortant de son jardin, se dirigea vers les tourbillons mugissants derrière
lesquels demeurait la sorcière. Jamais elle n’avait suivi ce chemin. Pas une
fleur ni un brin d’herbe n’y poussait. Le fond, de sable gris et nu, s’étendait
jusqu’à l’endroit où l’eau, comme des meules de moulin, tournait rapidement sur
elle-même, engloutissant tout ce qu’elle pouvait attraper. La princesse se vit
obligée de traverser ces terribles tourbillons pour arriver aux domaines de la
sorcière, dont la maison s’élevait au milieu d’une forêt étrange. Tous les
arbres et tous les buissons n’étaient que des polypes, moitié animaux, moitié plantes,
pareils à des serpents à cent têtes sortant de terre. Les branches étaient des
bras longs et gluants, terminés par des doigts en forme de vers,
et qui remuaient continuellement. Ces bras s’enlaçaient sur tout ce qu’ils
pouvaient saisir, et ne le lâchaient plus.
La petite sirène, prise
de frayeur, aurait voulu s’en retourner ; mais en pensant au prince et à l’âme de l’homme,
elle s’arma de tout son courage. Elle attacha autour de sa tête sa longue
chevelure flottante, pour que les polypes ne pussent la saisir, croisa ses bras
sur sa poitrine, et nagea ainsi, rapide comme un poisson, parmi ces vilaines
créatures dont chacune serrait comme avec des liens de fer quelque chose entre
ses bras, soit des squelettes blancs de naufragés, soit des rames, soit des
caisses ou des carcasses d’animaux. Pour comble d’effroi, la princesse en vit
une qui enlaçait une petite sirène étouffée.
Enfin elle arriva à une
grande place dans la forêt, où de gros serpents de mer se roulaient en montrant
leur hideux ventre jaunâtre. Au milieu de cette place se trouvait la maison de
la sorcière, construite avec les os des naufragés, et où la sorcière, assise
sur une grosse pierre, donnait à manger à un crapaud dans sa main, comme les
hommes font manger du sucre aux petits canaris. Elle appelait les affreux
serpents ses petits poulets, et se plaisait à les faire rouler sur sa grosse poitrine spongieuse.
« Je sais ce que tu
veux, s’écria-t-elle en apercevant la princesse ; tes désirs sont stupides ; néanmoins je m’y prêterai, car
je sais qu’ils te porteront malheur.
Tu veux te débarrasser de ta queue de poisson, et la remplacer par deux de ces
pièces avec lesquelles marchent les hommes, afin que le prince s’amourache de
toi, t’épouse et te donne une âme immortelle. »
À ces mots elle éclata
d’un rire épouvantable, qui fit tomber à terre le crapaud et les serpents.
« Enfin tu as bien fait
de venir ; demain, au lever du soleil, c’eût été trop tard, et il t’aurait,
fallu attendre encore une année. Je vais te préparer un élixir que tu
emporteras à terre avant le point du jour. Assieds-toi sur la côte, et bois-le.
Aussitôt ta queue se rétrécira et se partagera en ce que les hommes appellent deux belles jambes. Mais je te préviens que cela te fera
souffrir comme si l’on te
coupait avec une épée tranchante. Tout le monde admirera ta beauté, tu
conserveras ta marche légère et gracieuse, mais chacun de tes pas te causera
autant de douleur que si tu marchais sur des pointes
d’épingle, et fera couler ton sang. Si
tu veux endurer toutes ces souffrances, je consens à t’aider.
— Je les supporterai !
dit la sirène d’une voix tremblante, en pensant au prince et à l’âme
immortelle.
— Mais souviens-toi,
continua la sorcière, qu’une fois changée en être humain, jamais tu ne pourras redevenir sirène ! Jamais tu ne reverras le château de
ton père ; et si le prince, oubliant son père et sa mère, ne s’attache pas à
toi de tout son cœur et de toute son âme, ou s’il ne veut pas faire bénir votre
union par un prêtre, tu n’auras jamais une âme immortelle. Le jour où il épousera une autre femme, ton cœur se
brisera, et tu ne seras
plus qu’un peu d’écume sur la cime des vagues.
— J’y consens, dit la
princesse, pâle comme la mort.
— En ce cas, poursuivit
la sorcière, il faut aussi que tu me payes ; et je ne demande pas peu de chose.
Ta voix est la plus belle parmi celles du fond de la mer, tu
penses avec elle enchanter le prince, mais c’est précisément ta voix que
j’exige en payement. Je veux ce que tu as de plus beau en échange de mon
précieux élixir ; car, pour le rendre bien efficace, je dois y verser mon
propre sang.
— Mais si tu prends ma
voix, demanda la petite sirène, que me restera-t-il ?
— Ta charmante figure,
répondit la sorcière, ta marche légère et gracieuse, et tes yeux expressifs :
cela suffit pour entortiller le cœur d’un homme. Allons ! du
courage ! Tire ta langue, que je la coupe, puis je te donnerai l’élixir.
— Soit ! » répondit la
princesse, et la sorcière lui coupa la langue. La pauvre enfant resta muette.
Là-dessus, la sorcière
mit son chaudron sur le feu pour faire bouillir la boisson magique.
« La propreté est une
bonne chose, » dit-elle en prenant un paquet de vipères pour nettoyer le
chaudron. Puis, se faisant une entaille dans
la poitrine, elle laissa couler son sang noir dans le chaudron.
Une vapeur épaisse en
sortit, formant des figures bizarres, affreuses. À chaque instant, la vieille
ajoutait un nouvel ingrédient, et, lorsque le mélange bouillit à gros
bouillons, il rendit un son pareil aux gémissements du crocodile. L’élixir, une
fois préparé, ressemblait à de l’eau claire.
« Le voici, dit la
sorcière, après l’avoir versé dans une fiole. Si les polypes voulaient te
saisir, quand tu t’en retourneras par ma forêt, tu n’as qu’à leur jeter une
goutte de cette boisson, et ils éclateront en mille morceaux. »
Ce conseil était
inutile ; car les polypes, en apercevant l’élixir qui luisait dans la main de
la princesse comme une étoile, reculèrent effrayés devant elle.
Ainsi elle traversa la forêt et les tourbillons mugissants.
Quand elle arriva au
château de son père, les lumières de la grande salle de danse étaient éteintes
; tout le monde dormait sans doute, mais elle n’osa pas entrer. Elle ne pouvait
plus leur parler, et bientôt elle allait les quitter pour jamais. Il lui
semblait que son cœur se brisait de chagrin. Elle se glissa ensuite dans le
jardin, cueillit une fleur de chaque parterre de ses sœurs, envoya du bout des
doigts mille baisers au château, et monta à la surface de la mer.
***
Le soleil ne s’était
pas encore levé lorsqu’elle vit le château du prince. Elle s’assit sur la côte
et but l’élixir ; ce fut comme si une épée
affilée lui traversait le corps ;
elle s’évanouit et resta comme morte. Le soleil brillait déjà sur la mer
lorsqu’elle se réveilla, éprouvant une douleur cuisante. Mais en face d’elle
était le beau prince, qui
attachait sur elle ses yeux noirs. La petite sirène baissa les siens, et alors elle vit que sa queue de
poisson avait disparu, et que deux jambes blanches et gracieuses la
remplaçaient.
Le prince lui demanda
qui elle était et d’où elle venait ; elle le regarda d’un air doux et
affligé, sans pouvoir dire un mot. Puis le jeune homme la prit
par la main et la conduisit au château. Chaque pas, comme avait dit la
sorcière, lui causait des douleurs atroces ; cependant, au bras du prince, elle
monta l’escalier de marbre, légère comme une bulle de savon, et tout le
monde admira sa marche gracieuse. On la revêtit de soie et de
mousseline, sans pouvoir assez admirer sa beauté ; mais elle restait toujours muette.
Des esclaves, habillées de soie et d’or, chantaient devant le prince les
exploits de ses ancêtres ; elles chantaient bien, et le prince les
applaudissait en souriant à la jeune fille.
« S’il savait,
pensa-t-elle, que pour lui j’ai sacrifié une voix plus belle encore ! »
Après le chant, les
esclaves exécutèrent une danse gracieuse au son d’une musique charmante. Mais
lorsque la petite sirène se mit à danser, élevant ses bras blancs et se tenant
sur la pointe des pieds, sans toucher presque le plancher, tandis que ses yeux
parlaient au cœur mieux que le chant des esclaves, tous furent ravis en extase
; le prince s’écria qu’elle ne le quitterait jamais, et lui permit de dormir à
sa porte sur un coussin de velours. Tout le monde ignorait les souffrances
qu’elle avait endurées en dansant.
Le lendemain, le prince
lui donna un costume d’amazone pour qu’elle le suivît à cheval. Ils
traversèrent ainsi les forêts parfumées et gravirent les hautes montagnes ; la
princesse, tout en riant, sentait saigner ses pieds.
La nuit, lorsque les
autres dormaient, elle descendit secrètement l’escalier de marbre et se rendit
à la côte pour rafraîchir ses pieds brûlants dans l’eau froide de la mer, et le
souvenir de sa patrie revint à son esprit.
Une nuit, elle aperçut
ses sœurs se tenant par la main ; elles chantaient si tristement en nageant,
que la petite sirène ne put s’empêcher de leur faire signe. L’ayant reconnue,
elles lui racontèrent combien elle leur avait causé de chagrin. Toutes les
nuits elles revinrent, et une fois elles amenèrent aussi la vieille grand’mère,
qui depuis nombre d’années n’avait pas mis la tête hors de l’eau, et le roi de
la mer avec sa couronne de corail. Tous les deux étendirent leurs mains vers
leur fille ; mais ils n’osèrent pas, comme ses sœurs, s’approcher de la côte.
***
Tous les jours le
prince l’aimait de plus en plus, mais il
l’aimait comme on aime une enfant bonne et gentille, sans avoir l’idée d’en
faire sa femme.
Cependant, pour qu’elle eût une âme immortelle et qu’elle ne devînt pas un jour
un peu d’écume, il fallait que le prince épousât la sirène.
« Ne m’aimes-tu pas mieux
que toutes les autres ? voilà ce que semblaient dire les yeux de la pauvre
petite lorsque, la prenant dans ses bras, il déposait un baiser sur son beau
front.
— Certainement,
répondit le prince, car tu as meilleur cœur que toutes les autres ; tu m’es plus
dévouée, et tu ressembles à une jeune fille que j’ai vue un
jour, mais que sans doute je ne reverrai jamais. Me trouvant sur un navire, qui
fit naufrage, je fus poussé à terre par les vagues, près d’un couvent habité
par plusieurs jeunes filles. La plus jeune d’entre elles me trouva sur la côte
et me sauva la vie, mais je ne la vis que deux fois. Jamais, dans le monde, je
ne pourrai aimer une autre qu’elle ; eh bien ! tu lui ressembles, quelquefois
même tu remplaces son image dans mon âme.
— Hélas ! pensa la
petite sirène, il ignore que c’est moi qui l’ai porté à travers les flots
jusqu’au couvent pour le sauver. Il
en aime une autre ! Cependant
cette jeune fille est enfermée dans un couvent, elle ne sort jamais ; peut-être
l’oubliera-t-il pour moi, pour moi qui l’aimerai et lui serai dévouée toute ma
vie. »
« Le prince va épouser
la charmante fille du roi voisin, dit on un jour ; il équipe un superbe navire
sous prétexte de rendre seulement visite au roi, mais la vérité est qu’il va
épouser sa fille. »
Cela fit sourire la
sirène, qui savait mieux que personne les pensées du prince, car il lui avait
dit : « Puisque mes parents l’exigent, j’irai voir la belle princesse, mais
jamais ils ne me forceront à la ramener pour en faire ma femme. Je ne puis
l’aimer ; elle ne ressemble pas, comme toi, à la jeune fille du couvent, et je
préférerais t’épouser, toi, pauvre enfant
trouvée, aux yeux si expressifs,
malgré ton éternel silence. »
Le prince partit.
En parlant ainsi, il
avait déposé un baiser sur sa longue chevelure.
« J’espère que tu ne
crains pas la mer, mon enfant, » lui dit-il sur le navire qui les emportait.
Puis il lui parla des
tempêtes et de la mer en fureur, des étranges poissons et de tout ce que les
plongeurs trouvent au fond des eaux. Ces discours la faisaient sourire, car
elle connaissait le fond de la mer mieux que personne assurément.
Au clair de la lune,
lorsque les autres dormaient, assise sur le bord du vaisseau, elle plongeait
ses regards dans la transparence de l’eau, et croyait apercevoir le château de
son père, et sa vieille grand’mère les yeux fixés sur la carène. Une nuit, ses
sœurs lui apparurent ; elles la regardaient tristement et se tordaient les
mains. La petite les appela par des signes, et s’efforça de leur faire entendre
que tout allait bien ; mais au même instant le mousse s’approcha, et elles
disparurent en laissant croire au petit marin qu’il n’avait vu que l’écume de
la mer.
***
Le lendemain, le navire
entra dans le port de la ville où résidait le roi voisin. Toutes les cloches
sonnèrent, la musique retentit du haut des tours, et les soldats se rangèrent
sous leurs drapeaux flottants. Tous les jours ce n’étaient que fêtes, bals,
soirées ; mais la princesse n’était pas encore arrivée du couvent, où elle
avait reçu une brillante éducation.
La petite sirène était
bien curieuse de voir sa beauté : elle eut enfin cette satisfaction. Elle dut
reconnaître que jamais elle n’avait vu une si belle figure, une peau si blanche
et de grands yeux noirs si séduisants.
« C’est toi ! s’écria
le prince en l’apercevant, c’est toi qui m’as sauvé la vie sur la côte ! » Et
il serra dans ses bras sa fiancée rougissante, « C’est trop de bonheur !
continua-t-il en se tournant vers la petite sirène. Mes vœux les plus ardents
sont accomplis ! Tu partageras ma félicité, car tu m’aimes mieux que tous les
autres. »
L’enfant de la mer
baisa la main du prince, bien qu’elle se sentît le cœur brisé.
***
Le jour de la noce de celui qu’elle
aimait, elle devait mourir et se changer en écume.
La joie régnait partout
; des hérauts annoncèrent les fiançailles dans toutes les rues au son des
trompettes. Dans la grande église, une huile parfumée brûlait dans des lampes
d’argent, les prêtres agitaient les encensoirs ; les deux fiancés se donnèrent
la main et reçurent la bénédiction de l’évêque. Habillée de soie et d’or, la
petite sirène assistait à la cérémonie ; mais elle ne pensait qu’à sa mort
prochaine et à tout ce qu’elle avait perdu dans ce monde.
Le même soir, les deux
jeunes époux s’embarquèrent au bruit des salves d’artillerie. Tous les
pavillons flottaient, au milieu du vaisseau se dressait une tente royale d’or
et de pourpre, où l’on avait préparé un magnifique lit de repos. Les voiles
s’enflèrent, et le vaisseau glissa légèrement sur la mer limpide.
À l’approche de la
nuit, on alluma des lampes de diverses couleurs, et les marins se mirent à
danser joyeusement sur le pont. La petite sirène se rappela alors la soirée où,
pour la première fois, elle avait vu le monde des hommes. Elle se mêla à la
danse, légère comme une hirondelle, et elle se fit admirer comme un être
surhumain. Mais il est impossible d’exprimer ce qui se passait dans son cœur ;
au milieu de la danse elle pensait à celui pour qui elle avait quitté sa
famille et sa patrie, sacrifié sa voix merveilleuse et subi des tourments
inouïs. Cette nuit était la dernière où elle respirait le même air que lui, où
elle pouvait regarder la mer profonde et le ciel étoilé. Une nuit éternelle,
une nuit sans rêve l’attendait, puisqu’elle n’avait pas une âme immortelle.
Jusqu’à minuit la joie et la gaieté régnèrent autour d’elle ; elle-même riait et dansait, la mort dans le cœur.
Enfin le prince et la princesse se
retirèrent dans leur tente :
tout devint silencieux, et le pilote resta seul debout devant le gouvernail. La
petite sirène, appuyée sur ses bras blancs au bord du navire, regardait vers
l’orient, du côté de l’aurore ; elle savait que le premier rayon du soleil
allait la tuer.
Soudain ses sœurs
sortirent de la mer, aussi pâles qu’elle-même ; leur longue chevelure ne
flottait plus au vent, on l’avait coupée.
« Nous l’avons donnée à
la sorcière, dirent-elles, pour qu’elle te vienne en aide et te sauve de la
mort. Elle nous a donné un couteau bien affilé que voici. Avant le lever du soleil, il faut que tu l’enfonces dans
le cœur du prince, et, lorsque son sang encore chaud tombera sur tes pieds, ils
se joindront et se changeront en une queue de poisson. Tu redeviendras sirène ; tu pourras
redescendre dans l’eau près de nous, et ce n’est qu’à l’âge de trois cents ans
que tu disparaîtras en écume. Mais dépêche-toi ! car avant le lever du soleil,
il faut que l’un de vous deux meure. Tue-le, et reviens ! Vois-tu cette raie rouge à
l’horizon ? Dans quelques minutes le soleil
paraîtra, et tout sera
fini pour toi ! »
Puis, poussant un
profond soupir, elles s’enfoncèrent dans les vagues.
La petite sirène écarta
le rideau de la tente, et elle vit la jeune femme endormie, la tête appuyée sur
la poitrine du prince. Elle s’approcha d’eux, s’inclina, et déposa un baiser
sur le front de celui qu’elle avait tant aimé. Ensuite elle tourna ses regards
vers l’aurore, qui luisait de plus en plus regarda alternativement le couteau
tranchant et le prince qui prononçait en rêvant le nom de son épouse, leva l’arme d’une main tremblante, et… la lança loin dans les vagues. Là où
tomba le couteau, des gouttes de sang semblèrent rejaillir de l’eau. La sirène
jeta encore un regard sur le prince, et se précipita dans la mer, où elle
sentit son corps se dissoudre en écume.
En ce moment, le soleil
sortit des flots ; ses rayons doux et bienfaisants tombaient sur l’écume
froide, et la petite sirène ne se sentait pas morte ; elle vit le soleil
brillant, les nuages de pourpre, et au-dessus d’elle flottaient mille
créatures transparentes et célestes. Leurs voix formaient une mélodie
ravissante, mais si subtile, que nulle oreille humaine ne pouvait l’entendre,
comme nul œil humain ne pouvait voir ces créatures. L’enfant de la mer
s’aperçut qu’elle avait un corps semblable aux leurs, et qui se dégageait peu à
peu de l’écume.
« Où suis-je ?
demanda-t-elle avec une voix dont aucune musique ne peut donner l’idée.
— Chez les filles de
l’air, répondirent les autres. La sirène n’a point
d’âme immortelle, et elle ne peut en acquérir une que par l’amour d’un homme ;
sa vie éternelle dépend d’un pouvoir étranger. Comme la sirène, les
filles de l’air n’ont pas une âme immortelle, mais elles peuvent en gagner une
par leurs bonnes actions. Nous
volons dans les pays chauds, où l’air pestilentiel tue les hommes, pour y
ramener la fraîcheur ; nous répandons dans l’atmosphère le parfum des fleurs ;
partout où nous passons, nous apportons des secours et nous ramenons la santé.
Lorsque nous avons fait le bien pendant trois cents ans, nous recevons une âme
immortelle, afin de participer à l’éternelle félicité des hommes. Pauvre petite
sirène, tu as fait de tout ton cœur les mêmes efforts que nous ; comme nous tu
as souffert, et, sortie victorieuse de tes épreuves, tu t’es élevée jusqu’au
monde des esprits de l’air, où il ne dépend que de toi de gagner une âme
immortelle par tes bonnes actions. »
Et la petite sirène,
élevant ses bras vers le ciel, versa des larmes pour la première fois. Les
accents de la gaieté se firent entendre de nouveau sur le navire ; mais elle
vit le prince et sa belle épouse regarder fixement avec mélancolie l’écume
bouillonnante, comme s’ils savaient qu’elle s’était précipitée dans les flots.
Invisible, elle embrassa la femme du prince, jeta un sourire à l’époux, puis
monta avec les autres enfants de l’air sur
un nuage rose qui s’éleva
dans le ciel.
FIN
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