Les Racines du Mal (ou l'Or noir du Tchad)




J’étais tranquillement en train de me demander comment sauver le monde de l’emprise du capitalisme glouton, lorsque l’envie de prendre le mal par la racine me vint. Soyons pédagogues, je me dis.

C’est pas que ça ne t’intéresse pas… Tu veux bien chercher à savoir d’où vient le poulet que tu manges, à la rigueur t’informer sur la provenance du bois de ton papier toilette, mais quand même pas connaître l’origine de la goutte de pétrole qui a servi à concevoir le bouchon de ta bouteille de lait. Genre : faut pas pousser.

Pourtant, que vaut une logique qui ne s’applique pas plus loin que sa vision directe ? Ça sert à quoi d’en avoir une si ce n’est pas pour la pousser ?

Alors voilà, je veux te dire d’où vient la goutte de pétrole qui a servi à concevoir le bouchon de la bouteille de lait.

Je précise que ce jeu de pistes que je t'invite à suivre sont des informations toutes disponibles sur le net, que je n'ai pas eu à bouger de devant mon écran et qu'il ne m'a fallu que quelques heures pour les rassembler. Le plus long a été de mettre l'article en forme.

{EDIT : j'ai réalisé un petit film à partir de cet article ; tu peux le découvrir ici}

Avec près de 90 millions de barils produits chaque jour dans le monde, t’as le choix dans la goutte ! Histoire de canaliser mes recherches, je me suis rappelé mon axe d’attaque : le mal par la racine.
 
Quand on me dit « Mal » et « Racine », j’entends « Afrique » et « Pétrole » (et toi ?). On a tous ses marottes. Mine de rien, avec ces deux mots, tu t’occupes un moment.
Quand tu les croises sur ton moteur de recherche, tu obtiens :

« Régions pétrolifères en Afrique ». Wikipédia est mon amie.

Rhalala, toujours cet embarras du choix.

J’ai fait défiler la page que j’ai arrêtée au hasard et paf, j’ai lu « TCHAD ».
Je lis :

La production de pétrole au sud du Tchad a commencé en 2003 (alors que les réserves sont connues depuis les années 70), permise par un oléoduc reliant le bassin de Doba à Daoula (Cameroun), d'une capacité de 220 kbbl/j. Seuls les trois principaux gisements (totalisant 900 Mbbl) sont exploités pour le moment, d'autres seront ajoutés progressivement pour compenser leur déclin. Le pays possède au moins 2 Gb de réserves, mais le pétrole est d'assez basse qualité. Outre le bassin de Doba, de petites quantités de pétrole existent dans le bassin du Lac Tchad. Encana explore le nord du pays.

En comparant avec les productions des autres pays du continent, je constate que c’est un lieu d’extraction relativement modeste, pas le plus gros, pas le plus monstrueux, pas le plus convoité, donc mon candidat parfait. C’est parti pour le Tchad.

 
Tchad
Bassin pétrolifère de Doba.
Pipeline Doba - Kribi.

Soyons méthodique, commençons par le début : la prospection.

L’article de Wikipédia précise que si celle-ci a commencé dans les années 1970, l’ouverture des vannes (c’est l’expression consacrée) n’intervient qu’en 2003. Cela annonce quelques contrariétés, sans doute. Je creuse.


En fait, les prospections en Afrique en général et dans la région du Tchad en particulier, vont bon train depuis beaucoup plus longtemps, à savoir les années 50. Cet article de Roger Brunet paru dans L'information géographique en 1958 nous donne un petit aperçu de la situation et de l’enthousiasme qui règne sur le monde de la prospection pétrolière :  


Ah oui, parce que le Tchad fut français. Fortuite coïncidence. D’ailleurs, 1958 est également l’année où le pays accède au statut de République autonome. En 1960, il acquiert son indépendance, et depuis il est en proie aux luttes intestines des différentes ethnies qui le composent. Wikichronologie :

    1960 : Le Tchad accède à l’indépendance sous la présidence de François Tombalbaye. La moitié nord du pays reste sous contrôle de l’armée française jusqu’en 1965.
    Octobre 1965 : Début de la guerre civile tchadienne (1965-1979)
    1966 : Création du FROLINAT (Front de libération nationale du Tchad).
    1968 : Le président Tombalbaye fait appel aux troupes françaises pour venir à bout de la rébellion dans le nord du pays.
    1973 : La Libye annexe la bande d'Aozou.
    13 avril 1975 : Le président François Tombalbaye trouve la mort au cours d’un coup d’État d'unités de l'Armée nationale tchadienne qui aboutit à la prise du pouvoir par le général Félix Malloum. Ce dernier demande le départ des troupes françaises quelques mois plus tard4.
    1978 : Les troupes françaises interviennent à nouveau pour soutenir le général Félix Malloum. Celui-ci confie la direction du gouvernement à Hissène Habré.
    1979 : Première bataille de Ndjamena : le général Malloum doit céder la place à Goukouni Oueddei, président du FROLINAT, qui prend la tête d’un gouvernement d’union nationale de transition (GUNT). Hissène Habré devient ministre de la défense.
    1980 : Seconde bataille de Ndjamena, opposant Hissène Habré à Goukouni Oueddei : ce dernier l’emporte avec l’aide des troupes libyennes, qui occupent la majeure partie du pays.
    1981 : Après l’échec d’un projet de fusion entre la Libye et le Tchad, les troupes libyennes évacuent le pays, à l’exception de la bande d’Aozou.
    1982 : Hissène Habré s’empare de Ndjamena à la tête des FAN (Forces armées du Nord). Goukouni Oueddei se réfugie au Cameroun.
    1983 : Les partisans de Goukouni Oueddei s’emparent de Faya-Largeau avec l’aide des troupes libyennes, tandis que les troupes françaises se déploient dans le centre et le sud du pays (Opération Manta).
    1984 : Accord entre Paris et Tripoli prévoyant l’évacuation « totale et concomitante » du Tchad par les forces françaises et libyennes.
    1986 : Les forces libyennes ayant repris l’offensive, la France fait bombarder l’aéroport libyen de Ouadi-Doum et déploie de nouvelles troupes à Ndjamena (Opération Epervier).
    1987 : Les troupes tchadiennes reprennent Faya-Largeau, dernière place forte libyenne dans le nord du pays. La bande d’Aozou ne sera restituée au Tchad qu’en 1994, sur décision de la Cour internationale de justice.
    1990 : Idriss Déby s’empare de Ndjamena à la tête du MPS (Mouvement patriotique du salut). Hissène Habré se réfugie au Cameroun, puis au Sénégal.


Allez extraire du pétrole dans ses conditions !

D’autant plus que les premiers sondages révèlent un gisement de piètre qualité, qu’il sera difficile d’importer depuis cette région aride et isolée du monde.

Toutefois, le hold up sur l'Afrique a bien eu lieu, et quelques compagnies bien placées ont d'ores et déjà leur "permis H", l'équivalent du 007 de James Bond pour chercher du pétrole.

Du coup (zumain), dès les années 70, un consortium se forme pour exprimer ses prérogatives sur l’or noir tchadien, à toute fins utiles : les droits détenus par la CONOCO (US) et l’Etat tchadien sont progressivement cédés à Shell, Esso et Chevron qui s’échangent des pourcentages comme des billes à la récré.


En 1979, la guerre civile interrompt encore les forages et les tractations.

Elles redémarrent pour de bon dans les années 90, avec un nouveau président à la tête du pays, l’actuel despote Idriss Déby, et un nouveau Consortium : ExxonMobil (Esso, US), Shell (Pays-Bas) et Elf (France), à qui Idriss Déby vient d’offrir la part de Chevron en échange des moyens humains et financiers que la société française a bien voulu déployer pour l’aider à se hisser sur le trône.

La Banque Mondiale rejoint la danse la même année, susceptible de cautionner et financer le projet (mais elle hésite encore).

Pour que la Banque Mondiale accepte de suivre le projet, elle doit recevoir la garantie que l’exploitation contribuera à sortir la région de la pauvreté.

Aussi le Consortium et l’état Tchadien s’engagent-ils à préserver l’environnement, favoriser l’emploi de la main-d’œuvre locale et consacrer une partie des revenus pétroliers au développement économico-social de la région.
Évidemment personne n’y croit et tous les indicateurs sont au rouge ; la communauté internationale émet de sérieux doutes sur le projet… même la Banque Mondiale (avec un emploi également douteux de la double négation) !

Le projet de pipeline pour acheminer le pétrole du Tchad au port de Kribi, via le Cameroun, n'en finit pas de rebondir. Aux dernières nouvelles, la Banque mondiale, qui avait annoncé l'octroi d'un prêt de 1,5 milliard de francs par sa filiale l'Association internationale du développement (AID) - chargée de lutter contre la pauvreté dans les pays les moins avancés - a changé son fusil d'épaule: elle devrait financer le projet par l'intermédiaire de la BIRD, qui prête aux taux du marché et non à taux nuls (donc à un coût plus élevé). Une forte opposition s'était en effet élevée contre l'opération, émanant d'organisations non gouvernementales (ONG) en Afrique et ailleurs, et de certains pays au sein même de la Banque (l'Allemagne notamment). Pourquoi, en effet, mobiliser des fonds publics destinés à lutter contre la pauvreté au profit de groupes privés (Elf, Esso et Shell) ?
Au-delà, les ONG se mobilisent contre le projet lui-même. Au Tchad, elles dénonçaient, en janvier dernier, les "insuffisances des études d'impact", "le manque de clarté relatif à la gestion des revenus que va générer le projet", "les effets négatifs que risque d'engendrer le projet pétrolier sur le plan biophysique, socio-économique et culturel", et le "climat d'insécurité permanent". En France, l'association Agir Ici (1) est plus que jamais mobilisée face à l'instabilité croissante dans la région : "Des civils sont en train de se faire massacrer dans le Sud du Tchad, souligne Annick Jeantet. On ne peut plus dire que ce n'est pas lié au projet pétrolier. Cela va donner un nouveau Nigeria".
A la Banque mondiale, on reconnaît volontiers le déficit démocratique dans le pays et l'instabilité : "On sait bien que les projets pétroliers sont sulfureux. Ce serait fou de nier que celui-ci n'est pas problématique, mais faut-il pour autant ne pas le réaliser ?". Personne ne semble avoir une réponse définitive sur la question. En attendant, le projet avance.
Idriss Déby

Malgré tout, les négociations entre l’état tchadien et les compagnies pétrolières aboutissent à un accord, en 1999/2000 (selon les versions…). Tout cela se fera dans la plus grande discrétion, dans l’entourage proche d’Idriss Déby.

De fait, je n’ai pas réussi à déterminer quel était cet accord. J’en ai trouvé des versions différentes, avec des chiffres et des pourcentages différents, des conditions différentes, des acteurs différents…

Par exemple ici, j’ai trouvé ça :

[Le projet pétrolier Doba-Kribi] était présenté comme un modèle de développement unique au monde en raisons des garanties que les mécanismes mis en place pour la gestion des futurs revenus pétroliers, semblaient apporter à la lutte contre la pauvreté. Ces mécanismes prévoyaient que les revenus pétroliers devraient être destinés prioritairement à améliorer les conditions de vie des populations tchadiennes présentes et futures. Parmi ces mécanismes, un des plus important est la Loi n°001/PR/1999 en date du 11 Janvier 1999 fixant la clé de répartition des revenus pétroliers4 dont voici quelques points clés :
- Dix pour cent (10%) des ressources directes sont placés à terme au profit des générations futures dans une institution financière internationale, conformément à la réglementation de la Banque des Etats de l’Afrique Centrale (BEAC) ;
- Quatre vingt dix pour cent (90%) des ressources directes sont versées sur des Comptes Spéciaux du Trésor logés dans deux banques commerciales de la place
Les ressources indirectes (Impôts, taxes et droits de douanes) sont déposées directement sur les comptes du Trésor Public ;
Ensuite, l’affectation des ressources directes constituées par les redevances et les dividendes déposées sur les comptes spéciaux, en faveur des Ministères Prioritaires est faite de la manière suivante :
- Quatre vingt pour cent (80%) des redevances et quatre vingt-cinq pour cent (85%) des dividendes sont destinées aux dépenses relatives aux secteurs prioritaires énumérés à l’alinéa 2 de l’article 7 de la Loi n° 001/PR/1999 modifiée par la Loi n° 016/PR/2000. Ces dépenses viennent s’ajouter aux dépenses inscrites au budget de l’Etat pour l’année N.
- Cinq pour cent (5%) des redevances sont destinées aux collectivités décentralisées de la région productrice de pétrole conformément aux dispositions de l’article 212 de la Constitution du Tchad. Ces ressources qui s’ajoutent à celles visées à l’alinéa ci-dessus, sont destinées aux dépenses de réduction de la pauvreté dans la région productrice de pétrole.

Mais ailleurs j’ai trouvé ceci :

Pour obtenir de la Banque Mondiale (BM) le financement du projet, le gouvernement s'était engagé à affecter 70% des revenus pétroliers à la réduction de la pauvreté, dont 5% réservés au développement de la région sud. La Banque Mondiale prétendait faire du projet pétrole Tchad un modèle où les ressources naturelles aideraient à éradiquer la pauvreté et profiteraient à la population.

En février 2000, même les députés français (socialistes) s’émeuvent et nous livrent une nouvelle version de l’accord… :

Question au Gouvernement posée par Yann Galut et parue au JO le 07/02/2000 :
M. Yann Galut souhaite attirer l'attention de M. le ministre des affaires étrangères sur la question de la position de la France quant au soutien financier de la Banque mondiale au projet pétrolier Tchad-Cameroun. Ce projet soulève de fortes inquiétudes auprès des populations tchadéennes et camerounaises, partagées et relayées par de nombreuses associations locales et étrangères. Malgré de nombreuses études d'impact fournies par le consortium pétrolier en charge de la réalisation du projet, ce dernier, dans les conditions actuelles, risque de ne pas bénéficier au développement des populations locales et de faire peser un risque écologique majeur sur toute la région. En effet, les critiques que les associations opposent à ce projet sont nombreuses. Tout d'abord, les conventions signées entre le consortium et les gouvernements du Tchad et du Cameroun sont des instruments juridiques qui donnent carte blanche aux compagnies pétrolières. Ensuite, ce projet constitue une menace pour la biodiversité. Troisièmement, le « Plan de développement des peuples indigènes » n'est pas adapté aux spécificités du mode de vie des populations pygmées et ne respecte pas entièrement les directives de la Banque mondiale en la matière, notamment la reconnaissance des droits fonciers pour les Bokola et le manque de participation de la communauté aux solutions proposées. Enfin, le plan de gestion des revenus pétroliers pour le Tchad reste insuffisant pour garantir que les revenus bénéficieront réellement au développement du pays plutôt qu'aux élites en place. Il n'existe aucun plan de gestion pour le Cameroun dont le Gouvernement n'accepte toujours pas, à ce jour, que les recettes fiscales de l'exploitation pétrolière soient incorporées au budget de l'Etat. C'est pourquoi il lui demande donc de faire savoir si le Gouvernement fera en sorte que l'administrateur français à la Banque mondiale demande l'instauration d'un moratoire jusqu'à ce que le projet présente des garanties suffisantes quant à sa capacité à constituer un élément de développement économique et social.
Réponse parue au JO le 20/03/2000
Le ministère des affaires étrangères suit de très près les aspects du dossier de l'oléoduc Tchad-Cameroun qui concernent la participation des populations et la préservation de l'environnement. Le ministre délégué à la coopération et à la francophonie a d'ailleurs eu l'occasion de s'entretenir avec des représentants d'organisations non gouvernementales françaises à la veille d'une visite qu'il a effectuée à N'Djamena le 10 septembre 1998. Les entreprises du consortium ont veillé à retenir le tracé qui entraînait le plus petit nombre de déplacements de familles. Celles-ci ont reçu une aide à la réinstallation, dont le montant a été négocié avec elles. Les précautions à prendre pour la traversée par l'oléoduc de la rivière Mbéré et de la forêt de Dengdeng ont fait l'objet d'un accord, au printemps 1999, entre la Banque mondiale, le Cameroun, le Tchad et le Consortium. S'agissant plus spécifiquement du Tchad, les propriétaires des terrains utilisés pour l'exploitation du pétrole ont reçu des compensations individuelles, sur une base négociée. Avant même la présentation du projet définitif à la Banque mondiale, la population tchadienne a été consultée sur les termes d'un « plan de compensation », d'une « étude d'impact environnementale », et d'un « plan régional de développement ». Par ailleurs, le Tchad a adopté une loi de répartition de ses futurs revenus pétroliers, qui affecte notamment 4,5% de ses ressources à la région de production et 10 % aux générations futures. Placées dans une banque off-shore, ces sommes seront utilisées après consultation d'un organe spécial où se trouve notamment représentée à la Banque mondiale. Le Cameroun, pour sa part, a pris des dispositions tendant à contrôler l'impact du projet sur son environnement et sa population : indemnisation de 4 500 personnes (principalement des Pygmées) par une commission pluripartite, création de quatre zones forestières protégées, réalisation d'audits environnementaux par des experts indépendants, durant la construction de l'oléoduc. Ces projets sont essentiellement financés par un consortium d'entreprises en cours de reconstitution. L'administrateur français au sein du conseil d'administration de la Banque recevra le moment venu les instructions appropriées, qui prendront en compte l'ensemble des paramètres du dossier.

En même temps, si personne ne sait vraiment de quoi on parle, c’est pratique, on peut dire ce qu’on veut, et donc faire ce qu’on veut. Tous ces chiffres, tous ces bons vœux seront piétinés, un par un, non sans résistance de la part du peuple tchadien, mais néanmoins dans notre indifférence générale.

Dès l’année 2000, le député - et unique opposant d’Idriss Déby qui le fera brièvement incarcérer - Ngarlejy Yorongar dépose plainte auprès de la Banque Mondiale contre le projet d’oléoduc qui commence à se construire.


Cette plainte sera suivie de beaucoup d’autres au cours de l’exploitation des gisements qui vont s’étendre, s’étendre, tentaculaires, sur le Logone oriental.

Alors comme ça, les paysans seront « dédommagés » ? Sympa !

1. L’impact sur la production agricole
La plupart des villages de la région de Doba avaient une bonne production agricole. Les familles avaient quelques bœufs, charrettes, vélos et un toit en tôle sur leurs maisons. Aujourd’hui la prospérité n’est qu’un souvenir et le désespoir grandit dans la région où la manne du pétrole s’est transformée en malédiction. Les plus de 4.000 familles affectées par le projet sont abandonnées à leur triste sort.
Le consortium d’exploitation ESSO a acquis plus de 60% des espaces cultivables de la zone pour ses multiples installations qui ont dépassé de beaucoup les prévisions. Les infrastructures pétrolières occupent des surfaces cultivables et réduisent l’espace vital de la population. Champs de cultures et infrastructures pétrolières s’entremêlent. Dans 25 villages il y a un total de 1.112 puits, 27 collecteurs, 6 unités de collecte et 34 carrières ! Des populations ont été déplacées ; la surface cultivable a diminué; les villages restent enclavés au milieu des installations pétrolières ; les sites sacrés ont été désacralisés. Savane, forêts, marécages et terrains en friche de plus d’un an sont pris sans dédommagement. Or, la population employait ces terrains pour des activités complémentaires à l’agriculture: champs de brousse, cueillette des champignons, fruits, miel, médicaments, bois, chasse, pêche, pâturages. Le système de production traditionnel a été détruit. Aucun accompagnement n’a été mis en place pour aider à la reconversion des populations qui ne peuvent plus vivre des produits de leurs terres.
Les paysans ne peuvent plus pratiquer librement la jachère, donc les terres agricoles s'épuisent et la production diminue. De plus, leurs mouvements dans leur propre terroir sont restreints (défense de sortir la nuit) à cause de la surveillance des installations pétrolières.
Malgré les nombreuses lignes à haute tension qui parcourent la région, les villages et les petites villes n’ont pas d’électricité et même les grandes villes sont souvent dans l’obscurité. Des camions citernes remplis d’eau circulent continuellement mais les villages n’ont pas d’eau potable.
3. Perversité du système de compensations 
Les compensations sont non-transparentes, inadéquates et injustes et produisent des divisions dans les communautés. Puisque la terre appartient à l’Etat et que les villageois n’ont que le droit d’utilisation, ESSO ne compense que les champs cultivés ou en préparation et les récoltes perdues. Les indemnisations ne compensent absolument pas la perte de la terre « ressource » qui procure un moyen de subsistance. Elles permettent aux paysans qui ont perdu leurs terres de vivre tout au plus deux ou trois ans. Les fonds ne sont pas versés intégralement à la population affectée, mais profitent aux nombreux intermédiaires. L’exploitation du pétrole est source de conflits et de tensions entre les populations riveraines, les entreprises et le gouvernement.


Du coup, on va en faire profiter les Tchadiens, hein ? On va relancer l’économie, on va faire des routes, on va moderniser le pays ! Youpi !

Les opérateurs économiques tchadiens occupent une faible place dans les travaux en cours. L’État tchadien porte une responsabilité à cet égard. Dès l’origine, le dossier pétrolier a été géré dans le plus grand secret par une cellule restreinte des proches du président. De telle sorte que personne n’a été ni informé ni formé pour répondre aux exigences du projet.
Ainsi, des protestations véhémentes émanent de commerçants tchadiens qui se plaignent d’être tenus à l’écart des opportunités nouvelles. Elles mettent en cause les conditions jugées peu transparentes d’attribution des marchés, où des étrangers seraient systématiquement avantagés. Elles expriment surtout l’incapacité des acteurs locaux à satisfaire les exigences du consortium en termes de qualité de la marchandise et de ponctualité dans les livraisons.
Lors des premiers mois du chantier pétrolier, le thème de la dépravation morale liée à l’irruption d’un argent facile dans une société non préparée à le recevoir occupe une bonne place dans les critiques formulées. Avec l’argent procuré par le travail salarié – un gardien touche en deux mois autant qu’une récolte annuelle de coton, sans compter les quelques avantages en nature – la consommation d’alcool va bon train aux abords des sites pétroliers. Tous les quinze jours, au moment de la paie, les « filles bordel » de Moundou descendent à Bam et Komé, proposer leurs services à ceux qui viennent d’être payés. Au-delà des intentions de l’étude d’impact de l’environnement, les campagnes de prévention du sida tardent à se mettre en place, dans l’indifférence quasi générale. Cet environnement explique la dénomination du quartier spontané qui s’est créé face à la base pétrolière de Komé : « Komé Satan ». On y trouve des gargotes de restauration sommaire, des bars, et même un vidéo club.
Les recrutements pour le chantier contribuent à désorganiser l’économie. Du planton au cadre, du paysan au chauffeur, tout le monde espère une embauche auprès d’Esso ou des entreprises sous-traitantes, qui fournissent des conditions de salaire beaucoup plus intéressantes que tout autre emploi disponible au Tchad : travail de la terre, fonction publique, projets de l’aide internationale. Les procédures de recrutement n’ont pas toujours, d’autre part, la transparence revendiquée. Aussi sont-elles à l’origine de tensions et de contestations nombreuses.

Vous verrez, la compta sera lim-pide.

Les redevances du pétrole

Le pays a commencé à percevoir des revenus du pétrole en 2004. Vu le manque de transparence de la part de l’administration et du Consortium, il est difficile de connaître les montants perçus par le gouvernement. La table qui suit présente les estimations des revenus du Tchad et des compagnies pétrolières de 2004 à 2007 pour une production moyenne estimée de 120.000 barils par jour :

Sources de revenus 2004 – 2007
Tchad
(revenus en dollars)
Consortium
(revenus en dollars)
Redevances et dividendes
1.007.468.161
7.052.277.127
Impôt sur les revenus des sociétés
1.304.220.935
-1.304.220.935
TOTAL
2.311.689.096
5.748.054.192

Le manque de maîtrise des coûts opérationnels du projet et du contrôle de la quantité exportée réduit la part du Tchad qui ne reçoit que 28,69% des bénéfices pendant qu’ESSO en reçoit 71,31%. Entre 2004 et 2008, le Tchad, à cause de l’augmentation des prix du pétrole, obtint des revenus supérieurs à ceux prévus. Cela lui permit en 2008 de rembourser la dette à la Banque Mondiale (BM), poussant ainsi le retrait de la BM, sans que le pays respecte les exigences de l’accord.

Songez, tant que vous y êtes, à l’apprentissage démocratique que représente l’arrivée d’un puits de pétrole dans l’un des pays les plus pauvres d’Afrique noire. Imaginez un peu, pour que ça fonctionne, il faut créer un Ministère, des Collectivités, des Comités… une vraie prouesse !

Conformément à la Loi 001/PR/99 portant gestion des revenus pétroliers et selon le tableau de répartition établie par le Ministère des Finances et du Budget à partir des revenus pétroliers directs depuis l’année 2004 jusqu’à la fin de l’année 2008, trente quatre milliards deux cent cinquante neuf mille six cent soixante quatre mille cent soixante sept francs CFA(34 259 664 167 FCFA1 ont été déposés sur le compte des 5% des revenus pétroliers de la région productrice.
En l’absence des Collectivités locales décentralisées légaux, le Comité Provisoire de Gestion des Revenus Pétroliers mis en place par décret présidentiel a engagé ces fonds dans de gigantesques travaux de construction d’infrastructures, relevant des prérogatives de l’Etat, sans consultations aucune des bénéficiaires à la base et surtout au détriment des communautés villageoises réellement concernées (stade omnisport, écoles supérieures, marchés modernes, centrales électriques, châteaux d’eau, gares routières, hôpitaux de districts dans les grands centres comme Doba, Bébédjia, Baïbokoum,Goré, Béboto, Bodo, Béssao, ... à des prix prohibitifs).
Ces ressources devraient financer directement les projets locaux en dehors des redevances et des dividendes destinés aux dépenses des programmes des secteurs prioritaires prescris dans le protocole de gestion des revenus pétroliers au Tchad.   Contrairement, on a constaté que depuis la mise en exploitation du pétrole tchadien, les revenus n’ont contribué lourdement qu’à la détérioration de la gouvernance interne au Tchad caractérisée par le clientélisme, la corruption généralisée et l’appauvrissement des populations entraînant le départ de la Banque Mondiale du projet. Par-dessus tout, les autorités tchadiennes ont remis en cause le système de gestion des revenus pétroliers, par la modification de la loi n°001/PR/1999 par la loi N°O16/PR/2000 pour avoir une mainmise totale sur l’utilisation des recettes pétrolières.

Et tout ça, m’sieurs dames, avec un souci constant de préserver l’environnement !


Un minuscule aperçu de la région de Doba
Les images satellites de Google Earth sont à cet égard d’une éloquence touchante. Des routes, des centaines de kilomètres de routes, tracées à la règles (le coup du « on a choisi le meilleur tracé » prend tout son sens, surtout le tracé du pipeline, que vous pourrez suivre sans peine sur GE), reliant un fort impressionnant réseau de champs de pétrole, stations de pompage et installations dont je n’ai pas la moindre idée mais qui ma foi, prennent effectivement beaucoup de place. Vu que sur les 300 prévu en fait on en a fait plutôt 1000. On sent bien qu’ils se torchent avec, l’environnement.

Si vous suivez ces routes, et que vous vous faites une idée de la place que prend ce truc, vous comprenez qu’en effet, il a totalement restructuré la région, et que les habitants sont enfermés là-dedans.

Et je ne parle pas, n'est-ce pas, des déversements d'hydrocarbures, qui ont lieu le long du pipe-line, ou dans son port d'arrivée, à Kribi.

En bref, Esso et consorts font tout comme chez eux, c’est-à-dire qu’ils sont sales et mal élevés. Après avoir contribué à lancer les travaux, la Banque Mondiale doit se retirer en 2008 pour ne pas se salir au passage, et exige d’être remboursée. Le comble : elle le sera, le régime d’Idriss Déby et les compagnies pétrolières ont désormais les mains libres, il n’y a même plus d’accord à respecter.

Encart pub, offerte par ESSO cette année-là, pour t’assurer que je ne suis pas la première ni la mieux placée pour faire de l’ironie :



Aujourd’hui, ben c’est pareil qu’hier (utilise cette chronologie si tu as besoin d'une vision d'ensemble).

Le même cynisme suffit à faire durer la situation. Oui, Idriss Déby a dépensé quelques millions pour construire des hôpitaux, mais ils ne sont pas équipés et ils ne se partagent qu'un seul médecin. Rappelons, éventuellement, que cet argent n'était pas destiné à pallier les insuffisances de l'état, mais devait profiter aux collectivités locales...
 
En 2011, les habitants et paysans de la région du Doba ont de nouveau porté plainte contre ESSO auprès du CAO, qui fait office de médiateur de la Banque Mondiale, qui jure que non, non, elle ne compte pas se débarrasser du problème.

Pour montrer qu’elle ne se débarrasse pas du problème, le CAO a produit un rapport en 2012 qui livre les conclusions que je viens de vous exposer.

Est-ce que ça change quelque chose ?

Non. Il ne se passe toujours rien. 

Esso et ses amis tètent toujours la terre tchadienne grâce à de nouveaux puits de pétrole, le Consortium, qui a changé de visage plusieurs fois, s’amuse toujours autant de son identité mutante, n’ayant de constant que sa crasse, la Chine pointe son nez avec de nouveaux investisseurs, de nouveaux projets, et sa mythique notion du gagnant/gagnant, le pays reste toujours sous-développé pendant que le népote Idriss Déby, s’en met toujours plein les fouilles avec les amitiés de la France et toi tu vas au travail en voiture, en te disant que tu ne veux pas savoir d’où vient le plastique du bouchon de la bouteille de lait.


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