Le Roman de Tristan et Iseut - Joseph Bédier / I - Les enfances de Tristan
< Blanchefleur, l'une des plus vieilles femmes mises dans un frigo pour les besoins de la cause poétique.
Tristan et Yseut, c’est le plus vieux témoignage de
la plus vieille femme dans le frigo…
C’est la plus vieille histoire à user de ce trope follement romantique qui
consiste à (se) tuer par amour. La plus vieille histoire d’une fille
si belle qu’elle en est méchante, à narrer les atroces turpitudes des hommes qu’elle
ensorcelle. La toute première à raconter comment une femme force un homme à l’enlever,
à fuir en se mettant tout le pays à dos et mourir pour elle. Cette histoire se
distingue du « roman courtois », dans lequel la femme n’est qu’un
objet passif du désir du chevalier. Ici, Yseut, elle fout les glandes à tout le
monde.
Au fil du temps, ce récit particulièrement
chevaleresque a fini par rejoindre celui d’Arthur et de sa table ronde. On
tue avec bravoure, on maudit avec courage, et l’on meurt en emportant avec soi
la femme qu’on aime. Tel sont les fondements de notre
littérature, de notre culture. Ça fait envie !
Il existe de très nombreuses versions de cette histoire, plus ou moins chrétiennes, plus ou moins pétries de valeurs crasses, mais toutes sont captivantes. Iseut (Isolde, Iseult, Yseult, comme on veut) est belle, forte, choisit son destin au péril de sa vie, Tristan est beau, noble, leur amour (tout artificiel) est trempé d'acier froid et coupant ; on passe par toute la palette des émotions qu'on peut humainement ressentir à la lecture de leurs actes de bravoures successifs et désespérés. Une histoire d'amour maudit qui a fait beaucoup, beaucoup, de petits, inspiration sans égale et sans limites pour tous les récits d'amour à venir, amen.
La plus ancienne et la plus connue est Le Roman de Tristan et Yseut de Béroul, rédigée aux alentours de 1170 (c'est celle que j'ai étudiée au lycée).
Elle est aujourd’hui incomplète, tout comme Le Tristan de Thomas d’Angleterre,
écrit vers 1175. Marie de France (à
qui l’on doit d’ailleurs le Lai de Graelent qu’écoute Tristan
dans la version de Bédier) s’est
inspirée de cette histoire pour écrire Le Lai du Chèvrefeuille,
entre 1160 et 1189. Le Cligès ou la
fausse morte de Chrétien de Troyes est également considérée comme une
version du mythe. De nombreux auteurs après eux ont tricoté leur propre
version, ajoutant d’autres fragments à ce grand puzzle (allez voir la page Wiki de ce mythe).
Pour ma part, je vous laisse avec la version de Joseph Bédier, qui a les immenses avantages d’être
complète et intelligible, puisque rédigée au début du siècle précédent. Elle
est constituée de 19 chapitres, que voici, et que j’égrènerai au fil des mois.
I — Les enfances de Tristan II — Le morhalt d’Irlande III— La quête de la belle aux cheveux d’or IV — Le philtre V — Brangien livrée aux serfs VI — Le grand pin VII — Le nain Frocin VIII — Le saut de la chapelle IX — La forêt du morois X — L’ermite Ogrin XI — Le gué aventureux XII — Le jugement par le fer rouge XIII — La voix du rossignol XIV — Le grelot merveilleux XV — Iseut aux blanches mains XVI — Kaherdin XVII — Dinas de Lidan XVIII — Tristan fou XIX — La mort
I
LES ENFANCES DE TRISTAN
Du wœrest zwâre baz
genant :
Juvente bele et la riant !
(Gottfried de Strasbourg.)
Juvente bele et la riant !
(Gottfried de Strasbourg.)
***
Aux temps anciens, le roi Marc régnait en
Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient, Rivalen, roi de
Loonnois, franchit la mer pour lui
porter son aide. Il le servit par l’épée et par le conseil, comme eût fait un
vassal, si fidèlement que Marc lui donna en
récompense la belle Blanchefleur, sa sœur, que le roi Rivalen aimait d’un merveilleux
amour.
Il la prit à femme au moutier de
Tintagel. Mais à peine l’eut-il épousée, la nouvelle lui vint que son ancien
ennemi, le
duc Morgan, s’étant abattu sur le
Loonnois, ruinait ses bourgs, ses camps, ses villes. Rivalen équipa ses nefs
hâtivement et emporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terre
lointaine. Il atterrit devant son château de Kanoël, confia la reine à la sauvegarde de son maréchal Rohalt, Rohalt que tous,
pour sa loyauté, appelaient d’un beau nom, Rohalt le Foi-Tenant ; puis,
ayant rassemblé ses barons, Rivalen partit pour soutenir sa guerre.
Blanchefleur l’attendit longuement.
Hélas ! il ne devait pas revenir. Un jour, elle apprit que le duc Morgan
l’avait tué en trahison. Elle ne le pleura point : ni cris, ni
lamentations, mais ses membres devinrent faibles et vains ; son âme
voulut, d’un fort désir, s’arracher de son corps. Rohalt s’efforçait de la
consoler :
« Reine, disait-il, on ne peut rien
gagner à mettre deuil sur deuil ; tous ceux qui naissent ne doivent-ils
pas mourir ? Que Dieu reçoive les morts et préserve les
vivants !… »
Mais elle ne voulut pas l’écouter. Trois jours elle attendit de rejoindre son cher seigneur.
Au quatrième jour, elle mit au monde un fils, et, l’ayant pris entre ses
bras :
« Fils, lui dit-elle, j’ai
longtemps désiré de te voir ; et je vois la plus belle créature que femme
ait jamais portée. Triste j’accouche, triste
est la première fête que je te fais, à
cause de toi j’ai tristesse à mourir. Et comme ainsi tu es venu sur terre par
tristesse, tu auras nom Tristan. »
Quand elle eut dit ces mots, elle le
baisa, et, sitôt qu’elle l’eut baisé, elle mourut. Rohalt le Foi-Tenant recueillit l’orphelin. Déjà les
hommes du duc Morgan enveloppaient le château de Kanoël : comment
Rohalt aurait-il pu soutenir longtemps la guerre ? On dit justement :
« Démesure n’est pas prouesse » ; il dut se rendre à la merci du
duc Morgan. Mais, de crainte que Morgan n’égorgeât le fils de Rivalen, le
maréchal le fit passer pour son propre enfant et l’éleva parmi ses fils.
Après sept ans accomplis, lorsque le temps fut venu de le reprendre aux femmes, Rohalt confia Tristan à un sage maître, le bon écuyer
Gorvenal. Gorvenal lui enseigna en
peu d’années les arts qui conviennent aux barons. Il lui apprit à manier la
lance, l’épée, l’écu et l’arc, à lancer des disques de pierre, à franchir d’un
bond les plus larges fossés ; il lui apprit à détester tout mensonge et
toute félonie, à secourir les faibles, à tenir la foi donnée ; il lui
apprit diverses manières de chant, le jeu de la harpe et l’art du veneur ;
et quand l’enfant chevauchait parmi les jeunes écuyers, on eût dit que son
cheval, ses armes et lui ne formaient qu’un seul corps et n’eussent jamais
été séparés. À le voir si noble et si fier, large des épaules, grêle des
flancs, fort, fidèle et preux, tous louaient Rohalt parce qu’il avait un tel
fils. Mais Rohalt, songeant à Rivalen et à Blanchefleur, de qui revivaient la
jeunesse et la grâce, chérissait Tristan comme son fils, et secrètement le
révérait comme son seigneur.
Or, il advint que toute sa joie lui fut
ravie, au jour où des marchands de Norvège, ayant attiré Tristan sur leur nef,
l’emportèrent comme une belle proie. Tandis qu’ils cinglaient vers des terres
inconnues, Tristan se débattait, ainsi qu’un jeune loup pris au piège. Mais
c’est vérité prouvée, et tous les mariniers le savent : la mer porte à
regret les nefs félonnes, et n’aide pas aux rapts ni aux traîtrises. Elle se
souleva furieuse, enveloppa la nef de ténèbres, et la chassa huit jours et huit
nuits à l’aventure. Enfin, les mariniers aperçurent à travers la brume une
côte hérissée de falaises et de récifs où elle voulait briser leur carène. Ils
se repentirent : connaissant que le courroux de la mer venait de cet
enfant ravi à la male heure, ils firent vœu de le délivrer et parèrent une
barque pour le déposer au rivage. Aussitôt tombèrent les vents et les vagues,
le ciel brilla, et, tandis que la nef des Norvégiens disparaissait au loin, les
flots calmés et riants portèrent la barque de Tristan sur le sable d’une grève.
À grand effort, il monta sur la falaise
et vit qu’au-delà d’une lande vallonnée et déserte, une forêt s’étendait sans
fin. Il se lamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son père, et la terre de
Loonnois, quand le bruit lointain d’une chasse à cor et à cri réjouit son cœur.
Au bord de la forêt, un beau cerf déboucha. La meute et les veneurs dévalaient
sur sa trace à grand bruit de voix et de trompes. Mais, comme les limiers se
suspendaient déjà par grappes au cuir de son garrot, la bête, à
quelques pas de Tristan, fléchit sur les jarrets et rendit les abois. Un
veneur la servit de l’épieu. Tandis que, rangés en cercle, les chasseurs
cornaient de prise, Tristan, étonné, vit le maître veneur entailler largement,
comme pour la trancher, la gorge du cerf. Il s’écria :
« Que faites-vous, seigneur ?
Sied-il de découper si noble bête comme un porc égorgé ? Est-ce donc la
coutume de ce pays ?
— Beau frère, répondit le veneur, que
fais-je là qui puisse te surprendre ? Oui, je détache d’abord la tête de
ce cerf, puis je trancherai son corps en quatre quartiers que nous porterons,
pendus aux arçons de nos selles, au roi Marc, notre seigneur. Ainsi
faisons-nous ; ainsi, dès le temps des plus anciens veneurs, ont toujours
fait les hommes de Cornouailles. Si pourtant tu connais quelque coutume plus
louable, montre-nous la ; prends ce couteau, beau-frère ; nous
l’apprendrons volontiers. »
Tristan se mit à genoux et dépouilla le
cerf avant de le défaire ; puis il dépeça la tête en laissant, comme il
convient, l’os corbin tout franc ; puis il leva les menus droits, le
mufle, la langue, les daintiers et la veine du cœur.
Et veneurs et valets de limiers, penchés
sur lui, le regardaient, charmés.
« Ami, dit le maître veneur, ces
coutumes sont belles ; en quelle terre les as-tu apprises ? Dis-nous
ton pays et ton nom.
— Beau seigneur, on m’appelle
Tristan ; et j’appris ces coutumes en mon pays de Loonnois.
— Tristan, dit le veneur, que Dieu
récompense le père qui t’éleva si noblement ! Sans doute, il est un baron
riche et puissant ? »
Mais Tristan, qui savait bien parler et
bien se taire, répondit par ruse :
« Non, seigneur, mon père est un
marchand. J’ai quitté secrètement sa maison sur une nef qui partait pour
trafiquer au loin, car je voulais apprendre comment se comportent les
hommes des terres étrangères. Mais, si vous m’acceptez parmi vos veneurs, je
vous suivrai volontiers, et vous ferai connaître, beau seigneur, d’autres
déduits de vénerie.
— Beau Tristan, je m’étonne qu’il soit
une terre où les fils des marchands savent ce qu’ignorent ailleurs les fils des
chevaliers. Mais viens avec nous, puisque tu le désires, et sois le bienvenu.
Nous te conduirons près du roi Marc, notre seigneur. »
Tristan achevait de défaire le cerf. Il
donna aux chiens le cœur, le massacre et les entrailles, et enseigna aux
chasseurs comment se doivent faire la curée et le forhu. Puis il planta sur des
fourches les morceaux bien divisés et les confia aux différents veneurs :
à l’un la tête, à l’autre le cimier et les grands filets ; à ceux-ci les
épaules, à ceux-là les cuissots, à cet autre le gros des nombles. Il leur
apprit comment ils devaient se ranger deux par deux pour chevaucher en belle
ordonnance, selon la noblesse des pièces de venaison dressées sur les
fourches.
Alors ils se mirent à la voie en
devisant, tant qu’ils découvrirent enfin un riche château. Des prairies
l’environnaient, des vergers, des eaux vives, des pêcheries et des terres de
labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le château se dressait sur la
mer, fort et beau, bien muni contre tout assaut et tous engins de guerre ;
et sa maîtresse tour, jadis élevée par les géants, était bâtie de blocs de
pierre, grands et bien taillés, disposés comme un échiquier de sinople et
d’azur.
Tristan demanda le nom de ce château.
« Beau valet, on le nomme Tintagel.
— Tintagel, s’écria Tristan, béni sois-tu
de Dieu, et bénis soient tes hôtes ! »
Seigneurs, c’est là que jadis, à
grand’joie, son père Rivalen avait épousé Blanchefleur. Mais, hélas !
Tristan l’ignorait.
Quand ils parvinrent au pied du donjon,
les fanfares des veneurs attirèrent aux portes les barons et le roi Marc
lui-même.
Après que le maître veneur lui eut conté
l’aventure, Marc admira le bel arroi de cette chevauchée, le cerf bien dépecé,
et le grand sens des coutumes de vénerie. Mais surtout il admirait le bel
enfant étranger, et ses yeux ne pouvaient se détacher de lui. D’où lui venait
cette première tendresse ? Le roi interrogeait son cœur et ne pouvait le
comprendre. Seigneurs, c’était son sang qui s’émouvait et parlait en lui, et
l’amour qu’il avait jadis porté à sa sœur Blanchefleur.
Le soir, quand les tables furent levées,
un jongleur gallois, maître en son art, s’avança parmi les barons assemblés, et
chanta des lais de harpe. Tristan était assis aux pieds du roi, et, comme le
harpeur préludait à une nouvelle mélodie, Tristan lui parla ainsi :
« Maître, ce lai est beau entre
tous : jadis les anciens Bretons l’ont fait pour célébrer les amours de Graelent. L’air en est doux, et douces
les paroles. Maître, ta voix est habile, harpe-le bien ! »
Le Gallois chanta, puis répondit :
« Enfant, que sais-tu donc de l’art
des instruments ? Si les marchands de la terre de Loonnois enseignent
aussi à leurs fils le jeu des harpes, des rotes et des vielles, lève-toi,
prends cette harpe, et montre ton adresse. »
Tristan prit la harpe et chanta si bellement
que les barons s’attendrissaient à l’entendre. Et Marc admirait le harpeur venu
de ce pays de Loonnois où jadis Rivalen avait emporté Blanchefleur.
Quand le lai fut achevé, le roi se tut
longuement.
« Fils, dit-il enfin, béni soit le
maître qui t’enseigna, et béni sois-tu de Dieu ! Dieu aime les bons
chanteurs. Leur voix et la voix de leur harpe pénètrent le cœur des hommes,
réveillent leurs souvenirs chers et leur font oublier maint deuil et maint
méfait. Tu es venu pour notre joie en cette demeure. Reste longtemps près de
moi, ami !
— Volontiers, je vous servirai, sire, répondit
Tristan, comme votre harpeur, votre veneur et votre homme lige. »
Frank Macoy Harshberger (1900-1975) >>
Il fit ainsi, et, durant trois années,
une mutuelle tendresse grandit dans leurs cœurs. Le jour, Tristan suivait Marc
aux plaids ou en chasse, et, la nuit, comme il couchait dans la chambre royale
parmi les privés et les fidèles, si le roi était triste, il harpait pour
apaiser son déconfort. Les barons le chérissaient, et, sur tous les autres,
comme l’histoire vous l’apprendra, le sénéchal Dinas de Lidan. Mais plus tendrement que les barons et que Dinas de
Lidan, le roi l’aimait. Malgré leur tendresse, Tristan ne se consolait pas
d’avoir perdu Rohalt son père, et son maître Gorvenal, et la terre de Loonnois.
Seigneurs, il sied au conteur qui veut
plaire d’éviter les trop longs récits. La matière de ce conte est si belle et
si diverse : que servirait de l’allonger ? Je dirai donc brièvement
comment, après avoir longtemps erré par les mers et les pays, Rohalt le
Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouva Tristan, et, montrant au roi
l’escarboucle jadis donnée par lui à Blanchefleur comme un cher présent
nuptial, lui dit :
« Roi Marc, celui-ci est Tristan de
Loonnois, votre neveu, fils de votre sœur Blanchefleur et du roi Rivalen. Le
duc Morgan tient sa terre à grand tort ; il est temps qu’elle fasse retour
au droit héritier. »
Et je dirai brièvement comment Tristan,
ayant reçu de son oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur les nefs de
Cornouailles, se fit reconnaître des anciens vassaux de son père, défia le
meurtrier de Rivalen, l’occit et recouvra sa terre.
Puis il songea que le roi Marc ne
pouvait plus vivre heureusement sans lui, et comme la noblesse de son cœur lui
révélait toujours le parti le plus sage, il manda ses comtes et ses barons et
leur parla ainsi :
« Seigneurs de Loonnois, j’ai
reconquis ce pays et j’ai vengé le roi Rivalen par l’aide de Dieu et par votre
aide. Ainsi j’ai rendu à mon père son droit. Mais deux hommes, Rohalt, et le
roi Marc de Cornouailles, ont soutenu l’orphelin et l’enfant errant, et je
dois aussi les appeler pères ; à ceux-là, pareillement, ne dois-je pas
rendre leur droit ? Or, un haut homme a deux choses à lui : sa terre
et son corps. Donc, à Rohalt, que voici, j’abandonnerai ma terre : père,
vous la tiendrez et votre fils la tiendra après vous. Au roi Marc,
j’abandonnerai mon corps ; je quitterai ce pays, bien qu’il me soit cher,
et j’irai servir mon seigneur Marc en Cornouailles. Telle est ma pensée ;
mais vous êtes mes féaux, seigneurs de Loonnois, et me devez le conseil ;
si donc l’un de vous veut m’enseigner une autre résolution, qu’il se lève et
qu’il parle ! »
Mais tous les barons le louèrent avec
des larmes, et Tristan, emmenant avec lui le seul Gorvenal, appareilla pour la
terre du roi Marc.
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