La Petite Sirène / Disney (1989) vs Hayao Miyazaki (2008) (I)


Karen Zachary Wang



Après le conte moyenâgeux et les animés antédiluviens, abordons la seule chose qui nous intéresse vraiment : ce que l’on fait aujourd’hui, avec ce trope de la femme-poisson. Et bien, après avoir ingurgité autant de déclinaisons de ce récit, j’en viens à la conclusion qu’il n’y a presqu’aucune différence entre le patriarcat de 1835, celui de 1968, celui de 1975, et celui de 1989. Si vous pensiez pouvoir utiliser l’argument « Ce sont des histoires qui correspondent à leur époque » et que je devrais réhabiliter Andersen à l’aune des progrès qui ont été faits depuis, on va être bien embêtés.

J’établirai donc l’indéfectible lien qui unit le dessin animé de Disney La petite Sirène, réalisé par John Musker et Ron Clements, sorti aux USA en 1989, au conte d’Andersen repris par Aksenchuk et Katsumata, tout en le comparant à ce que Miyazaki nous suggère en guise de mythe de la femme-poisson dans Ponyo sur la falaise, sorti en 2008, sur les points suivants :


1) La nature, les animaux et l’océan 
2) Le portrait de la petite sirène 
3) La famille : papa, maman et leurs filles 
4) Homme + femme = amour 
5) Rôles d’hommes, rôles de femmes 
6) Le retour à l’ordre cosmique



 
 La Petite Sirène - John Musker et Ron Clements


VS

✰✰✰✰✰ 
Ponyo sur la falaise - Hayao Miyazaki





La NATURE, les ANIMAUX
et l’OCEAN

Il convient d’en parler avant toute chose, puisqu’il s’agit du décor. Andersen, Aksenchuk et Katsumata partagent le même imaginaire concernant le rôle de la nature, conçu à base de spécisme ordinaire. L’océan est ici un décor, joli et divertissant, un monde merveilleux qui se plie à l’activité humaine, et même inventé par elle puisque ce monde est imaginaire. Chez Disney les animaux parlent et se comportent comme des humains, dans une imitation de société où règnent la même étiquette, les mêmes rois et les mêmes comportements qu’à la surface. Leur infériorité est toutefois pesamment mise en avant : ce n’est qu’une imitation. Chez Andersen, il est question d’une âme que seuls les humains possèdent, tandis que chez Disney, les animaux chantent et dansent pour les protagonistes car ils n’ont pas de vie propre. L’utilisation de voix à intonations africaines (pour Sébastien par exemple) et ses implications idéologiques ont déjà été soulignés par d’autres que moi


Chez Miyazaki aussi, la nature est belle, il nous livre comme d’habitude de mirobolantes images. La différence entre ce dernier film et les trois autres réside dans le point de vue adopté. Pour commencer, Miyazaki donne à chaque animal son comportement d’animal. Pourtant, le film se place immédiatement du côté du merveilleux lui aussi, sans ressentir le besoin de faire couler de la guimauve Les couleurs, les mouvements, les sons suffisent. Nous sommes simplement à hauteur d’enfant.

Ponyo et Sosuke

L'humain est littéralement écrasé, noyé par la puissance de l’océan et non maître en son royaume. Seuls les enfants, et quelques adultes tenus par la main, peuvent avoir accès à la vision du monde invisible, où vivent les gardiens de l’ordre cosmique. Ce monde invisible, c’est le monde que défend  Miyazaki, en nous expliquant qu’il n’a rien d’invisible : c’est celui où nous vivons, et nous le mettons en danger. « L’ordre cosmique » (que nous définirons plus loin) est dans ce film le destinataire final, comme l’ordre patriarcal l’est chez les trois autres et chez Andersen. Lorsque Ponyo perturbe les forces de vie contenus dans l’un des chaudrons magiques de son père, des poissons paléolithiques - par ailleurs tout à fait paisibles - s’emparent de l’espace humain (routes, villes) et la lune amorce une inexorable descente. Il ne s’agit donc pas d’empêcher l’honneur du père Triton être piétiné par le comportement de sa fille, mais d’empêcher que tout ça nous retombe sur le râble.


La PETITE SIRÈNE :
PORTRAIT d’une FEMME-POISSON

Observer « l’évolution » de cette figure à travers ces récits successifs est parfaitement saisissant. Parlons packaging machiste.

Andersen plante les bases : une belle et frêle créature marine dépérit d’insatisfaction dans son palais de corail. Elle ne se sent pas à sa place, elle voudrait vivre là-haut, comme une humaine. A ce désir s’ajoute l’amour qu’elle porte à un prude et preux prince (à vos souhaits). Pour avoir des jambes pendant trois jours, elle doit sacrifier sa voix et endurer mille peines, sans aucune garantie de prise de la greffe après trois jours, ce qui se soldera par la mort le cas échéant, choix devant lequel elle n’hésite pas un quart de milliseconde (c’est évident voyons). Ça finit mal, mais comme elle a été « bien bonne », elle peut devenir une « fille de l’air » si elle continue comme ça pendant 300 ans donc ça finit bien (!!).

Les deux animés s’emparent du récit d’Andersen en n’y opérant que de légères variations. Comme il ne s’agit que de raconter une vieille légende et pas du tout d’éduquer les enfants à quoi que ce soit, il est bon de respecter la trame du maître.

Par contre, pour Disney, ça va être plus délicat. Déjà, faire mourir une jeune fille de 15 ans, bon, c’est pas tout public tu vois. Ensuite, la douleur, ça ne vend pas. Il faut mieux du courage et de la satisfaction bien méritée, des valeurs positives. Nous avons donc une Ariel confiante en elle, active et délurée, à qui la chance sourit quand elle y met du sien. Devenir une femme n’est pas du tout une malédiction, mais une chance merveilleuse, celle de pouvoir porter des robes fantastiques et vivre des histoires d’amour avec un homme. Pour tout le reste, comme il ne s’agit que de raconter une vieille légende et pas du tout d’éduquer les enfants à quoi que ce soit, il est toujours bon de respecter la trame du maître. La pression sur le personnage est toujours la même et même encore plus précisément explicitée : avec Triton, on est loin de l’allégorie lorsqu’il saccage le jardin secret de sa fille en lui rappelant qu’elle doit lui obéir tant qu’elle vivra sous son océan.


L’attente et le soupir la caractérisent toujours, mais elle prend encore les accents sexys de la lascivité. Florilège de moues qui sont autant de conseils stratégiques que donne Disney pour réussir dans la vie.






Au sujet de « réussir sa vie », accomplir sa quête etc… celle d’Ariel consiste essentiellement à passer la bague au doigt du prince, et pas vraiment apprendre à lire et découvrir le monde comme elle le prétend à un moment. Elle parle de « savoir et pouvoir », discours émancipé, et surtout pas d’amour, qu’elle ne connaît pas encore, mais son corps parle pour elle : elle se masturbe littéralement sur les parois de sa cage. Elle a rempli ladite cage d’une multitude d’objets, qui constituent pour elle un « paradis ». Les scènes, les dialogues, les personnages sont saturés de sexualité, et tout particulièrement Ariel. Elle rêve d’amour et de luxe, et dans tous les cas, ce qu’elle obtiendra lui sera accordé par son père, sans le soutien de qui elle ne peut rien, sinon d’être trompée par la sorcière.



Bon j’arrête, ça me gave.

Parlons de Ponyo.

Ponyo et ses soeurs

Ah ! Voilà un personnage qui ne se prend pas les pieds dans le tapis. Alors que jusque-là, on était en pleine érotisation de la pure virginité, discours quand même limite, on a une petite fille de 5 ans qui ne vous prêtera à aucune confusion. Pas de coquillage sur les seins, pas de taille de guêpe, pas d’yeux de chatte, pas de convulsions orgasmiques, pas de cheveux à la Jessica Rabbit auxquels on aurait rajouté un programme « mise en pli automatique au gré de l’eau », pas de prince charmant, pas de soupirs. Ponyo n’a pas envie de se marier, quoiqu’elle ait envie d’aimer, et d’être aimée en retour, elle veut pouvoir être l’amie de Sosuke, le petit garçon de 5 ans, elle veut être libre de choisir. Elle n’envie pas le monde humain mais elle aime le jambon et la soupe de pâtes instantanées. Pas de robe, pas de bal, pas de feu d’artifice, de ce côté-là, son monde d’origine est beaucoup plus intéressant. Ponyo peut d’ailleurs être considérée comme « supérieure » à Sosuke, en tant qu’être magique du monde invisible, fille de la reine de la Mer de surcroît. En fait, avant d’être Ponyo, elle est Brunnhilde, walkyrie désobéissante fille de Budli. Sosuke lui, n’est même pas prince ! Lorsque Ponyo parvient à devenir humaine, il se produit le contraire de ce que l’on trouve chez Andersen : Ponyo renonce à  ses pouvoirs, alors que la petite sirène du conte, qui n’a pas de pouvoirs particuliers, se voit refuser l’immortalité de l’âme. Ponyo va à Sosuke, et pas l’inverse. La comparaison, en fait, n’a pas lieu d’être dans le long-métrage de Miyazaki : l’ordre hiérarchique ne peut tenir lieu de relation entre les sexes. Pour obtenir cette égalité, ce respect à l’égard des êtres vivants qui se dégagent de l’œuvre de Miyazaki, il a « suffi » à ce dernier d’inverser le schéma narratif d’Andersen…

Brunnhild, carte postale de G. Bussière



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