La colonialité du pouvoir - Aníbal Quijano



Quand j’ai commencé à ouvrir des bouquins – sur les conseils de mon sociologue préféré – je suis tombé dès le départ sur les travaux de penseurs et penseuses sud-américain·es, qui ont été très acti·ves sur la question du féminisme, de la colonisation et du système capitaliste. En fait, il n’a pas fallu longtemps pour que mes questions sur le féminisme ne m’amènent sur le terrain de la colonisation. La manière dont la société occidentale traite la question du genre a tout à voir avec la manière dont elle traite la question de la race, qu’elle a élaboré à l’occasion de la colonisation et la mise en sujétion, à des degrés variés, tout ce qui n’était pas blanc. Aujourd’hui, on va parler de colonialité du pouvoir.

 

La notion de colonialité du pouvoir a été pensée par Aníbal Quijano, sociologue péruvien qui a longtemps travaillé au sein du champ des études décoloniales et de la subalternité. Le concept en lui-même apparait pour la première fois en 1992 dans l’un de ses articles, colonialidad y modernidad/racionalidad au sein du projet Modernité / Colonialité (si vous trouvez une traduction de ce texte, je suis preneuse !)

 


 

Il a pensé le pouvoir, le racisme et les liens que ces deux-là entretiennent pour faire tourner le monde capitaliste euro-centré.

 


« La notion selon laquelle la « race » est un phénomène de la biologie humaine ayant des implications nécessaires pour l’histoire naturelle de l’espèce et donc pour l’histoire des rapports de pouvoir, est bien enracinée, persistante et quasiment universelle. C’est ainsi qu’on pourrait expliquer l’exceptionnelle efficacité de cet instrument moderne de domination sociale. Néanmoins, il s’agit d’une construction idéologique nue, qui n’a, littéralement, rien à voir avec la structure biologique du genre humain et tout à voir, en revanche, avec l’histoire des rapports de pouvoir dans le capitalisme mondial, colonial/moderne et eurocentré. »

« Race » et colonialité du pouvoir

 

Sur cette base « naturelle » (donc d’aspect « scientifique » et religieuse) qui trie les humains du primitif à l’évolué, on plaque assez facilement une échelle de domination de certain·es humain·es sur d’autres. Les strates que crée ce racisme sont fonctionnelles, elles sont très efficaces pour ordonner une société de travailleureuses, faire tourner le marché, l’économie, la répression. Il n’y aurait rien de pire que l’égalité pour un capitalisme qui a besoin d’externaliser ses problèmes, de bas salaires et de bras en très grande quantité pour des tâches exténuantes, mais aussi, d’un autre côté, d’ouvrièr·es qualifié·es et de cadres valorisé·es. Elle a besoin de zones d’extraction de ses matières premières éloignées spatialement et politiquement des zones où elles transforment et où elle vend. Elle a besoin d’une société stratifiée localement et mondialement ; la colonisation a fait le boulot. Quijano parle de division raciale du travail.

L’abolition de l’esclavage, les luttes contre le racisme, les guerres d'indépendance qui l’ont précédée et celles qui l’ont suivie n’ont rien changé à cet état de fait : l’esclavage n’a été qu’une modalité de la colonisation et elle survit parfaitement sans lui. De même, après la colonisation, il reste encore la colonialité, qui s’est établie dans le colonialisme et lui a survécu.

Le racisme, aujourd’hui et dans des pays comme la France mais aussi le Pérou, ne s’avance plus si frontalement (encore que…) car il n’est plus admis socialement et culturellement, il n’est plus légitime idéologiquement. Il prend toutefois d’autres formes, notamment des formes de discriminations qui ne font plus intervenir directement l’ethnicité ou la couleur de peau, mais des concepts qui sont tout de même la conséquence de siècles de pratiques et de conceptualisation racistes colonialistes.

 

« La pratique de la discrimination doit aujourd’hui se dissimuler, souvent mais pas toujours avec succès, derrière des codes sociaux qui se réfèrent aux différences d’éducation et de revenus, lesquelles sont précisément une des conséquences les plus claires des rapports sociaux racistes. »

« Race » et colonialité du pouvoir

 

« La classification raciale de la population ainsi que la précoce association des nouvelles identités raciales des colonisés aux formes de contrôle du travail non payées et non salariées, développa parmi les Européens ou Blancs le sentiment que le travail payé était le privilège des Blancs. L’infériorité raciale des colonisés impliquait qu’ils n’étaient pas dignes de percevoir un salaire. Ils étaient naturellement tenus de travailler au profit de leurs maîtres. Encore aujourd’hui, il est relativement aisé d’observer cette attitude parmi les propriétaires terriens blancs, dans quelque endroit du monde que ce soit. Et de nos jours, le salaire moins élevé à travail égal des races inférieures par rapport à celui des Blancs, dans les centres capitalistes, ne saurait, lui non plus, être expliqué sans prendre en considération la classification sociale raciste de la population du monde. En d’autres termes, sans prendre en compte la colonialité du pouvoir capitaliste mondial. »

Colonialité du pouvoir, eurocentrisme et Amérique latine


Les structures de la colonialité sont aujourd’hui globalisées, mondialisées et touchent tous les aspects de nos vies, où que nous vivions dans le monde.

 

« Le modèle de pouvoir actuel est, en premier lieu, le premier modèle réellement mondial de l’histoire connue ; et ce dans plusieurs sens spécifiques. Premièrement, il est le premier dans lequel, au sein de chacun des domaines de l’existence sociale, sont articulées toutes les formes historiquement connues de contrôle des relations sociales correspondantes, configurant dans chaque aire une unique structure dotée de relations systématiques entre ses composantes ; et il en va de même pour les relations au niveau de l’ensemble du modèle. Deuxièmement, il est le premier dans lequel chacune de ces structures correspondant à chaque domaine de l’existence sociale est placée sous l’hégémonie d’une institution produite au sein du processus de formation et de développement de ce même modèle de pouvoir. Ainsi, pour le contrôle du travail, de ses ressources et de ses produits, on trouve l’entreprise capitaliste ; pour le contrôle du sexe, de ses ressources et de ses produits, on trouve la famille bourgeoise ; pour le contrôle de l’autorité, de ses ressources et de ses produits, l'État-nation ; pour le contrôle de l’intersubjectivité, l’eurocentrisme. Troisièmement, chacune de ces institutions existe dans des relations d’interdépendance par rapport à chacune des autres. Le modèle de pouvoir est, par conséquent, configuré comme un système. Quatrièmement, enfin, ce modèle de pouvoir mondial est le premier à comprendre la totalité de la population de la planète. »

Colonialité du pouvoir, eurocentrisme et Amérique latine


Je vous laisse avec le premier texte (source : Cairn info) dont je propose une version audio, puis le second qui centre sa réflexion sur la société sud-américaine, mais va aussi plus avant dans la définition de la colonialité. Je précise que je regroupe tous ces textes (quand il en existe une version pdf) qui jalonnent mes recherches dans un dossier drive disponible en suivant ce lien.


« Race » et colonialité du pouvoir

 


 

 
 

 

Colonialité du pouvoir, eurocentrisme et

Amérique latine

 


 

 

On se retrouve la semaine prochaine pour faire dialoguer ces textes avec une figure du féminisme sud-américain, Maria Lugones, sur la questions du genre.

 

 

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