La colonialité du genre - María Lugones


Une de mes premières lectures – avant même Françoise Vergès mais ça m’a paru pertinent de présenter les textes dans cet ordre – a été la découverte des théories de María Lugones. Le continent sud-américain a été la source d’une intense pensée sur la colonialisation, la racialisation et le féminisme, il sera ici notamment question d’Aníbal Quijano, qui a développé la notion de colonialité du pouvoir, que nous avons vue la semaine dernière.


Dans cet essai (source : OpenEdition), María Lugones va plus loin avec la notion de colonialité du genre.

Le colonialisme, le capitalisme, et l’impérialisme, ont comme « terraformé » les mondes colonisés, au point, selon elle, de créer la catégorie « femme » là où elle n’existait pas, et une domination masculine là où il n’y en avait pas pré-colonisation.

 

Au moment où le capitalisme mondial Eurocentré se constitua par la colonisation, des différentiels de genre furent introduits là où il n'y en avait pas. Oyéronké Oyewùmí nous montre que le système sexuel oppressif qui fut imposé à la société Yoruba fit bien plus que transformer l’organisation de la reproduction. Son argument nous montre que la portée du système de genre imposé par le colonialisme englobe la subordination des femelles dans tous les aspects de la vie.

[…]

Oyéronké Oyewùmí, dans son ouvrage The Invention of Women, questionne la validité du patriarcat en tant que catégorie transculturelle. Elle le fait, non pas en contrastant patriarcat et matriarcat, mais en affirmant que « le genre n'était pas un principe organisateur dans la société Yoruba avant la colonisation par l'Occident ». Aucun système de genre n'était en place. En fait, elle nous dit que le genre est devenu « important dans les études Yoruba, non pas comme un artefact de la vie Yoruba, mais parce que la vie Yoruba, passée et présente, a été traduite en anglais pour correspondre au modèle Occidental corps-raison ». L’assomption selon laquelle la société Yoruba incluait le genre comme principe d’organisation est un autre cas « de dominance occidentale dans la documentation et l’interprétation du monde, facilitée par la dominance matérielle globale de l’Occident. » Elle nous dit que « les chercheurs trouvent toujours le genre quand ils le cherchent. »


Il ne s’agit pas seulement de l’importation d'un concept, d’une catégorie sociale pour parachever l’acculturation des colonisés, c’est carrément une réorganisation de leurs liens sociaux pour réaliser la stratification sociale nécessaire au capitalisme au sein de ces cultures : en introduisant le concept de femme, on importe aussi le concept d’inférieure à l’homme colonisé, pour assurer à celui-ci une forme de domination au sein de sa propre culture colonisée et ainsi, probablement, consolider son adhésion au projet colonial.

Autrement dit, tout comme on a assigné une race aux colonisé·es, on leur a assigné un genre.

 

La naturalisation des différences sexuelles est un autre produit de l'usage moderne de la science, que Quijano pointe pour le cas de la « race ». Il est important d’observer que toutes les traditions ne corrigent pas, ni ne normalisent, les personnes intersexuées. Ainsi, de même que pour d'autres caractéristiques présupposées, il convient de s'interroger sur la manière dont le dimorphisme sexuel a servi et sert la domination/exploitation capitaliste globale Eurocentrée.

 

Pour en lire davantage sur María Lugones et sa pensée, je vous conseille cette page qui fait le point sur cette autrice et ses travaux.

 

La colonialité du genre




 

 


Les thèses de Lugones servent aujourd’hui d’argument – partagé par Vergès, mais aussi, « fortuitement » par le fémonationalisme et les anti-féministes – en faveur de l’idée selon laquelle la classe des femmes n’existe pas en dehors d’un féminisme occidental blanc bourgeois, qui n’est pas concerné par ou a épuisé toutes les oppressions : riches, blanches, valides, il n’y a guère plus que leur genre qui puisse les mettre en lutte. Autant dire que la classe des femmes n’existe pas tout court

 

Si ce constat me parait assez censé, dans le fond, plusieurs petites lumières s’allument dans ma tête à sa lecture :

- Si la femme n’est pas une classe sociale, en l’admettant, je veux dire, qu’est-elle alors ? Si on l’efface on renvoie les femmes racisées à leur race et les femmes blanches à leur bourgeoisie… me semble que les angles morts s’agrandissent là, et que ce qui reste pour décrire le réel est bien insuffisant.

- Le message finalement c’est : « le problème c’est le capitalisme, le racisme et le classisme. On n’a pas besoin du féminisme. » J’ai pourtant pas l’impression que lutte des classe, anti-racisme et anti-capitalisme ont les moyens ni même l’envie de venir à bout du sexisme : il suffit de voir les scandales qui éclatent régulièrement dans les milieux militants pour s’en convaincre.

- J’ai un mal de chien à me défaire de mon expérience de femme, diminuée, discriminée et brutalisée en raison de mon sexe. Être bourgeoise m’aurait peut-être évité bien des emmerdes… mais ça n’est vraiment pas certains, les violences faites aux femmes défient les classes sociales – même s’il est vrai que le racisme les institutionnalisent.C'est une de mes œillères et c'est pour ça que je cherche aussi.

- C’est bien à la vision dualiste, hétéro-normée et euro-centrée que s’attaque le féminisme intersectionnel.

- La très grande majorité des sociétés pré-coloniales n’ont pas attendu l’occident pour être patriarcales. On peut même parler de « jonction des patriarcats » en parlant de la colonisation. Et c’est de ça qu’on causera la semaine prochaine avec Julieta Paredes.

 

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