Le Dust Bowl, Dorothea Lange et Sanora Babb
Comme l’écriture des articles à venir sur mon incursion en sociologie prend plus de temps que prévu, j’avais envie de vous partager une découverte documentaire faite l’an dernier. Un triple découverte en fait : celle de la catastrophe naturelle que l’on a appelée le « Dust Bowl », une longue (10 ans) série de tempêtes de poussière qui ont ravagé une région à cheval sur l'Oklahoma, le Kansas et le Texas dans les années 1930, et celles du travail de la photographe Dorothea Lange et de l’autrice Sanora Babb, qui l’ont documentée.
LE DUST BOWL | Mordre la poussière
Je suis tombée sur cette série documentaire diffusée par Arte TV en juillet dernier, et ils sont encore diffusés sur leur plate-forme jusqu’au 29 août 2023, donc profitez-en !
Je n’avais eu que des échos très vagues de ces évènements, alors qu’il s’agit encore aujourd’hui de l'une des catastrophes naturelles la plus longue et la plus impressionnante que l’humanité ait eu à traverser. Les témoignages et les images qui nous sont parvenus témoignent rien de moins que d’une apocalypse qui aura fortement marqué les habitants de ces régions, mais aussi les pratiques agricoles dans le monde entier. Je vous en fais ici un petit topo pour vous donner envie de visionner la série en quatre volets de Ken Burns, qui m’a laissée K.O.
Nous sommes en 1934 : la Grande Dépression prend de plus en plus d'ampleur et la production industrielle dans le pays a diminué de moitié depuis 1929. Le chômage atteint quasiment 25% de la population active et la famine pointe son nez aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Franklin Delano Roosevelt vient tout juste d’abroger le Volstead Act, mettant ainsi fin à la Prohibition pour tenter d’amoindrir les effets de la crise. Mais les États-Unis ne sont pas au bout de leur peine…
A map of the United States showing the area affected by the Dust Bowl (from Moore, 2020). |
Mais pour compenser les ravages de la crise (la récolte record de 1931 se transformant en surproduction, à laquelle s’ajoute la déflation), les exploitants augmentent d’une part leurs surfaces de productions, et d’autre part l’intensité, la profondeur et la fréquence de leurs labours. Les sols dégarnis de la végétation spécifiquement adaptée au climat qui tenait le sol en place, le vent et une sécheresse prolongée va alors faire basculer le délicat équilibre qui permettait encore aux champs de donner du blé.
A dust storm approaches Stratford, Texas (1935) |
Pendant près de 10 ans, les sols asséchés vont faire naître des colonnes gigantesques de poussière portées par les vents, qui décapent la couche arable pour s’abattre sur les Plaines et jusqu’au Wisconsin… Elles engloutissent tout, champs, matériel et habitations, plongeant les habitants dans le noir, la misère et la maladie. Des hordes de lièvres et de sauterelles vont parcourir la région, rongeant les derniers piquets de clôture… Chiens, chevaux et enfants succombent, les poumons saturés de poussière, les hommes et les femmes perdent leur dernier moyen de subsistance. La crise est alors alimentaire, sociale, économique.
"You give us beer. Now give us water" |
Cette situation intenable dure longtemps et des millions d’américains sont jetés sur les routes, notamment la légendaire Road 66, pour se réfugier en Californie… Les plus touchés sont les paysans de l’Oklahoma et de l’Arkansas, ils seront nommés de manière péjoratives les Okies et les Arkies : pauvres, peu éduqués, minés par ce qu’ils venaient de vivre, s’abattant en nombre dans la région pour s’ajouter à la misère déjà présente et parqués dans des centres dressés à la hâte, ils ne sont pas particulièrement bien accueillis.
Les USA vont se tirer de ce mauvais pas par le haut, en amendant leurs pratiques agricoles, et c’est le monde entier qui va apprendre de ces nouvelles pratiques, à savoir les cultures en courbes de niveau pour lutter contre l’érosion éolienne, la culture sans labour voire le semis direct, l’alternance des cultures, la jachère, l’afforestation, la diminution du bétail.
Extrait du documentaire : "La pluie ruisselle sur Roosevelt, imperturbable." |
À Amarillo, où la sécheresse durait depuis 8 ans, la pluie tombe à nouveau le 11 juillet 1938, en plein discours de Roosevelt qui était venu apporter son soutien à la population de la région. En 1939, le « bassin de poussière » a été réduit au cinquième de sa taille initiale. À l’aube de la Seconde Guerre Mondiale, les moissons retrouvent leur générosité d’avant la crise, les prix remontent… le pays entre dans une nouvelle ère de prospérité.
DOROTHEA LANGE | L’œil de la Grande Dépression
Paul S. Taylor, Texas (1936) |
Elle suit des études de photographie à la Columbia University auprès de Clarence Hudson White puis poursuit son apprentissage dans des différents studios, ainsi qu'avec Arnold Genthe. avant d’ouvrir son propre studio à New York. Elle y réalise des portraits de l'élite de la ville, ce qui lui permet de subvenir aux besoins de sa famille pendant 15 ans. Elle est alors mariée au peintre Maynard Dixon, avec qui elle a deux fils.
Lorsque La Grande Dépression s'abat sur le pays, elle décide de redescendre dans la rue, où elle réalise des clichés, le plus souvent des portraits représentant la pauvreté des sans-abris, des chômeurs et des déshérités de la ville. Elle est repérée et recrutée par la Resettlement Administration (RA) comme photographe officielle en 1935. Elle travaille également pour le San Francisco News et sa documentation de la détresse de la population américaine permet le déblocage d’une aide d’urgence par le gouvernement fédéral.
Hopi Indian, New Mexico (1923) |
En 1935, elle se trouve en Californie avec
son second mari Paul Schuster Taylor un économiste, auprès de qui elle travaille pour le compte la
RA. Elle parcourt l’État, observe et documente l’arrivée des migrants dans la région, ce qui
permet, une nouvelle fois, de débloquer des fonds d’urgence pour construire
le premier camp de migrants à Marysville. De portraitiste, elle est devenue photo-journaliste et photographe documentaire. Les clichés qu’elle fait de cette
époque l’ont rendue célèbre par la force de leur évocation, l’empathie et la
dignité qui s’en dégage. Elle prend le temps de dialoguer avec les personnes
qu’elle photographie et en tire de longues légendes et annotations qui accompagnent ses
images, les transformant en récits personnels illustrés avec justesse. Elle rend palpable la détresse de ses sujets ; presque toutes ses photos rendent compte d'une attente, d'une anxiété latente de personnes déplacées, en escale, en pause. Son cliché Migrant Mother est devenu la photo la plus reproduite dans le monde.
« I saw and approached the hungry and desperate mother, as if drawn by a magnet. I do not remember how I explained my presence or my camera to her, but I do remember she asked me no questions. I made five exposures, working closer and closer from the same direction. I did not ask her name or her history. She told me her age, that she was thirty-two. She said that they had been living on frozen vegetables from the surrounding fields, and birds that the children killed. She had just sold the tires from her car to buy food. There she sat in that lean-to tent with her children huddled around her, and seemed to know that my pictures might help her, and so she helped me. There was a sort of equality about it. »
Elle travaille par la suite pour la Farm Security Administration, dirigée par Rexford Guy Tugwell, économiste membre du Brain Trust qui conseille alors Roosevelt et qui utilise l’image photographique dans sa communication auprès des sphères politiques et financières.
Dans les années 1940, elle s’intéresse à la condition des femmes, des noir·es et des migrant·es. Elle photographie pour le magazine Fortune l’explosion démographique de la baie de San Francisco qui embauche massivement dans les chantiers navals pour soutenir l’effort de guerre.
Crossroads Store, Alabama , 1937 |
Shipyard Worker, Richmond California (1943) |
En 1942, après l'attaque de Pearl Harbor, elle est chargée de documenter
les conditions de vie des personnes d’origines japonaises internées de force
dans des camps californiens. Censément payée pour démontrer les bonnes
conditions d’accueil de ces camps, elle en tire au contraire un rapport
accablant, qui est alors censuré par l’administration Roosevelt. Ces photos ne seront publiées qu'en 2006.
Dust Storm. Manzanar, California (1942) |
Young Child at the Window, San Francisco (1942) |
En 1945, elle commence à enseigner à la California Scholl of Fine Art. C'est avec un de ses enseignants, Minor White, et d'autres photographes de l'époque qu'elle participe en 1952 à la fondation du magazine Aperture.
Elle meurt le 11 octobre 1965, d'un cancer de l’œsophage, probablement dû à un syndrome post-polio, trois mois avant la rétrospective que lui consacre le MoMA de New York, la toute première consacrée à une femme photographe.
SANORA BABB | Celle dont le nom est inconnu
Sanora Babb naît en 1907 à Red Rock, en Oklahoma, sur le territoire des natifs-américains Otoes, avec qui elle développe une longue amitié. Sa famille s’installe par la suite dans le Colorado, sur une ferme de Sorgho. Suite à de mauvaises récoltes plusieurs années consécutives, elle et sa famille repartent pour l’Oklahoma, où elle se rend pour la première fois à l’école à l’âge de 11 ans. Quoiqu’elle soit également employée dans une imprimerie, comme pigiste dans un journal local et même comme enseignante, elle termine son lycée comme major de sa promotion. Elle part ensuite étudier au Kansas mais après une seule année, par manque d’argent, elle est transférée comme enseignante dans un collège de Garden City.
Don Ornitz/Joanne Dearcopp : Sanora Babb, California (1938) |
Elle s'installe ensuite à Los Angeles où elle
vit de sa plume en tant que journaliste, pigiste, secrétaire ou script pour
la radio. Ses poèmes et ses nouvelles sont déjà éditées à travers tous les pays.
La Grande Dépression la frappe de plein fouet et elle s’est se retrouve parfois à la rue.
En 1938, elle est embauchée par la Farm Security Administration où elle documente elle aussi l’arrivée des migrants en Californie, chassés par le Dust Bowl. Elle envoie alors ses notes à Tom Collins, son superviseur, qui va à son tour, sans le lui faire savoir, les communiquer à… John Steinbeck. Celui-ci s’en inspire largement pour écrire Les raisins de la colère. Lorsqu’elle soumet à son éditeur son propre manuscrit issu de ces notes, sous le titre Whose Names Are Unknown, le roman de Steinbeck est déjà sorti et connait le succès qu’on lui connait. Les éditions Random House ne veulent pas prendre le risque de publier un ouvrage sur le même thème ; il ne sortira qu’en 2004, un an avant sa mort.
James Wong Howe et Sanora Babb (1937) |
Marxiste, secrétaire de la League of American Writers, une association d’auteurices, de journalistes et de critiques communistes de la côte ouest, mariée à James Wong Howe, Sanora Babb est dans la ligne de mire du House Un-American Activities Committee et s’installe, avec son mari, à Mexico City.
Elle publie dès 1958 des ouvrages qui retracent en grande partie son propre parcours, avec The Lost Traveler, puis ses mémoires en 1970 sous le titre de An Owl on Every Post. Par la suite, elle fera d’autres récits témoignant des évènements de la Grande Dépression, avec The Killer Instinct and Other Stories from the Great Depression (1987) ou On the Dirty Plate Trail: Remembering the Dust Bowl Refugee Camps (2007). Vous pouvez trouver d’autres infos et liens vers son travail sur son site.
Impressive, huh ?
J’ai été estomaquée par le récit que fait Ken Burns du Dust Bowl, par le travail de Dorothea Lange et le cruel destin qui a été celui du travail de Babb sur le sujet. J’en suis sortie abattue, aussi : n’y at-il que les catastrophes qui nous fassent réfléchir et repenser nos pratiques ? Cet épisode dramatique n’a qu’à peine ébranlé les valeurs surproductives du capitalisme, qui n’en est sorti que plus efficient, plus… durable. Mais pour combien de temps ? Aujourd’hui, le spectre du Dust Bowl refait surface d’après plusieurs études (ici et là) menées par Tim Cowan, qui estime que les conditions climatiques sont à nouveau réunies pour provoquer ce type d’évènements climatiques. Du reste, sécheresses, incendies, tempêtes violentes, moussons interminables et effondrement de la biodiversité attestent chaque jour, chaque mois, depuis des années, de l’urgence qui nous pend au nez. Quand l’intégralité de l’humanité sera aux abois, il sera franchement compliqué de monter des camps de réfugiés, envoyer de l’aide alimentaire et dresser des New Deals.
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