Rien ne s’oppose à la nuit - Delphine de Vigan
On m’a souvent recommandé cet ouvrage. Comme ici ce n’est pas
le temps qui me manque, je me lance dans des lectures que je n’aurais
probablement pas entreprises dans une autre situation. Delphine de Vigan y retrace la vie de sa mère, Lucile, qui vient de
mourir. Pour cela, elle a fouiné, enquêté, déclenchant souvent les réactions
tourmentées de sa famille. Elle veut comprendre, saisir, éclairer, livrer au
monde aussi.
Les extraits suivants s’ouvrent sur les mots mêmes de sa mère
(en italique), qui a écrit une lettre à toute sa famille (parents, frères,
sœurs et enfants) pour livrer son terrible secret - révélation qui sera d’un
suivie d’un silence de plomb que je connais bien. C’est dans l’épaisseur de ce
silence que sa folie va se déclarer quelques mois plus tard, à la faveur de sa
dépression et de son alcoolisme.
J’ai moi-même écrit une telle lettre, plusieurs même, que je
n’ai jamais osé envoyer parce que je redoute les effets qu’un tel silence pourrait
avoir sur mon équilibre déjà précaire. Le silence, le doute, les souvenirs qui
s’évaporent, les tensions, la peur, l’air qui manque, les mots que personne ne
veut prononcer, les décisions que personne ne veut prendre, la vérité que
personne ne veut entendre… je connais tout ça.
« La
nuit je ne dors pas, je suis traquée. Forrest dort en haut. Je vais pisser, mon
père me guettait, il me donne un somnifère et m’entraîne dans son lit. Il m’a
violée pendant son sommeil, j’avais 16 ans, je l’ai dit. »
Écrire sur sa famille est sans aucun
doute le moyen le plus sûr de se fâcher avec elle.
Je tire à bout portant et je le sais.
La peut suffit-elle à se taire ?
Je repars convaincue que le seul
chemin possible au point où j’en suis, au point où nous en sommes tous, est
celui qui passe par ce point.
À 32 ans, Lucile écrit que son père
l’a violée. Elle envoie le texte à ses parents et à ses frères et sœurs, nous
le donne à lire. Pendant quelques semaines, j’imagine qu’il va se passer
quelque chose de très grave et tout à fait retentissant, une implosion
familiale qui ne manquera pas de provoquer de terribles dégâts. Je suis dans
l’attente du drame.
Pourtant, il ne se passe rien. Nous
continuons d’aller de temps en temps en week-end à Pierremont, personne ne chasse
mon grand-père avec un balai, personne ne lui défonce la gueule sur les marches
de l’escalier, ma mère elle-même parle avec son père et ne lui crache pas au
visage.
Quelques mois plus tard, Lucile s’est
rétractée. Elle parlait alors d’une relation incestuelle, incestueuse, réfutait
le récit du passage à l’acte. Comme des milliers de familles, la mienne s’est
accommodée du doute ou s’en est affranchie. À la rigueur pouvait-on admettre
une certaine ambivalence, un climat qui prêtait à confusion mais de là à
imaginer le pire… Un viol fantasmé par Lucile, voilà tout. Cela rendait les
choses respirables Or il y avait si peu d’air. La preuve qu’elle ne tournait
pas rond, on ne tarderait pas à l’avoir.
Des années plus tard, alors que Manon
et moi étions devenues adultes, à une époque où Lucile allait bien, ma sœur lui
a reposé la question. Lucile lui a répondu que oui, cela était arrivé. Et que
personne n’avait réagi à la lecture du texte qu’elle avait envoyée. Le texte
était resté lettre morte et Lucile n’a reçu en retour qu’un silence pétrifié.
Malgré le silence, des années plus
tard, le texte de Lucile a laissé son empreinte. Ils savent que j’y viendrai,
retardent le moment, ou au contraire le devancent, ils admettent pour certains
l’adoration que Georges avait pour sa
fille, parlent de fascination ou de passion. Un amour, un regard, oui, qui
pouvait être oppressant pour elle, susciter le fantasme. Mais toutes les filles
ne sont-elles pas amoureuses de leur père ? Ils prennent des précautions,
évaluent chaque mot. L’inceste, non, sûrement pas : pas un geste.
Et si au cours de cette nuit il ne
s’était rien passé ? Et n’avait existé que la peur, cette peur immense, et
l’inconscience qui l’a suivie.
Parfois, une autre idée me vient et
me hante. Et si, incapable de le dire et de l’écrire, Lucile s’était heurtée à
un tabou plus profond encore, celui de son état de conscience ? Et si
Lucile ne s’était pas évanouie, quoique tétanisée par la peur, et que Georges
ait abusé de son pouvoir, de son emprise, pour la soumettre à son désir, la
convaincre d’y céder ? Et si Lucile, comme Camille, n’avait pas pu, pas su
dire non ? Ensuite, la honte aurait distillé son venin et interdit toute
parole, sauf à être travestie. Ensuite la honte aurait creusé le lit du
désespoir et du dégoût.
Je relis les mots de L’inceste,
où Christine Angot révèle comment son père a abusé de l’ascendant qu’il avait
sur elle : « Je suis désolée de vous parler de tout ça, j’aimerais
tellement vous parler d’autre chose. Mais comment je suis devenue folle, c’est
ça. J’en suis sûre, c’est à cause de ça que je suis devenue folle. »
J ai pleuré deux bonnes heures après ce livre. C est le regard lucide, sensible, aimant, mature, qu elle porte sur sa mère. Elle porte un regard de mère sur sa mère.
RépondreSupprimerElle a une compréhension si profonde, on dirait, de la tragédie, du silence et du drame, qui marquent sa mère.
Ce livre m a bouleversee. La relation mère/fille est ma thématique favorite, je trouve que c est le lien le plus bouleversant qui existe.
Je suis heureuse d avoir retrouvé ton blog. Je te suivais il y a des années. Je ne savais pas que tu écrivais encore.
Bonjour Soapymermaid, bienvenue ici !
SupprimerIl est vrai que ce blog a souvent déménagé, je suis heureuse que tu aies retrouvé sa trace :) je n'écris plus autant qu'avant, j'essaie de me tenir à un article par semaine tout de même et je ne cesserai jamais d'écrire !
Moi aussi j'ai pleuré sur ce livre. Il est poignant. Le lien qu'elle fait entre la folie de sa mère et ce qu'elle a subi dans son enfance, ça me parle évidemment... Les violences, et les violences sexuelles tout particulièrement, ont des conséquences dramatiques sur nos vies d'adultes et on ne parvient pas toujours à les dépasser. Je crois que ça n'est que très difficilement possible si le déni et le silence ont posé leur chape sur les victimes et les bourreaux. Parler, s'exprimer, se démener pour survivre, il n'y a que ça qui nous sauve. C'est d'ailleurs le but de ce livre pour Delphine de Vigan, et pour moi ce blog. Ce blog et un peu plus, les gens que j'ai croisé, les soins qu'on m'a apportés... écoutons les hommes et les femmes qui ont souffert et celleux qui ont fait souffrir, ils ont tous quelque chose à nous apprendre.