Lettres à un jeune poète - Rainer Maria Rilke
Rainer Maria Rilke, féministe avant l’heure, c’est l’homme qui voit la vie
comme une grossesse, c’est aussi l’homme qui peut mettre « donnez toujours
raison à vous-même » et « humilité » dans le même paragraphe.
Écoutez le temps faire son œuvre, ne pesez pas votre peine, n’attendez pas mais
soyez patient·es : lisez
les visions gigantesques de Rilke.
Donnez toujours raison à vous-même et
à votre sentiment […] S’il s’avérait que vous aviez tort, le développement
naturel de votre vie intérieure vous conduirait lentement, avec le temps, à
d’autres perceptions. Tout n’est que
porter à terme et mettre au monde. Laisser chaque impression et chaque germe de
sentiment parvenir à maturité au fond de soi, dans l’obscurité, dans
l’indicible, l’inconscient, l’inaccessible à l’entendement, et attendre avec
une profonde humilité, une profonde patience, l’heure de l’accouchement d’une
nouvelle clarté : vivre dans l’art, c’est cela et cela seul : pour
comprendre aussi bien que pour créer. Là il n’y a point de mesure temporelle,
une année ne compte pas et dix ans ne sont rien, être artiste signifie :
ne point calculer ni compter.
[…]
Il faut que tu sois à toi-même un
univers, et que le poids de ta difficulté soit en ton centre et t’attire. Un
jour, la force d’attraction de cette gravité s’étendra, au-delà de toi-même,
jusqu’à un destin, à un être humain, à Dieu. Alors, quand elle aura atteint sa
plénitude, Dieu entrera dans ta difficulté. Connais-tu d’autre lieu où le rencontrer ?
[…]
Évitez d’alimenter le drame qui ne
manque jamais de se tisser entre parents et enfants, il coûte bien des forces
aux enfants et consume l’amour des vieillards, qui agit et qui réchauffe même
quand il ne comprend pas. Ne leur demandez aucun conseil et ne comptez sur
aucune compréhension, mais ayez foi en un amour qui vous est conservé comme un
héritage, et gardez la confiante certitude qu’en cet amour réside une force et
une bénédiction auxquels vous n’êtes pas obligé d’échapper pour aller très
loin !
[…]
[À propos de Dieu] Pourquoi ne
pensez-vous pas qu’il est celui qui vient, qui est devant nous de toute
éternité, qui est à venir, l’aboutissement et le fruit d’un arbre dont nous
sommes les feuilles ? Qu’est-ce qui vous retient de rejeter sa naissance
dans les temps en gestation, et de vivre votre vie comme un jour douloureux et
beau dans l’histoire d’une immense grossesse ?
[…]
Qu’une chose soit difficile doit être
pour nous une raison supplémentaire de l’accomplir.
[…]
Y a-t-il quelque chose de lourd en
travers du chemin ? Qu’as-tu contre le poids ? Qu’il puisse te
tuer ? C’est donc qu’il est fort et puissant. Tu en sais au moins cela.
[…] Le léger, le facile ne nous laisse aucun souvenir. Ainsi, quand bien même
tu aurais le choix, ne devrais-tu pas choisir ce qui est lourd ?
[…]
Les femmes, en qui la vie séjourne et
loge avec plus d’immédiateté, de fécondité et de confiance, n’ont pu faire
autrement que de devenir des êtres au fond plus mûrs, des humains plus humains
que l’homme, qui, léger, n’est tiré en dessous de la surface de la vie par le
poids d’aucun fruit de son corps et qui, dans la suffisance et la
précipitation, sous-estime ce qu’il croit aimer. Cette humanité de la femme,
portée à son terme dans les douleurs et les humiliations, apparaitra au grand
jour lorsque les métamorphoses de sa condition extérieure lui auront permis de
se dépouiller des conventions qui la réduisent à sa seule féminité, et les
hommes, qui ne le sentent pas venir, seront surpris par leur défaite. […] Un
jour la jeune fille sera là, la femme sera là dont le nom ne sera plus
seulement l’opposé du masculin, mais quelque chose en soi, quelque chose qui ne
fera référence ni à un complément ni à une limite, mais seulement à la vie et à
l’existence - : l’être humain féminin.
[…]
La vie a raison, dans tous les cas.
[…]
S’il nous était possible de voir
au-delà des limites de notre savoir, et même un peu plus loin que les
avant-postes de notre pressentiment, peut-être supporterions-nous nos
tristesses avec plus de confiance que nos joies. Car elles sont les instants où
quelque chose de nouveau entre en nous, quelque chose d’inconnu ; nos
sentiments, craintifs et mal à l’aise, sont tout à coup muets, tout en nous
recule, il se fait un silence, et le Nouveau, que personne ne connait, se tient
au beau milieu, et il se tait. […] C’est pourquoi passe aussi : le Nouveau
est entré dans notre cœur, a pénétré dans sa chambre la plus intérieure et n’y
est du reste déjà plus - il est déjà dans notre sang. Et nous n’avons pas eu le
temps de savoir de quoi il s’agissait. […] Nous ne pouvons pas dire qui est
venu, nous ne le saurons peut-être jamais, mais bien des signes laissent penser
que c’est ainsi que l’avenir entre en nous, pour se métamorphoser en nous bien
avant de se produire. […] Plus nous sommes calmes, patients et ouverts lorsque
nous sommes tristes, plus le Nouveau entre en nous profondément, directement,
mieux nous en faisons l’acquisition, plus il sera un destin vraiment nôtre ; et lorsqu’un jour, plus
tard, il « s’accomplira » (c’est-à-dire sortira de nous pour aller
vers les autres), nous sentirons à son égard la parenté et la proximité les
plus intimes. Et cela est nécessaire. Il est nécessaire […] que ne nous
advienne rien d’étranger, mais seulement ce qui nous appartient de longue date.
[…]
Nous sommes
seuls. On peut se donner le change et faire comme s’il n’en était pas ainsi.
Mais pas plus. Or combien ne vaut-il pas mieux reconnaître que nous le sommes,
et même partir précisément de là ! Alors, assurément, nous serons pris de
vertige ; car tous les points sur lesquels notre regard avait l’habitude
de se reposer nous sont enlevés, il n’y a plus rien de proche, et tout ce qui
est lointain est à une distance infinie. […] Mais il est nécessaire que nous
vivions aussi cela. Nous devons
accepter notre existence aussi loin
qu’elle puisse aller ; tout, même l’inouï, doit y être possible. C’est là
au fond le seul courage que l’on exige de nous : être assez courageux pour
accueillir ce qui peut venir à notre rencontre de plus étrange, de plus
extravagant, de plus inexplicable. […] Si nous nous représentons cette
existence de l’individu comme un espace plus ou moins grand, il apparait que la
plupart ne connaissent qu’un petit coin de leur espace, une place près de la
fenêtre, une étroite bande de sol où ils font les cent pas. Cela leur donne une
certaine sécurité. […] Nous, nous ne sommes pas des prisonniers. On n’a placé
autours de nous ni trappes ni nœuds coulants et il n’y a rien qui doive nous
faire peur ni nous tourmenter. Nous sommes placés dans la vie comme dans
l’élément qui nous convient le mieux, et une adaptation poursuivie pendant des
millénaires, au surplus, nous a rendus si semblables à cette vie que si nous
nous tenons cois, un heureux mimétisme fait que nous ne nous distinguons
pratiquement pas de tout ce qui nous entoure. Nous n’avons aucune raison
d’avoir de la méfiance envers le monde qui est le nôtre, car il n’est pas
contre nous. S’il contient des terreurs, ces terreurs sont les nôtres, des
abîmes, ces abîmes nous appartiennent, s’il présente des dangers, nous devons
essayer de les aimer. […] Comment oublier
les vieux mythes qui nous parlent de dragons métamorphosés, à l’instant ultime,
en princesses ? Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des
princesses qui n’attendent que le moment de nous voir beaux et courageux ?
Peut-être tous les efforts ne sont-ils, au fond du fond, qu’une impuissance qui
demande notre aide. […] Pourquoi voudriez-vous exclure de votre vie quelque
anxiété, quelque douleur, quelque mélancolie que ce soit, puisque vous ignorez
quel est le travail que ces états accomplissent en vous ? […] S’il y a quelque chose de maladif dans les
processus qui agissent en vous, songez que la maladie est le moyen par lequel
l’organisme se libère de ce qui lui est étranger ; il faut au contraire
l’aider à être malade, à couver jusqu’au bout sa maladie, jusqu’à ce qu’elle
éclate, car c’est un progrès pour lui. […] Il vous faut être patient comme un
malade et assuré comme un convalescent ; car vous êtes peut-être les deux.
Et plus encore : vous êtes le médecin qui doit veiller sur lui-même.
[…]
Ne vous observez pas trop. Ne tirez
pas de conclusions trop rapides sur ce qui vous arrive ; laissez-le
simplement arriver. Sans quoi vous n’auriez que trop tendance à jeter un regard
réprobateur (c’est-à-dire moral) sur votre passé, qui a naturellement sa part
dans tout ce qui vous advient actuellement. […] Les
noms demandent de manière généralement une grande prudence ; c’est si
souvent sur le nom d’un crime que se brise une vie, non sur l’acte lui-même,
qui était personnel, n’avait pas de nom et constituait peut-être une nécessité
bien précise pour cette vie, à laquelle il pourrait s’intégrer sans peine. Et
la dépense d’énergie ne vous parait si grande que parce que vous surestimez la
victoire ; ce n’est pas elle « la grande chose » que vous pensez
avoir menée à bien. Ce qui est grand,
c’est qu’il y eût déjà là quelque chose que vous avez pu mettre à la place de
ce mensonge, quelque chose de vrai et de réel. Sans cela votre victoire
n’aurait été qu’une réaction morale, sans grande signification, alors qu’ainsi,
elle est devenue une étape de votre vie.
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