Le Roman de Tristan et Iseut - Joseph Bédier / VII - Le nain Frocin
J’adore les phrases comme « le nain fit une laide
félonie ». Ce monsieur Bédier avait le sens du champ lexical (et une
vision des nains toute contemporaine).
< Tristan
et Iseut par Ernst Fuchs
VII
LE NAIN FROCIN
LE NAIN FROCIN
Wé dem selbin gtwerge,
Daz er den edelin man vorrit !
(Eilhart d’Oberg)
Daz er den edelin man vorrit !
(Eilhart d’Oberg)
Le
roi Marc a fait sa paix avec Tristan. Il lui a donné congé de revenir au
château, et, comme naguère, Tristan
couche dans la chambre du roi, parmi les privés et les fidèles. À son gré, il y peut entrer, il en
peut sortir : le roi n’en a plus souci. Mais qui donc peut longtemps tenir
ses amours secrètes ? Hélas ! amour ne se peut celer !
Marc
avait pardonné aux félons, et comme le sénéchal Dinas de Lidan avait un jour
trouvé dans une forêt lointaine, errant et misérable, le nain bossu, il le ramena au roi, qui
eut pitié et lui pardonna son méfait.
Mais
sa bonté ne fit qu’exciter la
haine des barons ; ayant de nouveau surpris Tristan et la reine, ils se lièrent par ce serment : si
le roi ne chassait pas son neveu hors du pays, ils se retireraient dans leurs
forts châteaux pour le guerroyer. Ils appelèrent le roi à parlement :
« Seigneur,
aime-nous, hais-nous, à ton
choix : mais nous voulons que tu chasses Tristan. Il aime la reine, et le
voit qui veut ; mais nous, nous
ne le souffrirons plus. »
Le
roi les entend, soupire, baisse le front vers la terre, se tait.
« Non,
roi, nous ne le souffrirons plus, car nous savons maintenant que cette
nouvelle, naguère étrange, n’est plus pour te surprendre et que tu consens à leur crime. Que feras-tu ?
Délibère et prends conseil. Pour nous, si tu n’éloignes pas ton neveu sans
retour, nous nous retirerons sur nos baronnies et nous entraînerons aussi nos
voisins hors de ta cour, car nous ne pouvons supporter qu’ils y demeurent.
Tel est le choix que nous t’offrons ; choisis donc !
—
Seigneurs, une fois j’ai cru aux laides paroles que vous disiez de Tristan, et
je m’en suis repenti. Mais vous êtes mes féaux,
et je ne veux pas perdre le service de mes
hommes.
Conseillez-moi donc, je vous en requiers, vous qui me devez le conseil. Vous
savez bien que je fuis tout orgueil et toute démesure.
—
Donc, seigneur, mandez ici le nain Frocin. Vous vous défiez de lui, pour
l’aventure du verger. Pourtant, n’avait-il pas lu dans les étoiles que la reine
viendrait ce soir-là sous le pin ? Il sait maintes choses ; prenez son
conseil. »
Il
accourut, le bossu maudit, et Denoalen l’accola. Écoutez quelle trahison il enseigna
au roi :
« Sire,
commande à ton neveu que demain, dès l’aube, au galop, il chevauche vers
Carduel pour porter au roi Artur un bref sur
parchemin, bien scellé de cire. Roi, Tristan couche près de ton lit.
Sors de ta chambre à l’heure du premier sommeil, et, je te le jure par
Dieu et par la loi de Rome, s’il aime Iseut de
fol amour, il voudra venir lui parler avant son départ :
mais, s’il y vient sans que je le sache et sans que tu le voies, alors tue-moi.
Pour le reste, laisse-moi mener l’aventure à ma guise et garde-toi seulement de
parler à Tristan de ce message avant l’heure du coucher.
—
Oui, répondit Marc, qu’il en soit fait ainsi ! »
Alors
le nain fit une laide félonie. Il
entra chez un boulanger et lui prit pour quatre deniers de fleur de farine
qu’il cacha dans le giron de sa robe. Ah ! qui se fût jamais avisé de
telle traîtrise ? La nuit venue, quand le roi eut pris son repas et que
ses hommes furent endormis par la vaste salle voisine de sa chambre, Tristan
s’en vint, comme il avait coutume, au coucher du roi Marc.
« Beau
neveu, faites ma volonté : vous chevaucherez vers le roi Artur jusqu’à
Carduel, et vous lui ferez déplier ce bref. Saluez-le de ma part et ne
séjournez qu’un jour auprès de lui.
—
Roi, je le porterai demain.
—
Oui, demain, avant que le jour se lève. »
Voilà
Tristan en grand émoi. De son lit au lit de
Marc il y avait bien la longueur d’une lance. Un désir furieux le prit de parler à la reine, et il
se promit en son cœur que, vers l’aube, si Marc dormait, il se rapprocherait
d’elle. Ah ! Dieu ! la folle pensée !
Frank Macoy Harshberger |
« Qu’est-ce
à dire ? Ce nain n’a pas coutume de me servir pour mon bien ;
mais il sera déçu : bien fou qui lui laisserait prendre l’empreinte
de ses pas ! »
À
la mi-nuit, le roi se leva et sortit, suivi du nain bossu. Il faisait noir dans
la chambre : ni cierge allumé, ni lampe. Tristan se dressa debout sur son
lit. Dieu ! pourquoi eut-il cette pensée ? Il joint les pieds, estime la distance, bondit et retombe
sur le lit du roi. Hélas ! la veille, dans la forêt, le
boutoir d’un grand sanglier l’avait navré à la jambe, et, pour son malheur, la
blessure n’était point bandée. Dans l’effort de ce bond, elle s’ouvre,
saigne ; mais Tristan ne voit pas le sang qui fuit et rougit les draps. Et dehors, à la lune, le
nain, par son art de sortilège, connut que les amants étaient réunis. Il en
trembla de joie et dit au roi :
« Va,
et maintenant, si tu ne les surprends pas ensemble, fais-moi
pendre ! »
Ils
viennent donc vers la chambre, le roi, le nain et les quatre félons. Mais
Tristan les a entendus : il se relève, s’élance, atteint son lit…
Hélas ! au passage, le sang a malement coulé de la blessure sur la
farine.
Voici
le roi, les barons, et le nain qui porte une lumière. Tristan et Iseut feignaient
de dormir ; ils étaient restés seuls dans la chambre avec Permis, qui couchait aux pieds de
Tristan et ne bougeait pas. Mais le roi voit sur le lit les draps tout vermeils
et, sur le sol, la fleur de farine trempée de sang frais.
Alors
les quatre barons, qui haïssaient Tristan pour sa prouesse, le maintiennent sur son lit, et menacent la reine et
la raillent, la narguent et lui promettent bonne justice. Ils découvrent la
blessure qui saigne :
« Tristan,
dit le roi, nul démenti ne vaudrait désormais ; vous mourrez
demain. »
Il
lui crie :
« Accordez-moi
merci, seigneur ! Au nom du Dieu qui souffrit la Passion,
seigneur, pitié pour nous !
—
Seigneur, venge-toi ! répondent les félons.
—
Bel oncle, ce n’est pas pour moi que je vous implore ; que m’importe de
mourir ? Certes, n’était la crainte de vous courroucer, je vendrais cher
cet affront aux couards qui, sans votre sauvegarde, n’auraient pas osé toucher
mon corps de leurs mains ; mais, par respect et pour l’amour de vous, je
me livre à votre merci ; faites de moi selon votre plaisir. Me voici,
seigneur, mais pitié pour la reine ! »
Et
Tristan s’incline et s’humilie à
ses pieds.
« Pitié
pour la reine, car s’il est un homme en ta maison assez hardi pour soutenir ce
mensonge que je l’ai aimée d’amour coupable, il me trouvera debout devant lui
en champ clos. Sire, grâce pour elle, au nom du Seigneur Dieu ! »
Mais
les trois barons l’ont lié de cordes, lui et la reine. Ah ! s’il avait su
qu’il ne serait pas admis à prouver son innocence en combat singulier, on l’eût
démembré vif avant qu’il eût souffert d’être lié vilement.
Mais
il se fiait en Dieu et savait qu’en champ clos nul n’oserait brandir une
arme contre lui. Et, certes, il se fiait justement en Dieu. Quand il jurait
qu’il n’avait jamais aimé la reine d’amour coupable, les félons riaient de
l’insolente imposture. Mais je vous appelle, seigneurs, vous qui savez la vérité du philtre bu sur la mer et qui
comprenez, disait-il mensonge ? Ce n’est pas le fait qui prouve le crime,
mais le jugement. Les hommes voient le fait, mais Dieu voit les cœurs, et,
seul, il est vrai juge. Il a donc institué que tout
homme accusé pourrait soutenir son droit par bataille, et
lui-même combat avec l’innocent. C’est pourquoi Tristan réclamait justice et
bataille et se garda de manquer en rien au roi Marc. Mais, s’il avait pu
prévoir ce qui advint, il aurait tué les félons. Ah ! Dieu ! Pour
quoi ne les tua-t-il pas ?
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