Niki de Saint-Phalle




Je me demandais depuis des années quand j’allais enfin rencontrer Niki de Saint-Phalle. Il y a des œuvres et des artistes comme ça que je mets des années à découvrir vraiment, autour desquels je tourne longtemps avant de plonger dedans, un peu par peur de ce que je vais y trouver. Niki de Saint-Phalle en fait partie. Bien sûr, je connais ses Nanas, sa salope géante qu’on pouvait visiter, ou simplement le fait qu’elle était féministe. C’était un modèle pour moi depuis que mon prof de dessin en sixième nous l’a fait découvrir : c’est la seule femme dont j’ai étudié les œuvres cette année-là. Je me souviens m’être dit qu’à côté des siennes, les œuvres classiques, d’hommes, que j’avais dû étudier tout le reste de l’année faisaient pâle figure. C’était l’image de la femme moderne dans mes yeux d’ado.




 Hon / Elle - 1966

Et puis j’ai grandi et j’ai compris que Niki de Saint Phalle était encore plus belle et magnifique que ça. Qu’elle n’avait pas fait d’études d’art, qu’elle a été mannequin pour Vogue et Elle et qu’elle vivait en union libre… Qu’elle a laissé de côté sa charge de famille pour pouvoir se consacrer à son art, qu’elle a milité contre le racisme, le sida et le sexisme, qu’elle a côtoyé les plus grands artistes et qu’elle est morte par lent empoisonnement aux produits qu’elle utilisait pour créer ses œuvres… pour un portrait et une biographie plus sympa que sa page wiki, je vous conseille cet article du Collectif Prenez ce Couteau.


Mais ce que je ne savais pas - et ce qu'on découvre presque toujours quand on se penche sur le passé d'une femme libérée - c’est pourquoi Niki de Saint-Phalle est devenue artiste, les raisons qui l’on poussée à créer. C’est un secret qu’elle a gardé longtemps et qu’elle a fini par révéler sous forme de lettre écrite à sa fille Laura, publiée en 1994 aux éditions de La Différence. Elle y décrit l’inceste - attouchements et viols répétés - qu’elle a subi de la part de son père à l’âge de 11 ans, qui l’ont profondément et durablement déstabilisée. C’est son mari qui la fait interner en 1953 après avoir trouvé des couteaux et des rasoirs sous un matelas. Elle est « soignée » aux électrochocs et à l’insuline pendant semaines au cours desquelles on l’encourage également à… peindre.

À sa sortie, elle reçoit une lettre de son père qui y exprime ses remords :

« Tu te rappelles que, lorsque tu avais 11 ans,
j’ai essayé de faire de toi ma maîtresse ? ».

Lorsqu’elle montre cette lettre à son psychiatre, celui-ci la brûle.

« Votre père est fou. Rien ne s’est passé. Il invente. Un homme de son milieu et de son éducation religieuse ne fait pas cela. »

Ce n’est qu’à l’âge de 64 ans qu’elle finit par parler. On trouve dans sa lettre et dans son parcours tous les écueils que rencontrent les victimes de viols : la honte, le silence, la solitude, l'impunité du violeur, la chape de plomb familiale, les psychiatres nocifs, les poncifs de la culture du viol (elle avait 11 ans mais en paraissait 13... sauf que son père savait bien quel âge elle avait)...

Mon secret - Nikki de Saint-Phalle, éditions de la Différence (1994)


Chère Laura,

Chaque été mes parents louaient une maison à la campagne à quelques heures de N.Y.C. dans la Nouvelle-Angleterre. Chaque fois, on changeait de région. Nous étions en 1942. Mes parents avaient loué une jolie maison en bois blanc avec beaucoup de terrain autour. L’herbe était haute. Ça sentait bon. Un calme épais et séduisant enveloppait ma promenade à travers les champs. […]
Dans notre maison, la morale était partout : écrasante comme une canicule.

Ce même été, mon père – il avait 35 ans, glissa sa main dans ma culotte comme ces hommes infâmes dans les cinémas qui guettent les petites filles. J’avais onze ans et j’avais l’air d’en avoir treize. Un après-midi mon père voulut chercher sa canne à pêche qui se trouvait dans une petite hutte de bois où l’on gardait les outils du jardin. Je l’accompagnais… Subitement les mains de mon père commencèrent à explorer mon corps d’une manière tout à fait nouvelle pour moi. HONTE, PLAISIR, ANGOISSE, et PEUR, me serraient la poitrine. Mon père me dit : « Ne bouge pas ». J’obéis comme une automate. Puis avec violence et coups de pied, je me dégageais de lui et courus jusqu’à l’épuisement dans le champ d’herbe coupée. […]
Mon père m’aimait, mais ni cet amour, ni la Religion Archi Catholique de son enfance, ni la morale, ni ma mère, rien n’était assez fort pour l’empêcher de briser l’INTERDIT. En avait-il marre d’être un citoyen respectable ? Voulait-il passer du côté des assassins ?
Tous les hommes sont des Violeurs. […]

Je me suis souvent demandé pourquoi après le viol, je n’ai pas immédiatement prévenu ma mère. […]  Si j’avais osé parler, que se serait-il passé ? […] Le silence me sauvait mais en même temps il était désastreux pour moi car il m’isolait tragiquement du monde des adultes. Il y avait des causes plus obscures à mon silence : une enfant a t-elle les moyens d’affronter la loi en elle-même ? Bien sûr que non ! Une vie entière n’y suffit pas ! […]
Tourmentée durant des années par ce viol, je consultais de nombreux psychiatres : des hommes, hélas ! […] Les psychiatres ainsi, puisqu’ils ne reconnaissaient pas le crime dont j’avais été victime, prenaient inconsciemment le parti de mon père. […]

Ce viol me rendit à jamais solidaire de tous ceux que la société et la loi excluent et écrasent. Puisque je n’étais pas encore parvenue à extérioriser ma rage, mon propre corps devint la cible de mon désir de vengeance.
Solitude. On est très seul avec un secret pareil. Je pris l’habitude de survivre et d’assumer.
Le nombre de femmes qui finissent par se suicider ou qui doivent retourner régulièrement à l’asile psychiatrique est énorme. Il y a des rescapées. Parmi les écrivains, la liste est longue des femmes qui s’en sont tirées. Virginia Woolf au contraire réussit une œuvre littéraire mais elle n’échappa pas au suicide.
On sait aujourd’hui, grâce à des travaux sérieux, que la grande majorité des violeurs ont été violés eux-mêmes par un père, un frère ou un inconnu : cela avait-il été le cas de mon propre père ? Je ne le saurais sans doute jamais. Triste humanité ! Nous répétons indéfiniment le crime qui nous a été infligé. À ces pensées, la rage en moi cède la place à la pitié pour tous les êtres humains. Si les hommes sont (souvent) des violeurs, les violeurs sont aussi des hommes. […]

Ce viol subi à onze ans, me condamna à un profond isolement durant de longues années. À qui aurais-je pu me raconter ? J’appris à assumer et à survivre avec mon secret. Cette solitude forcée créa en moi l’espace nécessaire pour écrire mes premiers poèmes et pour développer ma vie intérieure, ce qui plus tard, ferait de moi une artiste. Je t’embrasse chère Laura avec beaucoup de tendresse et un regret de n’avoir pas pu te parler de tout ceci pendant que tu étais adolescente. Pourquoi c’est si difficile de parler ?

Je t’aime,

Maman Niki

P.S. La prison n’est pas la solution !
P.P.S. Un jour je ferai un livre pour apprendre aux enfants comment se protéger.



Pour la petite fille le VIOL c'est la MORT.
Il n'y a qu'une solution : La Loi. La Loi pour protéger ceux qui ne peuvent pas se protéger.
La PEUR de la PRISON pour les VIOLEURS de petites filles.
À onze ans je me suis sentie expulsée de la société. Ce PÈRE tant aimé est devenu objet de haine, le monde m'avait montré son hypocrisie, j'avais compris que tout ce qu'on m'enseignait était faux.
Mon secret


Promenade du dimanche - 1989

Bon nombre de ces œuvres évoquent ce moment qui a fait basculer sa vie, comme sa Promenade du Dimanche qu’elle crée en 1989 et qui présente un couple tenant en laisse leur enfant-araignée, le film Daddy qu’elle met en scène avec Peter Whitehead et qui sort en 1973 (depuis Télérama n’a pas encore eu le temps de le voir et d’en faire une critique, mais papy Charensol l’a fait tout de suite dans Le Masque et la Plume - attention, interview juste insupportable de mépris et de paternalisme), ses tirs sur des œuvres pour les faire saigner…




« En 1961, j’ai tiré sur : papa, tous les hommes,
Les petits, les grands, les importants, les gros, les hommes, mon frère,
La société, l’Église, le couvent, l’école, ma famille, ma mère,
Tous les hommes, Papa, moi-même.
Je tirais parce que cela me faisait plaisir
Et que cela me procurait une sensation extraordinaire.
Je tirais parce que j’étais fascinée de voir le tableau saigner et mourir.
Je tirais pour vivre ce moment magique.
C’était un moment de vérité scorpionique.
Pureté blanche.
Victime.
Prêt ! À vos marques ! Feu !
Rouge, jaune, bleu,
La peinture pleure, la peinture est morte. J’ai tué la peinture.
Elle est ressuscitée. Guerre sans victime ! »
Traces : une autobiographie, Niki de Saint Phalle, Éditions Babelio (1999)




Ce n'est pas la haine des hommes qui nous rend féministes, c'est la haine qu'ils nous ont vouée.

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