Retrouve ton porc - Anouk Perry

Quentin Zuttion




J’avance. Un pas de plus.

Comme Anouk Perry, j’ai retrouvé un porc. Je vous invite à écouter ce fabuleux podcast (qui m'a donné beaucoup d'espoir après le podcast sur Louis, 30 ans, ingénieur et masculiniste), histoire d'avoir un point de comparaison pour la suite (c'est la vie qui m'a rendu cynique). 



 - Ce genre de discours, je l’ai occulté à 100%. Mais ça m’étonne pas plus que ça, tu vois… Je vais pas faire le surpris et je vais pas te dire « Jamais j’aurais dit ça », parce que si tu regardes la totalité des choses, bah ouais, la totalité des choses plaide en faveur du fait que j’ai pu dire ça, même si je l’oublie ou que je le nie aujourd’hui, enfin dans ma tête, tout mon comportement va en ce sens. […] C’est pas juste merder en fait. Les propos que j’ai tenus, que tu m’as rappelés, c’est pas juste merder, c’est plus grave que juste merder. Tu peux plus entendre quelqu’un te tenir des propos sans te dire « Moi j’ai jamais fait ça. » […] En tant qu’hommes on a ce genre de comportements et je ne peux pas dire que c’est les autres et pas moi. Parce que, même si j’avais oublié, occulté ce que tu m’as rappelé, je sais que j’ai fait des choses problématiques et graves. Du coup je peux pas m’affranchir de ça en mode genre moi je suis pas concerné. Je fais partie du problème. […] [Il y a cinq ans] j’aurais probablement utilisé l’excuse de la légèreté.
- Même le côté forceur ?
- Ben ouais, ouais, j’aurais dit, comme tu dis « Non, c’est pour rigoler ».



J’ai pris une importante décision, récemment. Une de ses conséquences, c’est que j’essaie de déterminer précisément ce qui s’est passé : les faits, rien que les faits. J’essaie de les qualifier, de les cerner, de les borner. Ces faits, ces actes, ces souvenirs ont tous un point commun : ce sont des moments partagés, nous sommes toujours au moins deux à les avoir vécus puisque je vous parle de violences. À chaque fois que j’ai pris un coup, il y avait quelqu’un pour le donner. Et même, dans la plupart des cas, il y avait des gens pour regarder, écouter, être témoins.

C’est pas juste dans ma tête.

Il se trouve même que je possède une pleine malle d’archives, que je n’ouvre pas souvent. Beaucoup de lettres : toutes celles que mes amies, mes petits-amis et autres potes m’ont écrites depuis que je suis née. Oui, je suis conservatrice quand je veux. Et puis il y a mes journaux : des pages et des pages et des pages de ma vie. Je me suis toujours demandé pourquoi j’écrivais tout ça… eh bien c’était pour moi. C’est la discussion que le moi-même d’il y a vingt ans a lancée avec le moi-même d’aujourd’hui. J’ai tout relu, j’ai revécu ma plongée en enfer. En quelques années, la jeune fille entourée d’amies, ambitieuse et téméraire que j’étais est devenu solitaire, dépressive et a revu l’intégralité de son bonheur à la baisse. Ça fait mal si tu veux savoir, mais pas plus mal que cet enfer lui-même.

Cette enquête que je mène sur ma propre vie ne m’apporte pas beaucoup de réponses en réalité, mais elle m’apporte des faits, des dates, des témoignages. Et puis elle provoque des réactions, parce que, tu sais, les fossoyeurs n’aiment pas qu’on creuse derrière eux. Ça provoque des évènements, que je préfère mille fois à cette ligne de front immobile qui me barre l’horizon. Je préfère que ça pète et que le front avance.

Après la discussion que j’ai eue avec mon frère, après celle que j’ai refusée d’avoir avec ma mère, j’ai choisi d’en avoir une avec une personne qui a un rôle incontournable dans tout ça : mon petit ami de l’époque, mon tout premier. Il vivait avec nous, il a tout vécu avec moi.

C’était un level 10 d’appel délicat : on ne s’est jamais revus depuis que j’ai quitté sa maison avec perte et fracas (c’était moche) il y a 12 ans. Il m’a quelques fois contactée pour qu’on puisse discuter, j’ai toujours répondu favorablement à ses demandes (une fois la phase de harcèlement passée) mais elles n’ont jamais été suivi d’effet de son côté. Tu situes ? Les risques qu’il s’enfuit à ma simple vue étaient trop élevés. J’ai sorti mes pincettes (celles qui font aussi pince-tétons), j’appelle cette technique « l’accusé de réception anticipé ». J’ai chopé son numéro de mobile pro sur les Pages Jaunes et je lui ai laissé un SMS sans me présenter de manière à recevoir en réponse de sa part « Oui, c’est bien moi, que voulez-vous ? », que j’ai effectivement reçue dans les 10 minutes. Dans la foulée, je me présente et je lui demande de me rappeler sur mon fixe : il lui est impossible de faire comme s’il n’avait pas reçu ce message, il vient de répondre au précédent. J’ai juste précisé que c’était important et relativement urgent.

Vous pouvez hurler, ça simplifie la vie de tout le monde : moi j’ai pu avoir cette conversation dans la soirée et lui je l’ai dispensé d’être couard.

Avant toute chose, il me fait savoir qu’il trouve la démarche agressive (mais oui, parle-moi de ça), j’assume à mort, j’ai pas le temps, je suis mûre à souhait pour le bousculer. J’essaie de la jouer finaude, j’ai pas le temps non plus pour les bobards, il ne faut surtout pas que je lui serve la soupe alors je lui pose des questions ouvertes, sur aucun évènement en particulier : qu’est-ce que tu as vu ? Qu’est-ce que tu as à en dire ? Qu’est-ce que ça a fait sur toi ?

Et bien, je n’ai eu AUCUNE autre réponse que « J’ai vu la même chose que toi », sans que rien, rien ne soit décrit, nommé ou désigné. Il n’a pas même mouillé un petit bout de son petit doigt.

Par contre j’ai eu, et je le prends en guise de réponses :

- moi aussi je me suis énervée sur mes gosses
- sur ma femme aussi, elle me poussait à bout
- c’était normal il y a 20 ans

Ambiance, ambiance. Je lui demande s’il se peut, selon lui, que les évènements violents auxquels il a été exposé quand il vivait dans notre famille aient pu l’amener à son tour à devenir violent et à trouver cela normal ? Bon, là il a commencé à faire la gueule, forcément.

De base, je n’appelais aucunement pour l’accuser, bien au contraire, je pensais trouver un allié : je lui demandais de m’aider, je ne pensais pas débusquer un bourreau de plus. Je me dis ça et BIM y a une lumière qui s’allume dans mon cerveau. Ce mec a bel et bien été un bourreau pour moi et tout en le sachant bien, j’en ai fait abstraction : ce gars m’a violée à plusieurs reprises. Il est toujours au bout du fil, à m’expliquer que c’est tout simplement la vie qui est dure, je le coupe et j’affirme que certaines souffrances auraient pu aisément être évitées, n’en déplaise à la vie qui est dure, et que, par exemple, lui aussi, a participé à la violence qui a fait de moi cet être décharné. J’enchaîne très vite, en lui décrivant les faits : j’ai 16 ans, je suis déjà anorexique et frigide et j’ai déjà bien morflé, ce qu’il n’ignore pas à ce moment-là puisqu’il vit avec nous depuis des années et qu’il a assisté à de nombreuses scènes de violence. Je n’ai pas ou peu de sexualité, dès le départ. Je trouve ça douloureux et inutile, je n’y prends pas de plaisir. Mais c’est toujours le même chantage, soir après soir : si je n’accepte pas de coucher avec lui c’est que je ne l’aime pas et qu’on n’est pas ensemble. Si je continue de refuser, il me grimpe dessus, m’immobilise et me baise. Je conclus par : « C’est un viol ».

Ouh, il n’est pas content du tout. En face, j’ai un mec qui, malgré le fait qu’il a vécu ces instants, qu’il les a fait, qu’il a agi, qu’il m’a violée, me sort avec humeur :

- Bon, d’accord, je suis un violeur potentiel.

Sur le coup, j’ai juste été outrée, tu imagines : il peut admettre les faits et les nier en même temps, avec ce mot « potentiel ». Ce n’est que quelques jours plus tard que j’ai réalisé que ce clivage était celui qui anime la gestion de la violence masculine à l’égard des femmes dans notre société : aucun homme n’est accusé de viol tant que la justice n’a pas établi un jugement qui le rend coupable (et encore). Il peut m’avoir violée, ce n’est pas un violeur, la justice l’a pas dit, ça n’existe pas. Violeur est un terme technique réservé au regard acéré de la justice, you know, c’est pas un concept qu’on peut définir par le simple fait de violer, d’ailleurs violer ça ne veut rien dire il faut pouvoir le prouver, bref, je vais m’énerver alors je me calme et l’écoute s’enfoncer. Il se défend pendant quelques minutes : c'était il y a longtemps, on était jeunes, on était deux puceaux, c'était seulement au début de notre relation...

Il me conseille ensuite de porter plainte contre ma famille mais se rend compte de son ânerie en même temps et d’ailleurs non, il n’a rien à dire, il a embrayé sur des conseils diététiques pour m’éviter une rechute de cancer, m’assure que dans sa vie tout va bien, il est zen, d’ailleurs il vient de quitter la mère de ses enfants.

Ouais, j’ai beaucoup halluciné, je t’avoue. Ses efforts pour ne pas se sentir concerné m’ont meurtrie. Sans compter que je pouvais allonger la liste des violences sexistes que j’avais eu à subir dans ma vie, rayer un homme de plus au tableau d’honneur des #NotAllMen et consolider l’idée que je me faisais de la place du patriarcat dans le comportement des hommes qui sont censés nous aimer.

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