Barbe Bleue

Editions Kaleidoscope, 2007


Aujourd’hui, je peux vous offrir ma version du Conte de la Barbe Bleue, exploré par Pinkola Estès. Je l’ai écrit il y a 2 ou 3 ans maintenant, pour ma mère qui travaillait alors en théâtre avec un groupe d’enfants dans une école française de Tanger. D’où la forme.

Bonne lecture !


Le Conte : Barbe Bleue


NARRATEUR
Écoutez, mesdames et messieurs, l’histoire de la Barbe-Bleue,
L’homme le plus riche, et le plus triste de Castille.
Il aurait été beau, avec ses grands chapeaux, ses hautes bottes,
Avec sa large cape, et paré en armes
Mais sa barbe était bleue et la peur se lisait
Dans les yeux des femmes qu’il courtisait, tant il était laid.
On disait de lui qu’il n’était pas gentil, aigri, mauvais mari
Que les femmes qu’il avait connues, ne l’aimant plus, avait toutes disparues.
Ce matin, la fleur au pourpoint, il part demander la main
D’Anne ou de Juliette, deux sœurettes
Parmi les plus jolies de la ville, fille de la veuve Sérini.

UNE SERVANTE : Madame, on frappe.
LA VEUVE : Faites entrer, j’attends ce matin la visite de celui qui me rendra riche !
UNE SERVANTE : Un mari pour vos filles ?
LA VEUVE : Oui ! Faites-le entrer, suspendez son manteau à la cheminée, servez-lui un thé, et commandez au cuisinier les meilleurs mets. Demandez aussi à mes filles de passer leurs soieries et leurs saphirs.

La servante revient, apeurée, aux côtés de Barbe-Bleue, et disparaît aussitôt.

BARBE-BLEUE, d’un baisemain : Dame Sérini, je vous salue.
LA VEUVE : Monsieur, que me vaut votre venue ?
BARBE-BLEUE : Je suis riche, je suis vieux, et je suis seul. Je couvrirai d’or et de bijoux la femme qui voudra de moi comme époux.
LA VEUVE : Bienvenue chez nous !

Les deux filles entrent.

LA VEUVE : Voici ma fille Anne, et sa cadette, Juliette. Elles sont belles, elles sont bien faites, et elles cherchent un mari honnête.

Elle se tourne vers ses filles.

LA VEUVE : Anne et Juliette, mes petites, voyez qui nous rend visite !
ANNE : Mère, c’est la Barbe-Bleue !
JULIETTE : On dit que c’est un triste monsieur ! Nous marier à lui ? Cela ne se peut !
LA VEUVE : On dit également qu’il est argenté et galant !
BARBE- BLEUE : Pour prouver ma bonne volonté, je souhaite vous inviter. Venez entre mes murs,  visiter, manger, discuter, je vous marierai, c’est sûr !

NARRATEUR
La veuve accepte car elle souhaite pour son aîné ou sa cadette
Une vie facile, des terres fertiles, des fêtes et des broutilles.
La journée se passe en promenades dans le parc et en plats de viande grasse.
Partout dans le château, les tableaux et les coffres rutilent d’or et de joyaux.
Le repas, les chants et les bagues qu’elle imagine à ses doigts,
La cadette, dans sa tête, pense qu’elle serait bien bête
De refuser pour si peu, une barbe-bleue,
Un mariage plein d’éclats et  d’apparat.
Barbe-Bleue l’épouse aussitôt, dans la chapelle du château.
Le lendemain, au matin, il lui met dans les mains
Un trousseau de clés, usées et dépareillées.

BARBE-BLEUE : Ma mie, je dois partir, je vous en prie, veuillez retenir ce que je vais vous dire.
JULIETTE : Sans doute, je vous écoute.
BARBE-BLEUE : Cette clé-là ouvre la véranda, n’hésitez-pas, visitez-là ! Cette clé-ci ouvre le petit cagibi, s’il vous en prend l’envie, servez-vous en vin et en fruits. Vous pourrez avec cette clé, ouvrir toutes les chambres qu’il vous plaît, avec ces trois-là, visiter l’étable, les caves et les placards. Mais écoutez, cette clé que vous voyez, petite, belle et ouvragée, ne doit pas être utilisée. Attention, elle ouvre, dans le donjon, une petite porte ronde, aux gonds grinçants, qu’il n’est pas question d’ouvrir sans quoi vous n’aurez jamais de pardon. Il s’agit de l’entrée de mon cabinet, ne vous avisez pas de l’entrebâiller !
JULIETTE : J’entends bien, ne vous inquiétez de rien. Ayez bon voyage !


NARRATEUR
Juliette virevolte, ouvre toutes les portes, entre et sort.
Anne, plus sage, repasse les draps, range les armoires.
Arrivée en haut de la tour qui domine les alentours
Juliette, muette, s’arrête.
D’un œil curieux, sur le seuil défendu, elle scrute par la serrure.
Rien. La curiosité l’étreint. Elle recule, revient… Puis n’y tient plus.
Elle saisit la petite clé, la glisse dans l’huis, tourne, passe le bout de son nez.
Il y fait noir comme dans un four, elle n’y peut rien voir,
Pour laisser passer un peu de jour, elle pousse le lourd pan de bois.
Stupeur ! Effroi ! Elle laisse la clé choir, saisie de peur, et recule de plusieurs pas,

JULIETTE : Ah ! Horreur, que vois-je là ! Ce sont les femmes de la Barbe-Bleue, que l’on ne retrouvait pas ! Elles sont mortes, voilà pourquoi ! Elle commence à tourner en rond, de plus en plus inquiète, elle se tord les mains. Je n’aurai jamais dû voir cela. Mon mari est si gentil, il ne me punirait pas ! Mais en suis-je sûre, puisqu’elles sont là, pendues dans le noir ? Seigneur, protégez-moi, je vais passer de vie à trépas ! Il ne saura jamais, si je me tais. Vite, fermer l’entrée, ranger la clé. Ciel, elle est tâchée ! S’il voit dessus le sang des mortes, de suis perdue, il saura que j’ai ouvert la porte. Elle frotte la clé pour la nettoyer. Misère, que dois-je faire ?

NARRATEUR
Il n’est plus temps de réfléchir, elle voit depuis la tour, un cavalier venir et s’arrêter dans la cour. La Barbe-Bleue est de retour !
Elle redescend dans l’heure les escaliers, pour venir au devant du voyageur.

BARBE-BLEUE : J’ai pu écourter ma mission, je suis de retour à la maison. Voulez-vous bien me remettre aussitôt le trousseau de ce matin ?
JULIETTE, tremblante, elle a caché la clé dans sa robe : Sans soucis, le voici !
BARBE-BLEUE : Il manque la plus petite, celle qui ouvre la porte interdite !
JULIETTE : En êtes-vous certain ? Elle est si petite, on ne la voit pas bien.
BARBE-BLEUE : Je ne la vois point. Je dois vous la demander, vous ne l’avez pas utilisée ?
JULIETTE : Certes pas ! Je vais de ce pas vous la chercher, j’ai du l’égarer dans la véranda.
BARBE-BLEUE : Eh bien, la trouvez-vous ?
JULIETTE : Pas du tout !
BARBE-BLEUE : Et maintenant ?
JULIETTE : Un instant ! Soyez patient !
BARBE-BLEUE : Cela suffit !
JULIETTE, en tendant la clé tâchée de sang : Je vous en prie, la voici !
BARBE-BLEUE : Elle est salie, vous avez donc désobéi ! Vous savez mon crime, vous ne pouvez plus vivre !
JULIETTE : Par pitié, si je suis condamnée, laissez-moi prier !
BARBE-BLEUE : Je te l’accorde, mais à l’aurore, tu seras morte.

NARRATEUR
La pauvre Juliette, en détresse, court chercher sa sœur,
Lui confie le secret qui affole son cœur.
Elle la supplie de se rendre au sommet de la tour
Et d’y attendre aux aguets, ses frères seront bientôt de retour.
Toute la nuit à la fenêtre de sa chambre, elle prie, elle tremble.
Lorsque le ciel jaunit, elle appelle sa sœur dans un cri.

JULIETTE : Anne, sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?
ANNE : Je ne vois que l’herbe qui verdoie et le chemin qui poudroie.
BARBE-BLEUE, cognant à la porte : Il est temps, dites Adieu à la vie maintenant !
JULIETTE : Je vous en supplie, pas déjà, pas ici !
BARBE-BLEUE, qui entre : Pourquoi retarder l’instant ?

Barbe-Bleue lève son poignard au-dessus de Juliette. Les frères surgissent et transpercent la Barbe-Bleue de leurs épées.

JULIETTE : Mes frères, je suis sauvée !

NARRATEUR
La fin de cette historiette, l’histoire de la Barbe-Bleue et Juliette
Est toutefois heureuse.
Riche et veuve, Juliette maria sa sœur,
Paya des charges de capitaine à ses frères dont elle était fière
Puis à son tour se maria, avec un homme simple et sans apparat.


Au début du conte, la Barbe Bleue est toujours décrite comme un être vil, dont il faut se méfier, Démon… c’est-à-dire un ange déchu, un être qui a voulu détourner le Pouvoir, l’Energie, à son profit, au défi des Règles. Il est visiblement en train de purger une peine pour avoir commis de grands crimes. Il vit seul, dans un luxe qui ne lui apporte aucune joie, et n’est apprécié de personne. De fait, les femmes qu’il a connu ont toutes disparues. Une telle description devrait suffire à faire tenir leurs distances aux plus ingénues, non ?

Et bien non. Car le démon est un prédateur : il ne va pas se contenter d’attraper une proie fuyante pour la dévorer encore hurlante, non, il va l’appâter longuement (quoique dans la plupart des versions, une journée suffit), lui promettre toute ses richesses, puis entreprendre de la manipuler, la corrompre pour qu’elle soit persuadée de la légitimité de sa propre mort, par sa propre faute…

Tout un programme !

Ainsi Barbe Bleue est le témoignage le plus ancien d’existence d’individus se comportant comme des serial killers ou à tout le moins, présentant des caractéristiques nettes et précises du pervers narcissique. Peut-être l’individu le plus dangereux pour une femme. La plus jeune des deux sœurs n’y voit que de l’or et du feu et tombera dans le panneau comme les autres. Mais, contrairement aux autres, elle va savoir se tirer de là. Aussi pourrait-on renommer ce conte : « Comment échapper aux individus néfastes ».

Il n’y a qu’une chose à faire : reconnaître le prédateur. Ces personnalités, qui sucent l’énergie des autres (préférablement de vives et belles jeunes femmes, ce qui se fait de mieux en matière de pouvoir après l’or ?) et piétinent ce qu’il en reste après s’être servi, peuvent rester nos compagnons pour notre plus grand malheur pendant des années, parce qu’on ne voit pas le prédateur.

Ce n’est pas comme dans la Femme Squelette, où le pêcheur avait peur de ce qu’il ne connaissait pas, là, il s’agit au contraire de démasquer un ennemi familier, intime, qui tient dans sa poigne notre existence. Se dire : « Cette personne est toxique, je dois fuir ». Là, il ne faut rester, il ne faut pas aimer, on ne peut pas aimer un prédateur… C’est tout ce qu’il reste à faire, une fois que le masque est  tombé, il n’est  possible en aucune manière de « sauver », changer, apaiser Barbe Bleue.

Barbe Bleue, illustré par Floriane Mercier


« Les prédateurs souhaitent avoir sur les autres la supériorité et le pouvoir. [Barbe Bleue] est puni et doit souffrir soit un amoindrissement de ses capacités – comme des apprentis que l’on n’autorise plus à pratiquer – soit un exil solitaire, ou tout autre perte similaire de grâce ou de pouvoir. Plutôt que d’aviver la lumière des jeunes forces féminines, il est au contraire rempli de haine et désire anéantir les lumières de celle-ci. Il y a, dans une constitution aussi maligne, quelqu’un pris au piège, quelqu’un qui voulut un jour surpasser la lumière et fut pour cela déchu. Par la suite, l’exilé poursuit sans pitié la lumière des autres pour provoquer un éclat de lumière tel que son obscurité en serait abolie et sa solitude amendée. » 
« Qu’y a-t-il à dire ? Qu’est-ce qui est contraire selon son apparence ? Que sais-je au plus profond de mes ovarios et que j’aimerais ne pas savoir ? Qu’est-ce qui, de moi, a été tué ou est en train d’agoniser ? Chacune de ces questions est une clé. » 
Pinkola Estés - Femmes qui courent avec les loups


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