Silence ! (2)


You have stolen my silence,
Gehard Demetz



Alors, toi, qu’est-ce que tu tais ? Mais surtout, pourquoi ?


Pour le savoir, parce que vraiment ça me grattait, j’ai cherché toutes les situations on l’on se tait. J’ai peut-être pas tout trouvé, mais j’en ai trouvé vachement ! J’ai voulu les ranger du coup.

Il y en avait des graves et des moins graves, il y en avait quelques-unes qui étaient spontanées et tout plein d’autres qui était plus ou moins obligées. Ça m’a fourni une grille de lecture autrement plus intéressante que bien / mal… Cela dit, c’est marrant, plus c’est obligé, plus ça a l’air douloureux… C’est logique en fait, puisque la notion d’obligation s’étend de la pure liberté jusqu’à la coercition et la contrainte physique : plus c’est forcé plus ça fait mal. Bref, j’ai trouvé différentes qualités de silences. Ainsi classées par degré d’obligation...


Affiche de Paul Colin (1939)
1) par obligation physique, cas à part que j'aurais aussi bien pu mettre en cinquième position
2) par envie spontanée
3) par respect des règles
4) par peur
5) par la coercition physique

... j’en distingue cinq sortes, à qui j’ai donné des noms évocateurs : les silences biologiques, les silences recueillis, les silences obligés, les silences troubles et les silences de mort.

C’est parti. La question était donc : POURQUOI SE TAIT-ON ?



"Silence" en LSF
Par obligation physique. Les silences biologiques sont des silences tout à fait à part des autres, tout à fait innocents mais peut-être bien plus dramatiques. Ils sont imposés à l’individu par la vie et a priori c’est plutôt douloureux ou handicapant (sauf le sommeil qui est quand même un moment de grande vulnérabilité) : tout le monde peut comprendre ce qu’il y a de très incommode à ne pas pouvoir s’exprimer par la parole (essayez)... J’ai trouvé d’autres silences biologiques qui apparaissaient dans un contexte de violence (tétanie, effarement) que j’ai donc mis à part.

- mort
- coma
- évanouissement, inconscience
- mutisme, aphasie (pathologie du système nerveux central)
- aphonie et autres pathologies des organes phonatoires
- vive émotion (hors violences et états traumatiques)
- sommeil

Le silence de la neige,
Fernand Khnopff (1916)
Spontanément, parce qu’on en a envie. Les silences recueillis, ce sont les silences qui n’ont aucune autre motivation que le silence lui-même. Ça ressemble beaucoup à la notion de pause ou d’abstention… Ce sont des silences sains, voire bons pour la santé ou le mental. A priori, il s’agit de l’expression la plus pure, la plus libre du silence. On remarque en queue de liste que c’est quand même pas toujours la grosse marrade.

- dans la nature ou face à quelque chose de beau
- pendant la prière, la méditation
- pour écouter attentivement
- pour réfléchir, se concentrer
- pour lire
- parce qu'on mange
- quand on est seul.e
- dans le métro, les lieux publics
- parce qu’on boude

Chuuuttt ! Jef Aérosol
(2011)
Par respect des règles et de la bienséance. Les silences obligés sont conventionnels, motivés par le jeu, le respect d’autrui, la politesse et / ou la loi. Bref, par les règles communes, choisies ou pas : ils sont polis. Par définition, ce ne sont pas des silences transgressifs ; ils sont utiles à tous. Lorsqu’ils ne sont pas respectés, la réaction sociale est faible : c’est tout au plus une infraction.

- quand quelqu’un.e parle
- quand on ne sait pas quoi dire (gêne, incompréhension…)
- pour garder un secret
- pendant une cérémonie, un rituel social
- pour rendre l’hommage républicain (la minute de silence)
- à la pêche, à l’affût
- sur un plateau de tournage, de radio…
- en présence d’un mort
- dans une église
- dans une bibliothèque
- dans un hôpital
- au cinéma, au théâtre, quand on regarde la télé ou qu’on écoute la radio
- pour ne pas réveiller quelqu’un.e qui dort
- quand on joue au roi du silence ou à cache-cache
- parce qu'on a la bouche pleine
- quand on a fait vœu de silence
- en classe, pendant un examen
- quand on est tenu au secret ou à la discrétion déontologiques : milieu médical, social, bancaire…

Le silence, Lucien
Lévy-Dhurmer
(1895)
Par peur. Les silences troubles sont troubles parce qu’ils ne sont pas bien nets : ils sont conventionnels aussi mais on se sait pas trop où finit la politesse et où commence la soumission ; ils flirtent avec le vice, la criminalité, la honte ; on a du mal à déterminer si c’est la parole qui est transgressive ou le fait de se taire. On se tait pour éviter les ennuis car la réaction sociale est sévère. Ils relèvent souvent d’un sentiment diffus et confus de honte, de culpabilité ou de peur des conséquences, imaginées ou réelles. Gros malaise assuré. Ils sont ainsi imposés par les mœurs sociales, la loi ou plus directement par la coercition (loi illégale, implicitement très respectée qu’on appelle aussi « loi du plus fort ») et presque toujours par la bienséance. On y retrouve tous nos tabous : l’argent, le sexe, la mort… J’y ai aussi mis les situations scolaires, parentales et de déontologies professionnelles que je trouve très tendancieuses, puisqu’assez sévèrement réprimées (et donc suscitant la peur). Voici le ventre de la violence sociale autorisée, la zone qui précède l’enfer.

- en classe, pendant un examen
- quand on est tenu au secret ou à la discrétion déontologiques : milieu médical, social, bancaire…
- quand il est question d’argent
- quand il est question de maladie
- quand il est question de mort ou de suicide
- quand il est question de sexe
- quand il est question d’émotions personnelles
- quand il est question d’affaires de famille
- pour éviter d’ébruiter l’inexistence de la petite souris / le père noël / dieu etc.
- pour éviter le sujet qui fâche en général
- à table quand on est un enfant
- parce que papa, maman, tonton, tata, maître.sse etc. nous le demande quand on est un enfant
- en présence d’adultes quand on est un enfant
- en présence d’hommes quand on est une femme
- pour mentir
- quand on a « trompé » ou menti à son ou sa conjoint.e
- quand on dissimule une bêtise, un délit voire un crime
- pour couvrir des actes transgressifs en général (sans contrainte)
- pour ne pas avouer, se compromettre ou s’auto-incriminer en situation d’arrestation

Silence, de Johann Heinrich
 Füssli (1801)
Par la violence et la coercition. Les silences de mort sont les plus bruyants… La violence et la coercition directes sont leurs signes distinctifs. Dans ces cas-là, théoriquement, la loi interdit le silence et oblige à la divulgation… théoriquement. Ces silences sont criminels du fait de leur violence, mais ils font aussi directement partie de la stratégie de l’agresseur, qui doit réduire sa victime au silence pour parvenir à ses fins et gagner l’impunité. Ils ont un retentissement sévère sur le psychisme de la victime.

- quand on est pétrifié.e, tétanisé.e
- quand on est baîlloné.e au sens propre
- quand on est menacé.e pour ne pas rendre connus des actes transgressifs
- quand on est harcelé.e par un.e supérieur.e
- quand on est agressé.e sexuellement
- quand on est violenté.e par son ou sa conjoint.e
- quand on est violé.e
- quand on est victime d’inceste
- quand on est tué.e


Bon, pas besoin d’être particulièrement psychologue, anarchiste ou féministe pour remarquer que : 
- le silence est toujours associé à une activité mentale intérieure (sauf quand on est mort.e, sinon j’ai vérifié, on pense quand on se tait, c’est génial) éventuellement très intense. Le silence ce n’est pas du rien. 
- dans la très grande majorité des cas, le silence est imposé et non voulu. 
- dans une large proportion, le silence sert à tromper, couvrir ou invisibiliser. 
- dans pas mal de situations, le silence est associé à un tabou : mort, sexe, argent. 
- dans un incertain nombre de cas, quand tu te tais c’est que quelqu’un.e parle à ta place. 
- les femmes ont vachement plus de raisons / d’obligations de se taire que les hommes, puisqu’elles sont vachement plus concernées par le silence de bienséance, le viol, l’inceste et le harcèlement. 
- les silences les plus graves sont spécifiquement imposés aux victimes, et particulièrement aux femmes. 
- du point de vue de la silenciation, il vaut mieux être un criminel qu’une femme.


J’ai la chance de n’être pas muette. J’adore me taire, j’aime le silence (et je boude aussi). Je pratique sans peine tous les silences bienséants que la vie en communauté exige. À une époque pas si lointaine, je me disais souvent intérieurement : « Ta gueule putain mais ta gueule ! » parce que je trouvais que j’en avais une grande comme ça. Depuis toujours le silence est le mur que je dresse entre moi et le monde. Le silence est réellement une paroi, un écran. C’est ce qui le fait terriblement ressembler au mensonge et la parole à la vérité. Il suffit de voir l’irrépressible vague des confessions de viols, de harcèlement, d’agressions qu’a suscité #balancetonporc, entre autres. Ce bruit ! Cette lumière ! Cette évidence ! Ça a dû faire vachement mal. D’ailleurs, la dernière fois que je me suis tue (…) c’était hier, devant un mec qui a tenté de me convaincre de l’inanité du mouvement #balancetonporc (tellement brutal, nesspa). Je ne négocie pas avec les terroristes, j’avais envie de lui dire. C’était trop ineffable, super indicible, j’avais un peu peur des conséquences aussi, du coup j’ai fermé ma gueule. J’aurais sûrement manqué d’éloquence, tu vois.

En rentrant chez moi - j’étais en boule - je me suis demandé ce que j’aurais dû répondre. J’ai pas trouvé ! Mais Google a dégoté cette intéressante façon de dire « va mourir » (et de conclure un article sur le silence) :


6      Ayant aperçu Jésus de loin, il accourut, se prosterna devant lui, et,  
7      ayant poussé des cris, il dit d'une voix forte : « Qu'avons-nous affaire ensemble, Jésus, fils du Dieu très haut ? Je vous adjure, par Dieu, ne me tourmentez point. »  
8      C'est qu'il lui disait : « Esprit impur, sors de cet homme. »  
9      Et il lui demanda : « Quel est ton nom ? » Et il lui dit : « Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux. »  
10    Et il le priait instamment de ne pas les envoyer hors du pays.  
11    Or, il y avait là, près de la montagne, un grand troupeau de porcs qui paissaient.  
12    Et ils lui firent cette prière : « Envoyez-nous dans les porcs, afin que nous entrions dedans. »  
13    Il le leur permit ; et les esprits impurs sortirent et entrèrent dans les porcs, et le troupeau, (qui était) d'environ deux mille, se précipita par les pentes escarpées dans la mer, et ils se noyèrent dans la mer. 


Marco Carbocci

Commentaires

  1. Étonnant "Travail" sur cet Acte si particulier, ainsi mis ex exergue...

    Heu! C'est plutôt "à faire" qu'"affaire" non, pour cette Saloperie de Ceinte écriture (de merde!), Mé bon,

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