Blason : un peu d’histoires





Pour pénétrer l’univers du blason, nous allons nous prêter à un petit jeu : on dirait que je serais Elisabille de Cassetête, et vous Goddedur de Fouille-Croix (jeux de mots impénétrables).

(À gauche, je suis celle qui écoute pousser ses cheveux. À droite, vous êtes celui qui se cherche une contenance avec sa hache pour dissimuler le fait qu'il n'a pas de blason)

En route.



Bon, du coup, moi je ne suis rien de particulier pour le moment, mais vous, vous êtes un chevalier, un mâle, en dur et en cuir. L’été, vous me comptez fleurette, et l’hiver, vous guerroyez dans la boue et le mauvais temps pour un plus gros que vous auprès de qui vous souhaitez vous faire bien voir (je résume).

Ce mercredi 2 février 1098 (à peu près), vous avez présentement de l’eau de pluie au fond de vos chausses, le soleil n’a pas voulu se lever ce matin, vous grelottez dans votre chainsetandis que le brouillard menace de faire rouiller votre haubert (je précise que vous êtes à la pointe de la technologie). La beuverie d’hier fait encore vibrer votre tête dans votre camail, et votre casque conique vous paraît étrangement plus petit. Vous avez du mal à faire le point sur la partie en cours et vos petits camarades de jeu.

Je vous en rappelle les règles : amputer vos adversaires (le plus possible) d’un ou plusieurs membres (le plus possible). C’est votre jeu préféré, mais là c’est chaud, pour les raisons évoquées plus haut d’abord, et puis aussi parce qu’aujourd’hui vous êtes environ 172, qu’il y a 18 équipes sur le terrain et qu’on a perdu le ballon. Vous ne savez plus qui est qui et vous avez peur de massacrer votre petit cousin, qui fait partie de l’équipe n°16, qui est votre alliée.

J’essaie de vous faire comprendre, messire, que rien ne vous distingue de votre ennemi. C’est embêtant pour vous, pour les autres et pour votre patron, qui n’est même pas bien sûr que vous êtes là, au fond. FB et LinkedIn n’existaient point encore, ni les noms et à peine les prénoms, bonjour l’emmerde. Le concept d’identité est à peaufiner, surtout un jour de pluie sur un champ de bataille.

Malgré tous vos soucis actuels, une idée de génie vous vient (ceci est une fiction).

Vous criez « Pouce ! »

« Stop les gars ! On dirait que moi et mes potes on serait le maillot AZUR !
- Et moi le maillot OR !
- Et moi le maillot OR à rayures AZUR !
- Pisque c’est comme ça, nous on sera les maillots ARGENT !
- Ah mais le maillot n’existe pas encore, merde !
- On n’a qu’à utiliser nos boucliers et de la peinture !
- Ok, mais je vous préviens, j’ai que cinq couleurs ! »


Et alors le blason fut.


L’idée est belle, simple et pragmatique mais en fait, personne ne sait qui l’a eue !

Pour faire savoir qui on est, il suffirait de peindre une couleur et un dessin à la fois perso et conventionnel sur son bouclier, puis ses vêtements, son drapeau, sa vaisselle, son sceau, ses harnachements, étendards, chapeaux, rideaux, vitraux, et linge de bain (je dois en oublier). Ce motif aurait vocation à être parlant, comme une sorte de traduction visuelle, sans écriture à une époque où elle n’était pas massivement enseignée, du surnom ou patronyme de la personne, en jouant sur les règles de construction du blason d’une part (sa « syntaxe »), et sur le sens des images utilisées pour le concevoir d’autre part (son « vocabulaire »).

Il doit également être unique : on peut dire que chaque blason est une marque déposée dont la reproduction est interdite, sauf dérogations fixées par le mariage et le droit diplomatique féodal.

D’abord réservé aux chefs de guerre, les chevaliers jusqu’au dernier s’y mettent aussi, puis les seigneurs, rois, femmes, bourgeois et riches paysans. Enfin les abbayes, confréries, corporations… s’en emparent. L’idée fait long feu. Avec le temps, ces signes d’identité, transmis par l’hérédité incarnent des familles, des clans, des maisons, mais aussi des liens de pouvoir modifiés au gré des alliances, des héritages et des défaites.

Habsburger Pfau (1555) : les armes des Habsbourg peintes sur les plumes de cul d’un paon…

Armorial de Gelre
Une fois que tout le monde a son petit logo perso, vous imaginez la suite : il faut un annuaire. Le procédé retenu est le héraut et son armorial.

Le héraut, comme nous l’avons vu hier, est le spécialiste des blasons au moyen-âge. Chaque seigneur et chef de guerre s’attache les services d’au moins un héraut, voire de toute une armée de hérauts chargés de compiler les blasons existants, nouveaux ou déchus (dans un armorial qu’il dessine lui-même) et de faire connaître celui de son maître. Mais pas seulement ! Théoriquement grand voyageur et fort érudit, n’est pas héraut qui veut ! Comme nous l’indiquaient les racines de ce mot, le héraut était aussi un messager et un diplomate, allant d’un camp à l’autre pour délivrer les messages de son maître ou œuvrer aux négociations. Son honneur était en jeu : diplomate ne devait pas dire espion. Il était également envoyé compter les morts sur les champs de bataille. Comme l’écuyer, sa vie était (théoriquement) protégée par son statut. Évidemment lettré et fin connaisseur de l’administration féodale (à mon avis pire qu’aujourd’hui), il rédigeait les testaments et les documents officiels.
Il existe une hiérarchie au sein des hérauts, hiérarchie comparable et complémentaire au système de la chevalerie. Le poursuivant d’armes est un apprenti héraut avant de devenir héraut puis maréchal et enfin roi des hérauts qui est le supérieur de tous les hérauts.
Bien sûr, chargé d’aboyer le blason des participants lors des tournois et des batailles, il maîtrise à la perfection les règles du blasonnement.


Voilà, vous Goddedur de Fouille-Croix, vous avez maintenant la possibilité d’être reconnaissable entre mille au milieu d’une mêlée rugissante, grâce à votre écu.

En même temps, un cœur bat sous votre coquille métallique. Vous accordez parfois vos pensées à votre dame, moi ! en vous demandant quand vous allez enfin pouvoir sortir de la friend-zone. Le matin même, en vous levant (juste avant de voir la météo pourrie), vous avez pensé très, très, très (hmmm) très fort à moi, Elisabille de Cassetête, je suis blanche, pure, chaste (euh) et toute nue sous ma robe, ma capeline, mon corset, mes jupons, mes culottes et mes chausses, je suis la fille de mon père, bref, je mérite un blason.


Stitching the Standard 
d'Edmund Blair Leighton (1911)


Les blasons féminins sont parfois ovales (pour les dames) ou en losange (pour les damoiselles) et… à demi-vierges (concept pénétrant). Une moitié représente les armes de mon père, sans brisure ni aucune modification (autre que le fait d’être coupé en deux je veux dire), l’autre moitié restant en attente, je vous le donne en mille, jusqu’à mon mariage. 
Vous trouverez ici un peu de lecture sur la question.


Ainsi, tant que je ne me nommerai pas Élisabille de Fouille-Croix, je vous mettrai de côté la partie dextre (droite) de mon blason (on qualifie de « table d’attente » toute partie du blason non encore chargée de couleurs ou d’objets), tout comme mon hymen.

Encore faudrait-il que vous eussiez un blason pour le remplir, chez Goddedur !





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