La plus belle histoire des femmes - Sylviane Agacinski, Nicole Bacharan, Françoise Héritier et Michelle Perrot (1)
…commence plutôt mal.
Il s’agit d’un ouvrage que je n’ai pas fini de lire, mais qui m’a déjà bien marquée… Vous comprenez, j’aurai tellement aimé qu’ait existé un matriarcat primitif, ou même juste un temps heureux où les femmes ne seraient pas des pondeuses-lessiveuses, ou encore apprendre que la domination masculine, c’est juste culturel.
Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski et Nicole Bacharan, respectivement anthropologue et professeure honoraire au Collège de France, historienne spécialiste de l’histoire des femmes, philosophe, et politologue-historienne, s’y mettent à quatre pour retracer l’histoire du sexe faible. Dans ce dialogue à 8 mains (où l’on pensera souvent aux hominidés angoissés de Roy Lewis), elles affirment ni plus ni moins que la domination masculine sur le corps des femmes est à l’origine même – en tout cas concomitant – de l’élévation de notre espèce en être socialement évolué. Que cette domination est associée partout et depuis toujours à la dépréciation du sexe féminin. Qu’on est toujours dans ce « modèle archaïque dominant ».
Que ce qui serait culturel, en revanche, et joliment évolué, ce serait qu’on arrête ces conneries.
Partout, en tout temps et en tout lieu, le masculin est considéré comme supérieur au féminin. Dès l’origine de l’humanité s’est installée ce que j’appelle la « valence différentielle des sexes » : les deux sexes ne sont pas d’égale valeur, l’un « vaut » plus que l’autre.
- Comment êtes-vous parvenue à cette conclusion ?
C’est parti de mon travail avec Claude Lévi-Strauss, qui avait identifié la prohibition de l’inceste comme condition indispensable à la construction d’une société viable. A l’aube de l’humanité, les branches conduisant à l’Homo sapiens sapiens et à l’homme de Neandertal se sont détachées de l’arbre commun. Il y a eu différentes « hominisations », et ces deux-là ont réussi. Finalement il n’est plus resté que la nôtre :Homo sapiens sapiens. Pour que la société existe parmi les premiers groupes humains, il a fallu que les pères s’interdisent de copuler avec leurs filles, et les frères avec leurs sœurs.
- Pourquoi était-ce indispensable à la construction de la société ?
- Imaginez ces petites bandes d’Homo sapiens : tous les individus sont apparentés entre eux, on vit entre soi, on se reproduit entre soi, et on refuse l’étranger. On obtient nécessairement des unités consanguines, prédatrices, qui vivent sur la nature ambiante et sont, par la force des choses, confrontées à des bandes du même ordre. Par accident, il peut arriver que certaines bandes, tout-à-coup, ne puissent plus se reproduire : les femmes sont mortes, ou il y a eu un excès de naissances de garçons par rapport aux filles, etc. Donc ces bandes vont en attaquer d’autres pour voler des femmes.
- Ce n’est pas un début paisible…
- Justement, la prohibition de l’inceste est l’instrument régulateur : on lieu de s’entretuer, on va coopérer. La même décision, dit Lévi Strauss, a été prise partout où l’humanité a été présente : les hommes ont décidé de garder leurs filles et leurs sœurs – avec qui ils ne copulent plus – comme monnaie d’échange. Ensuite, ils les échangent contre les filles et les sœurs des hommes d’autres groupes. Les hommes deviennent ainsi « beaux-frères ». Entre beaux-frères, il peut y avoir de l’agressivité, mais aussi de l’entraide. On répartit les pouvoirs de fécondité entre les groupes. On reconnaît l’autre l’étranger, et en plus on établit un lien avec lui.
- Cela prend quelle forme ?
- Les individus sont officiellement liés entre eux : c’est donc, déjà, le mariage. Et ce mariage s’inscrit dans un contrat social qui unit deux lignages, instaure la paix collective dans une région et établit une subordination sexuelle des femmes. […]
Pour que les hommes décident de l’attribution de leurs filles et de leurs sœurs à d’autres hommes, il fallait déjà qu’ils s’en sentent le droit. Cette forme de contrat entre hommes, l’expérience ethnologique nous la montre partout à l’œuvre. Sous toutes les latitudes, dans des groupes très différents les uns des autres, nous voyons des hommes qui échangent des femmes, et non l’inverse. Nous ne voyons jamais des femmes qui échangent des hommes, ni non plus des groupes mixtes, hommes et femmes, qui échangeraient entre eux des hommes et des femmes. Non, seuls les hommes ont ce droit, et ils l’ont partout. C’est ce qui me fait dire que la valence différentielle des sexes existait déjà dès le paléolithique, dès les débuts de l’humanité.
[…]
Imaginez le problème soumis à la sagacité de nos ancêtres : comment est-il possible qu’une forme féminine – une femme -, identique à d’autres formes féminines, produise une forme différente ? Qu’elle produise des formes identiques, on peut le concevoir, il semble compréhensible qu’une femme mette au monde des filles. Mais comment les femmes peuvent-elles produire du différent, et donc des fils ? Et pourquoi les hommes, eux, ne peuvent-ils pas se reproduire à l’identique, pourquoi ne peuvent-ils pas avoir de fils ?
- Cela devait en effet sembler très mystérieux. Comment les sociétés anciennes résolvent-elles ce mystère ?
- La réponse est partout la même. Si les femmes produisent du différent, cela ne vient pas d’une puissance, d’une capacité qui leur est propre. Non, ce différent leur est mis dans le corps, de l’extérieur. Ce sont les hommes qui mettent les enfants dans le corps des femmes. […]
- Mais ainsi elles produisent des fils. On pourrait alors imaginer qu’elles soient révérées, dans leur rôle de marmite…
- Elles le sont parfois, mais cela n’empêche pas la dévalorisation du féminin. Car les hommes ont à résoudre une question pratique : comment être sûrs d’avoir des fils, qui soient leurs fils, alors qu’ils sont privés de ce « privilège exorbitant d’enfanter » ? Il leur faut s’approprier les femmes. […]
- Comment ? Par la force ?
- La force – ou la menace de la force – joue parfois un rôle, mais pas nécessairement. L’essentiel, c’est de priver dès l’enfance les femmes de liberté. Elles sont privées du droit d’être des personnes, c’est-à-dire du droit de disposer d’elles-mêmes.Elles ne décident pas de leur sort, elles sont données comme simples reproductrices, un simple matériau dont les hommes ont besoin pour faire des fils. […]
Cet ensemble d’observations primordiales, qui fondent la valence différentielles des sexes, je l’appelle le « modèle archaïque dominant ». Et nous vivons toujours sur ce modèle.
La plus belle histoire des femmes, par Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski et Nicole Bacharan, éditions du Seuil, mai 2011.
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