L'énergie de la démocratie


Dans les pages « Idées » du dernier Télérama (n°3322 du 11/09/13), la journaliste Weronika Zarachowicz évoquait un intéressant débat, soulevé par l’historien-anthropologue-politologue Timothy Mitchell dans son récent essai Carbon Democracy. Larges extraits de cet article :

Timothy Mitchell estime qu’un régime démocratique n’a pas d’essence purement politique, ni abstraite. Il vit et dépend d’un environnement physique, en grande partie défini par ses ressources énergétiques. D’où l’intérêt d’étudier les interactions entre nature et culture, de relier les acteurs humains et non humains que l’on imagine trop souvent séparés. 
[…] 
Nous sommes entrés dans un nouvel âge géologique que le Nobel Paul Crutzen a baptisé « anthropocène » - l’homme est devenu la force géophysique qui modifie le plus la planète. 
[…] 
Prenons donc la démocratie de masse. Son essor est souvent attribué à l’apparition de nouvelles formes de conscience politique et d’idées. Mais si c’était, aussi, une histoire de charbon ? Principal carburant des sociétés industrielles à la fin du XIXe siècle, il est produit sur des territoires restreints par une petite partie de la population, avant d’être distribué au plus grand nombre. Apparaît un système énergétique dont la puissance est décuplée par les interactions entre charbon, technologie de la vapeur, fer et acier. 
[…] 
Pour la première fois dans l’histoire, un groupe d’hommes - mineurs, mécaniciens, chauffeurs… - détient un pouvoir inégalé pour perturber, bloquer cette fantastique machine énergétique qui relie les mines à chaque usine, chaque bureau, chaque foyer, chaque moyen de transport. 
[…] 
Dans les années 1880, les grèves des mineurs américains sont trois fois plus nombreuses que chez les autres ouvriers. Fort de ce nouveau pouvoir, le mouvement ouvrier peaufine ses tactiques - grève du zèle, grève générale, sabotage… -, avec les résultats que l’on connaît, obtenus depuis les années 1880 jusqu’à l’entre-deux-guerres : apparition des syndicats et des partis de masse, essor des législations du travail et des programmes d’assurances sociales, extension du suffrage universel… D’où une démocratie du charbon plus « ouverte », qui fut capable de diminuer radicalement les mauvaises conditions de vie et de travail dans les sociétés industrielles et de promouvoir de nouvelles formes de pouvoirs collectifs. 

Puis vient le pétrole. Autre énergie, autre type de démocratie. Fluide et - relativement - léger, le pétrole ne place pas au cœur de son exploitation le travailleur… mais les oléoducs, inventés « pour diminuer les possibilités d’interruption humaine du flux d’énergie », en Pennsylvanie, dans les années 1860. Ce ne sont plus les ouvriers, mais les financiers, les managers et les ingénieurs qui deviennent essentiels à son contrôle. Le transport de l’or noir, souvent maritime, ne nécessite ni chauffeurs, ni porteurs de charbon ; son approvisionnement est global et se fait « en dehors des espaces territoriaux régis par les législations du travail et par les autres droits démocratiques obtenus par les luttes à l’âge des grandes grèves du charbon et du rail », rappelle Mitchell. En témoigne l’histoire de la production pétrolière dans les pays du Moyen-Orient, faite à grands coups de mitraillettes et de blindés, de coups d’états montés par la CIA et d’écrasements de grèves par les compagnies pétrolières. 
En devenant dépendante du pétrole, la démocratie s’affaiblit et devient de moins en moins égalitaire. 
[…] 
Manquent, pour parfaire le tableau, le gaz, peu évoqué par Mitchell, alors que la ruée vers le gaz de schiste se poursuit, et un autre acteur majeur de la modernité, l’atome, qui donne le rôle principal au contrôle étatique et ultra vertical et met tout en œuvre pour affaiblir la société civile, la démocratie et la capacité subversive de la critique, comme le raconte bien l’historienne Sezin Topçu dans La France nucléaire. D’où cette autre question capitale, à l’heure d’une nouvelle transition : quelles énergies et quels régimes politiques pour demain ?

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