Éloge du mariage, de l'engagement et autres folies - Christiane Singer
Éloge du mariage, de l’engagement
et autres folies, par
Christiane Singer, aux éditions Albin Michel
« Si le mariage n’était que
l’union d’un homme et d’une femme, il ne pèserait pas bien lourd. Car il existe
aussi un sinistre enfermement du couple, des variations multiples d’égoïsme à
deux.
Ce qui rend le mariage si fort et
indestructible, c’est qu’il réunit un homme et une femme autours d’un projet.
D’un projet fou.
Souvent voué à l’infortune.
D’un défi quasi impossible à
réussir, et impérieux à oser.
Le drame serait de ne pas tenter
l’impossible, de rester, une vie entière, à la mesure de ce qu’on peut.
Que cet état soit difficile à
vivre, exigeant et inconfortable, qui le contestera ?
L’état d’amitié, par exemple,
comparé à celui du mariage, a aussi ses fluctuations. Mais leur amplitude est
sans comparaison. Nulle part la houle n’est aussi forte, aussi éprouvante
qu’entre époux. En amitié, l’habileté à faire souffrir est modeste – le
confort, assuré, souvent idyllique.
En mariage, l’autre me confronte
aux limites de mon être. Avec une ingéniosité étonnante, déjouant tous les
gardiens, il s’introduit dans les coulisses Il ne lui suffit pas de me voir me
produire en scène, tenir ma part tant bien que mal, livrer mon quota de vie
diurne et montrable, il lui faut s’introduire dans la loge, là où poudre et
sueur se mêlent, où la vulnérabilité est à son nadir, où l’enfant des
profondeurs à l’abri des regards, épuisé, las, se recroqueville. A l’instant
même où monte aux lèvres la plainte « Surtout pas maintenant, oh
non ! », l’autre a déjà le pied dans la porte.
Avec une sûreté somnambulique, si
l’heure est à la confrontation, il mettra son doigt sur la plaie, aussi secrète
soit-elle, ignorée jusqu’alors peut-être de celui même qui la porte.
D’où lui vient cette indépassable
dextérité ? Par quel prodige l’autre a-t-il ainsi accès à la chambre secrète ?
C’est l’ours de Kleist qui
connaît la réponse.
Dans une nouvelle, « le
montreur de marionnettes » est narrée en bref épisode la visite d’un baron
dans un château de Slovénie où vit son ami de jeunesse. Les 3 fils de son hôte,
passionnés de fleuret, ont vite fait de découvrir en lui une fine lame et le
prient de se mesurer à chacun d’eux. Lorsque le plus jeune se voit à son tour
contraint de s’incliner devant l’indiscutable prééminence de baron, il lui
suggère en riant de l’accompagner dans la grange.
« Vous trouverez là plus
fort que vous ! » lui dit-il.
Un gros ours des Carpates est
enchaîné à un pilier et visiblement accoutumé à ces visites.
« C’est notre maître à tous,
dit le benjamin, faites assaut et jugez-en ! »
Et voila que s’engage entre le
baron qui commence de jouer du fleuret et l’ours un échange inégal, car, si à
chaque attaque, l’ours riposte de sa patte levée, aucune feinte par contre ne
le fait ciller. Il perçoit à la racine même du geste la trajectoire qu’il va ou
non tracer, distingue du coup porté la passe qui n’est que ruse. Il ne pare que
les attaques, ne riposte qu’à chaud, ne va qu’à l’essentiel. Aussi l’économie
de ses mouvements est si extrême qu’elle entraîne vite le découragement de l’adversaire.
Cette scène représente pour moi
l’illustration la plus subtile de ce qui se passe entre époux.
La communication ne se joue pas
dans l’adresse des moulinets, des parades et des voltes, dans le brio de
l’escrimeur. Elle se joue entière dans les entrailles. C’est l’intimité des corps
et des vies, les nuits et les jours partagés, qui donnent accès à la vérité de
l’autre.
Si l’autre – ce hic, cet ille,
cet ipse – me montre sans cesse mes limites, trouve aussitôt des sutures dans
l’armure, m’arrache à sa superbe, à mes retranchements - c’est qu’il me connaît
– au sens biblique du terme. Il a tout naturellement accès à l’être qui me
fonde. Il évolue dans ma forteresse intérieure, s’oriente sans hésitation dans
des perspectives à la Piranèse. A travers les volées de marches et les dédales,
c’est tout droit à la blessure qu’il va, à la blessure, ou au placard de Barbe
Bleue. A tout ce qu’au prix même de ma vie je suis prêt à défendre – aussi
longtemps du moins que je tente d’ignorer les lois de l’âme. Car seule la
confrontation avec mes blessures, seule l’effraction des placards –dans une
souffrance qui somme toute n’est pas pire que celle que j’endure à enfouir et
nier ! – sont en mesure de me délivrer.
Ce qui rend le mariage si
lumineux et si cruellement thérapeutique, c’est qu’il est la seule relation qui
mette véritablement au travail.
Car mieux vaut encore mettre
l’autre à dure épreuve que lui manifester une bienveillance de bon aloi qui
n’engage à rien. A partir de cette authenticité qui provoque, écorche et
dérange, le chemin mène au mystère de l’être. La relation falote, toute occupée
à éviter la friction, mène, elle, au néant.
Il est bien entendu que tout ce
que je tente d’esquisser ici a ses limites et qu’il n’est pas question par
d’autres voies détournées d’introduire des dogmes ou des lois, des culpabilités
neuves.
Je n’ignore pas que certaines
unions sont des débâcles, des terres brûlées, des no man’s land et que chaque
histoire a une unicité devant laquelle il faut s’incliner.
Il peut même advenir que le
courage de la rupture soit le geste salvateur !
Ce que je tente d’exprimer ici
est autre chose encore : les épreuves ne sont pas en mariage le signe
qu’il faut clore l’aventure mais souvent, bien au contraire, qu’il devient
passionnant de la poursuivre. »
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