Vivian Maier, femme trouvée
C’est une histoire incroyable, l’histoire d’une femme qui a pris des dizaines de photos chaque jour pendant des dizaines d’années, morte au moment même, à quelques mois près, où un documentariste découvre son travail tout à fait par hasard, dans une salle des ventes qui bradait sa vie. Cette femme, c’est Vivian Maier, aujourd’hui photographe de rue renommée, mais qui n’a même pas eu l’occasion de voir la grande majorité de ses propres photos. Et qui n’avait jamais choisi de les rendre publiques.
Un article-fleuve qui s'apprécie en suivant les liens, en cherchant les sources et en cliquant partout où ça peut cliquer.
- SOMMAIRE -
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Une femme en contre-jour
La meilleure façon de découvrir Vivian Maier, c’est de se procurer ce petit ouvrage de Gaëlle Josse, dont je vous offre ici l’audio du premier chapitre, qui résume très bien cette histoire.
Une femme à contre-jour fouille les traces troubles, à la fois discrètes et tapageuses, laissées par cette femme et sa famille. Identités changeantes, voyages d’un bout de l’océan à l’autre, héritage-surprise, il n’y a rien de simple ou d’évident dans la vie de Vivian, on conjecture, on cherche encore. Et pourtant, les archives sont énormes.
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Vivian nait en 1926 dans une famille qui a déjà connu l’abandon, le déracinement et la misère ; grand-mère abandonnante, mère mal-aimante, père violent, frère en lutte contre ses propres démons, ça va être le bordel tout autour d’elle pendant des années. Ils vivent dans le Bronx, aux crochets de la mère de Marie. Là, elles côtoient Jeanne Bertrand, auprès de qui, vraisemblablement, les deux femmes ont découvert la photographie. Marie vient de France, plus précisément de la vallée de Champsaur, où elle reviendra en 1933, quelques années après son divorce, avec Vivian, en laissant derrière elle mère et fils.
Là, la famille ne se sent pas vraiment à sa place, Marie, l'urbaine, entretient de relation de plus en plus compliquée avec sa tante qui les héberge, jusqu'à la dispute et l'hostilité franche - et un nouveau départ.
Marie et Vivian repartent pour les États-Unis en 1938, à la veille de la guerre. C’est à cette époque que les bases déjà chancelantes de la vie de Vivian s’effondrent tout à fait : sa mère s’enfonce dans le mensonge, fait tout ce qu’elle peut pour se débarrasser de son fils aux prises avec la justice et laisse sa fille livrée à elle-même. La jeune fille se réfugie alors aux côté d’une figure maternelle alternative, Emilie Haugmard, une institutrice qui la prend sous son aile. Pourtant, on ne sait même pas si Vivian va à l’école, rien ne l’atteste.
Par
la suite, elle vivra chez sa grand-mère maternelle Eugénie. À l’âge de 17 ans,
elle cherche du travail pour rêver sa propre vie : tour à tour opératrice
de saisie, vendeuse dans un silk shop.
Le monde du travail la répugne au plus haut point, on n’y voit ni le temps ni
la lumière ni les gens, alors que déjà, son esprit se tourne résolument vers la
photographie. A cette époque, elle utilise le Kodak Brownie, "simple et bon marché".
Eugénie
meurt en 1948, laissant Vivian plus démunie que jamais. A la même époque, c’est
la sœur d’Eugénie, grande-tante de Vivian qui meurt et lègue… à Vivian, écartant donc de la
succession sa propre nièce Marie, une vaste propriété champsaurine. C'est ce qui va abîmer définitivement la relation de Vivian et Marie, les deux femmes ne se parleront plus, ou peu.
Vivian embarque à nouveau pour la France en 1950 pour vendre le domaine de Beauregard. Là-bas, elle prend son temps pour faire la meilleure vente possible, crapahute dans les vallées, cherche encore un peu du bonheur qu’elle avait malgré tout à vivre là avant le départ de sa famille pour New York. Et toujours, faire de la photo.
Hautes-Alpes - Vivian Maier (années 1950) (source) |
C’est avec l’argent de la vente qu’elle s’achète, de retour à New York en 1952, un excellent petit appareil, le Rolleiflex, avec une prise de vue à hauteur de poitrine et un viseur sur le dessus, qui lui permettait de déclencher sans en avoir l’air pour produire les dizaines de portraits qu’elle a réalisés par la suite, tout en regardant ses sujets dans les yeux…
Certains pensent que Vivian a pu mettre la main sur le livre de Berenice Abott, New Guide to better photography, le seul livre traitant de la photographie à sa sortie en 1941, dans lequel on trouve les inspirations de Vivian comme l'usage du Rolleiflex pour les prises de vue d'enfants ou dans la rue, la réalisation de ses propres tirages et son amour de la ville.
Les années 50 sont marquées par l'engagement plein et entier de Vivian pour la photographie : elle organise des séances de portrait avec des amies, parcourt les musées, investit dans du matériel (elle installe une chambre noire dans la salle de bain de sa chambre de bonne), se laisse influencer par les artistes (femmes notamment) de son époque : Berenice Abott, Lisette Model, Helen Levitt ou Weegee. Si, à un moment de sa vie, elle a songé à se professionaliser, c'est probablement celui-là. Elle contacte même un studio français pour faire développer et exposer ses photos mais la réponse qui lui revient est négative.
Audrey Hepburn à la première de "My Fair Lady" - Vivian Maier (1964) (source) |
Mais il faut bien manger... Elle trouve rapidement sa voie : elle sera
garde d’enfants, non pas qu’elle aime particulièrement les enfants, mais parce
qu’elle peut passer la majeure partie de son temps dehors, qu’elle est logée et
qu’elle peut se dégager un maximum de temps libre. Et aussi, peut-être, pour se
trouver une famille de substitution. Elle travaillera plusieurs années pour une
famille de Southampton, avant de déménager pour Chicago en 1956. Elle restera
pendant 17 ans au sein de la famille Gensburg, ne s'accordant que peu de vacances, si ce n'est les 6 mois qu'elle s'accorde en 1959 pour faire un tour du monde - Chine Thaïlande, Vietnam, Inde, Malaisie, Yemen, Egypte et pour finir, son dernier passage en France, où elle va retrouver son grand-père maternelle, qui n'avait pas reconnu sa mère à sa naissance.
La famille Gensburg - Vivian Maier (vers 1960) (source) |
Dès lors, elle ne cessera plus de photographier, la rue, les gens, ses voyages, ses rencontres. Elle entasse des kilos de papier, surtout des journaux qu'elle lit quotidiennement, dans sa chambre fermée à double tour, jusqu'à faire ployer le plancher. Elle s'intéresse de très près à l'économie mais aussi à ce qu'on appelait alors (et encore) des "faits divers" : elle collectionne les articles traitant des violences, des meurtres, des viols.
C’est
dans les années 70 que la pauvreté va s’installer définitivement dans sa vie…
elle n’est plus du tout en mesure de développer ses photos, les négatifs
s’accumulent dans des boites qui se retrouvent dans un garde-meuble. Suite à l'occasion avortée de faire connaitre son travail, elle n’a plus cherché à exposer ou éditer. Certaines personnes qui ont pourtant partagé son
quotidien n’ont même pas remarqué qu’elle photographiait. D’autres l’ont
surprise, l’objectif au-dessus de la poubelle de la cuisine. Elle capture l'insolite, le grotesque, la bancalité.
New York, non daté (source) |
En
1973, elle quitte les Gensburg qui n’ont plus besoin d’elle, et passe de
famille en famille, notamment, pendant un an, auprès des Donahue. Elle s'occupe alors d'enfants, de personnages âgées, de malades. Elle abandonne le noir et blanc pour la couleur avec un Leica et un Kodak. Elle parcourt les rues sans relâche, dans ses vêtements vaguement informes déjà démodés, et de sa marche mécanique, toujours plus seule, capture des vies et des moments.
Chicago, 1975 (source) |
Les personnes qui l’ont fréquentée tiennent des discours souvent contradictoires, déroutants, à son sujet. Tantôt formidable Mary Poppins, tantôt brutale et maltraitante à l’égard des enfants qu’elle garde, qu'elle perd dans les rues et traine dans les quartiers mal-famés... Elle cache son identité partout où on la lui demande, ou fournit de faux nom, de fausses adresses. Elle conserve des tonnes d’objets et de journaux, de manière quasi pathologique et a dérivé, vraisemblablement, vers la folie à la fin de sa vie. Elle est resté célibataire et solitaire toute sa vie, se montrant extrêmement méfiante à l’égard des hommes et de manière générale, à toute intrusion dans son intimité.
Dans les années 80, elle fait de nouvelles expériences : elle interroge badauds et commerçants sur l'actualité, micro ou caméra en main. "On vous écoute", dit-elle.
Vivian Maier prend sa retraite à 70 ans, en 1996. Elle prend sa dernière photo en 1999 ; elle ne peut plus payer les garde-meubles où elle a entreposé sa vie. Elle habite dans un misérable appartement de la banlieue de Chicago quand les enfants Gensburg la retrouvent et l’installent dans un logement confortable de Rogers Park.
En décembre 2008, elle fait une mauvaise chute sur une plaque de verglas lors d’une de ses ballades au bord du lac Michigan. Blessée à la tête et avec l’aide des frères Gensburg (mais contre sa volonté), elle est placée en maison de retraite médicalisée. Elle meurt malgré les soins reçus le 20 avril 2009, à 83 ans, laissant derrière elle 150 000 photos éparpillées dans des salles de vente et garde-meubles. Les frères Gensburg font publier cette annonce nécrologique qui va faire basculer l’histoire de Vivian Maier :
« Vivian Maier, originaire de France et fière de l'être, résidente à Chicago depuis ces cinquante dernières années, est morte en paix lundi. Seconde mère de John, Lane et Matthew. Cet esprit libre apporta une touche de magie dans leur vie et dans celles de tous ceux qui l'ont connue. Toujours prête à donner un conseil, un avis ou à tendre une main secourable. Critique de film et photographe extraordinaire. Une personne vraiment unique, qui nous manquera énormément et dont nous nous souviendrons toujours de la longue et formidable vie. »
Car l’histoire de Vivian ne s’arrête pas là. En vérité, elle re-commence un peu avant sa mort, quand John Maloof met la main sur quelques cartons contenant des négatifs et divers documents, deux ans plus tôt.
Finding Vivian Maier
L'autre façon de comprendre l’histoire de Vivian Maier, c’est de regarder Finding Vivian Maier, de John Maloof.
HOW TO
Comment télécharger le film et le regarder avec les sous-titres français ?
1) Tu télécharges le film sur cette page. C’est facile, c’est là : Download Options > MPEG4.
2) Ensuite tu télécharges les sous-titres ici. Clique sur le premier pour télécharger les sous-titres français dans le dossier qui te sied (les gens normalement constitués ont préalablement créé un dossier « Vivian Maier » où ils ont mis le film, avant d’y mettre les sous-titres, mais qui suis-je pour savoir ce que signifie vraiment « normalement constitué » ??).
3) Extraaie les fichiers. Le fichier de sous-titres se nomme « A_La_Recherche_De_Vivian_Maier_STFR.srt »
4) Ouvre VLC, lance le film.
5) Glisse-dépose le fichier de sous-titre direct dans la fenêtre du film.
Et bim, tu regardes le film sous-titré en français, félicitation.
Nous sommes en 2007, John Maloof, fils de brocanteur, agent immobilier et président d’une association historique de Chicago, cherche des illustrations pour l’écriture d’un livre auquel il participe sur le quartier de Portage Park de Chicago.
Il achète alors, dans la salle de vente en face de chez lui, pour 400 dollars, un lot de négatifs (30 000 négatifs, des dizaines de rouleaux de pellicule et seulement quelques tirages réalisés dans les années 1950-1960). Il est déçu de ne pas y trouver ce qu’il cherche, mais la qualité du travail de l’auteur, dont il ignore encore tout, l’interpelle.
Inconnu, 1980 |
À vrai dire, dans le même temps, deux autres collectionneurs sont tombés sur d’autres cartons : Ron Slattery et Randy Prow. C’est Slattery qui en publie le premier sur le net en 2008, mais sans attirer d’attention particulière de la part des internautes.
Peu de temps après, Maloof met à son tour quelques clichés en ligne sur Flikr : c’est le début de la gloire pour Maier… et du succès pour Maloof. Il les numérise par centaines et commence à les vendre sur eBay, où un professeur d’art, Allan Sekula, lui fait prendre conscience de l’or qu’il a en sa possession… Il s’applique alors à récupérer un maximum de lots auprès des autres acheteurs, puis se lance dans des investigations : qui est l’auteur de ces photos ? Il est plus que probable qu’il s’agisse de cette femme, dont il a croisé de nombreux autoportraits, appareil en main, dans ses cartons…
Sur une enveloppe, il trouve un nom : Vivian Maier. Ces recherches sur internet avec ces deux petits mots restent infructueuses jusqu’à un jour d’avril 2009, lorsqu’il tombe sur la nécrologie de la vieille dame. Ils poussent ses investigations aussi loin qu’il le peut pour en savoir plus sur cette femme qui l’intrigue, décidément, de plus en plus.
Il fait aussi le tour des musée d’arts modernes et des galeries, jusqu’au MOMA de New York, mais fait face à de nombreux refus : personne ne veut exposer les œuvres d’une photographe qui n'a pas elle-même choisi, sélectionné ses photos.
Toutefois, en 2011, la première exposition Vivian Maier au centre culturel de Chicago est un succès immédiat.
Depuis, la « pression » du public, qui adore les photos de Vivian, et celle des experts qui reconnaissent l’incroyable talent de Maier en matière de cadrage, de lumière, de composition, ont fini par ouvrir les portes qui lui étaient jusque-là fermées… Et Maloof a fait son beurre, avec « ses » photos, puis son film, nommé aux Oscars en 2015, des livres d’art.
Il est là le problème : ces photos ne lui appartiennent pas. Et il n’est pas le seul : si Maloof possède 90% des images de Vivian Maier sous une forme ou une autre, un certain Jeffrey Goldstein a entrepris d’acquérir les 10% restants. Or non seulement les deux hommes ne possèdent aucun droit sur cette œuvre massive, mais on peut encore considérer que l’absence de démarche de la part de Vivian Maier, femme discrète, pour la valoriser financièrement, leur interdit moralement de le faire. Dans tous les cas, ce serait aux héritiers d’en décider, et non à deux quidams qui seraient tombés dessus par hasard. Vous pouvez trouver ici un petit bilan de cette affaire pour le moins complexe et des manœuvres de Goldstein et Maloof pour s’accaparer les droits – ou simplement en profiter jusqu’à ce qu’un héritier soit désigné par la justice, parmi la dizaine éparpillés dans le monde déjà identifiés.
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Sources et références
- Le photographe minimaliste raconte l’histoire de Vivian en la replaçant dans l’histoire de la photographie de son époque, c’est passionnant, lisez-le !
- Les livres de Maloof : Vivian Maier : Street photographer / Vivian Maier : a photographer found
- Le site mis en place par John Maloof : vivianmaier.com
- Vivian Maier et le Champsaur retrace les traces laissées par la photographe dans la campagne française.
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Moi, je vois bien ce qui peut pousser une femme, artiste, à ne pas exposer son travail au monde… J’imagine bien avec quel mépris l’intelligentsia de la photographie a d’abord reçu l’œuvre de cette « nounou » comme aiment à le répéter avec condescendance les médias qui relaient pourtant son succès. Je saisis bien, aussi, quel intérêt propriétaires, musées et galeristes ont aujourd’hui à se battre pour capter son travail ; un bon artiste, c’est un artiste mort. Vivian bouge encore, son œuvre fait plusieurs fois le tour du monde chaque jour et quoique son nom soit dûment cité, elle rejoint malheureusement la foule des femmes qu’on a dépossédé de leur travail.
Je ne pense pas qu'il faille rendre l’œuvre de Maier au silence dans lequel elle l'a tenue toute sa vie. Je ne prétends surtout pas savoir pourquoi elle l'a fait. Mais je pense qu'une façon de lui rendre justice, c'est de le dire : Vivian Maier est l'autrice de ces incroyables prises de vue d'une empathie, d'une maitrise, d'un humour et d'un amour fou.
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