Charité romaine
<< Charité Romaine - Jules Joseph Lefebvre (1863)
Je suis tombée sur l’image ci-contre par un de ces détours dont internet a le secret, c’est-à-dire que même en fouillant dans mon historique, je n’arrive pas à déterminer son arrivée sur mon écran, je me souviens juste que c’était sur Quora (engeance démoniaque en matière de sérendipité).
Aujourd’hui : peinture et paraphilie, inceste et charité. Welcome.
Ça m’a fait de trucs dans le cerveau très vite, et je pense que ça t’en fait aussi, là tout de suite ? Si tu ne connais pas l’origine et l’histoire de cette peinture, petit topo... Pas d'angoisse, on va juste mettre des mots sur ce qu'on voit, si tu veux presser le citron, tu suis les liens que je te propose.
La charité romaine : origines
La charité romaine est une « scène exemplaire », censée illustrer la « piété filiale ». On y voit une jeune femme, Pero (ou Pera dans certaines versions), donnant le sein à son vieux père, Cimon (ou Micon), condamné à mourir de faim en cellule pour je ne sais quel crime. La nature de ce crime n’est pas importante, ni même questionnée : admettons qu’il l’a bien cherché. Vous imaginez bien qu’étant ainsi, et secrètement, nourri par sa fille, le vieux ne meurt pas, que ses gardiens s’en rendent comptent et que, bouleversés par tant de bonté au sein (lol) de cette famille, les juges qui ont condamné cette homme vont, la larme à l’œil, le libérer.
Pour saisir l’édifiante portée de cette anecdote et pourquoi elle a été érigée en exemple, c’est encore mieux si c’est Valère Maxime qui vous la raconte ! Cet historien et moraliste du premier siècle de notre ère a été l’un des premiers (si j’ai bien compris) à la narrer… deux fois.
« Pardonnez, foyers antiques ; feux éternels, ne vous offensez pas si le fil de mon ouvrage me conduit de votre sanctuaire auguste dans un lieu lugubre, mais nécessaire. La fortune n'a point de rigueurs, point d'avilissement qui dégrade un tendre amour filial ; et même l'épreuve est d'autant plus sûre que la conjoncture est plus cruelle. Une femme d'une condition libre, convaincue d'un crime capital au tribunal du préteur, fut renvoyée par celui-ci au triumvir, pour être mise à mort dans la prison. Le geôlier, touché de compassion, n'exécuta pas aussitôt l'ordre qu'il avait reçu ; il permit même à la fille de cette femme l'entrée de la prison, après l'avoir soigneusement fouillée, de peur qu'elle n'apportât quelque nourriture : il se persuadait que l'infortunée ne tarderait pas à expirer de besoin. Voyant que plusieurs jours s'étaient déjà écoules, il cherchait en lui-même ce qui pouvait soutenir si longtemps cette femme. A force d’observer la fille, il la surprit, le sein découvert, allaitant sa mère, et lui adoucissant ainsi les horreurs de la faim. La nouvelle d'un fait si surprenant, si admirable, parvint du geôlier au triumvir, du triumvir au préteur, du préteur au conseil des juges, qui fit grâce à la mère en considération de la fille. Où ne pénètre point la piété filiale ? Combien n'est pas ingénieux un amour qui trouve un expédient si nouveau pour sauver la vie à une mère dans la prison même ! Est-il rien de si rare, de si extraordinaire, que de voir une mère alimentée du lait de sa fille ? Cette action paraîtrait contraire à la nature, si la première loi de la nature n'était pas d'aimer les auteurs de nos jours. »
De mulieribus Claris - Boccace, gravure de Robinet Testard (1374) |
EXEMPLES ÉTRANGERS DE PIÉTÉ FILIALE.
1. Nous devons les mêmes éloges à Péro. Également pénétrée d'amour pour Cimon son père, qui était fort âgé et qu'un destin semblable avait pareillement jeté dans un cachot, elle le nourrit en lui présentant son sein comme à un enfant. Les yeux s'arrêtent et demeurent immobiles de ravissement à la vue de cette action représentée dans un tableau ; l'admiration du spectacle dont ils sont frappés, renouvelle, ranime une scène antique : dans ces figures muettes et insensibles, ils croient voir des corps agir et respirer. Les lettres feront nécessairement sur l'esprit la même impression : leur peinture est encore plus efficace pour rappeler à la mémoire, pour retracer comme nouveaux les événements anciens.
Valère Maxime, Faits et dits mémorables, livre 5, chapitre 4
Source : http://remacle.org/bloodwolf/historiens/valere/livre5.htm
Pour la postérité, ces deux anecdotes n’ont fait plus qu’une et si la version mère/fille a tout d’abord connu son petit succès, c’est la version père/fille qui a fini par s’imposer à partir du XVe siècle et jusqu’à nous. Allez, on plonge dedans.
Pourquoi c’est beau ? Piété filiale, charité et don de soi
Le lait maternel n’est pas un motif très courant dans notre culture littéraire et picturale. C’est parfois le bois dont on fait les héros, comme dans le mythe d’Hercule, à qui Junon confère l’immortalité en l’allaitant alors qu’il est encore bébé. Le nourrisson, déjà prodigieusement fort, en fout partout et paf, ça a fait la Voie Lactée.
La naissance de la Voie Lactée - Peter Paul Rubens (1636-1637) |
Junon allaitant Hercule - Johan Niclas Byström (1818) Palais Royal de Stockholm, Suède |
Mais c’est surtout le symbole, pour ainsi dire universel, de l’incroyable pouvoir des femmes de créer et nourrir.
En ce qui concerne Pero, son geste est qualifié de charitable parce qu’il est asymétrique : elle donne sans aucune attente de retour, parce qu’elle aime son parent, père ou mère. Dans le cas où la jeune femme allaite sa mère, c’est même l’inverse : elle lui rend le lait qu’elle a reçu, dans un cercle vertueux à peine cringe. La femme est ainsi faite tu vôaaa, elle enfante, elle nourrit, elle sert elle-même de nourriture et elle n’attend rien en retour, que c’est beau, comme c’est bon, on devrait en faire des créatures divines respectées et glorifiées non ? Ah ah, nan, je rigole, faisons-en plutôt des cruches gratis.
La seule femme digne d’être respectée, c’est toujours Marie, et c’est elle qui a digéré cette allégorie un peu limite pour en faire un truc propre et pieu, via les représentations de la « vierge du lait », qui émergent à l’époque où l’on commence à représenter Pero et son père…
Vierge allaitant - Bartolomeo Vivarini (vers 1450). |
Repos de la sainte Famille durant la fuite en Égypte - Orazio Gentileschi (vers 1628) |
« La représentation de Péro en « charité romaine » au XVIIe siècle, en Europe, indique que le lait incestueux offert devient acceptable seulement après avoir cessé de se rapporter à la « piété » ancienne, et en se présentant comme la « preuve » de la préfiguration d’un concept chrétien. Dans le retable du Caravage, une relation visuelle complexe s’établit entre la Vierge Marie, un couple d’anges et Péro qui allaite.
Les Sept Actes de la grâce - Caravage (1606) |
Marie, regardant les événements d’en haut, embrasse fermement son fils, qui est d’un âge honorablement avancé, quoiqu’il semble être encore nu, laissant voir sa peau blanche radieuse comme le nourrisson médiéval qu’il représentait habituellement. Le Christ baisse sa tête et observe les nombreuses activités charitables réalisées en bas, mais il est saisi par l’expression faciale inquiète de Péro. Le visage et le sein de Péro sont aussi lumineux que le teint de sa mère ou des deux anges, qui planent dans une autre ferme embrassade, à peine au bas de la Vierge Marie et de son fils, et paraissent se précipiter du côté de la scène terrestre animée. Le jeu dynamique de lumière et d’ombre fait ressortir l’allaitement de Péro comme le point de vue le plus important de la peinture. Son don du lait prend place non seulement sous la protection de la Vierge Marie, mais il amplifie aussi l’intérêt de son jeune fils qui, ayant maintenant un âge à être sevré, semble approuver que Cimon le remplace, et l’anticipe également comme un allaitement de charité. »
Jutta Gisela Sperling, Péro et Cimon, entre la charité et la loi : l’exemple d’une réciprocité manquée ?
*** ASTUCE ***
Évidemment, si vous n’êtes pas la Vierge Marie ni approuvée par elle dans un tableau du Caravage, c’est un peu plus compliqué mais c’est quand même possible d’être respectable :
« Les mystiques calibrent leurs corps aménorrhiques comme les terrains fertiles pour les rencontres divines. Elles l’accomplissent en maintenant uniquement une « diète » de nourritures sacrées, telles que l’Eucharistie, et également, à l’occasion, le pus de personnes malades et les poux des pauvres »
Jutta Gisela Sperling, Péro et Cimon, entre la charité et la loi : l’exemple d’une réciprocité manquée ?
Pardon, mais j’adorais ces deux phrases… Quel enfer ce monde mais breeef.
*** * ***
Le corps de la femme enfantant / allaitant est donc une allégorie de la charité et du don de soi, ça me fait bien chier mais c’est pas moi qui fait les règles de toute évidence, breeeeef, DONC c’est beau parce que c’est gentil, vous l’avez, ok, c’est aussi beau parce que c’est une transgression de l’ordre judiciaire : la meuf allaite son daron au nez et à la barbe de la justice qui l’avait condamné à mort ! Et en toute simplicité, en toute innocence même, elle ne passe rien sous le manteau, elle transgresse par amour le jugement rendu… mais elle transgresse aussi un tas d’autres trucs qui n’ont pas pu vous échapper.
Qu’est-ce qui cloche ? Inceste et homosexualité, mais j’en ai plus alors je vous le mets quand même : le tabou du lait maternel + la différence d’âge
Les différentes versions de l’œuvre provoquent chacune leur petit effet de manière différente, mais toujours pour les mêmes raisons : sa charge érotique et la quantité de tabous générationnels qu’elle défie. Oui, on parle de piété, de charité, de don de soi, des tucs très propres sur eux, mais il n’est pas question ici de les dissocier de ce que la vision d’un corps nu de femme et d’un vieillard au sein peut provoquer en nous ; ça fait pour ainsi dire partie du tableau. Le geste est d’autant plus beau qu’il est abject... et Pero rachète d'autant plus la faute de son père ?
Dans le cas où la jeune femme nourrit sa mère, nous avons affaire à un inceste doublé d’une relation homosexuelle féminine, toute chose que la jeune chrétienté désapprouve absolument.
Dans le cas où c’est le père qui est nourri, la charge incestueuse est encore plus frappante (parce que l’hétéronormativité)...
Cimon and Pero - Hans Sebald Beham (1540) |
.. et la rupture générationnelle aussi : le lait d’une mère n’est pas fait pour son père, mais est destiné à un enfant. D’ailleurs, certaines versions de l’œuvre montre Pero devant écarter son enfant, le repousser, le priver, pour nourrir son père. Là où, avec la mère, on pouvait voir la rédemption d’une dette de l’une envers l’autre, cet échange de fluides entre père et fille parait tout à fait contre-nature… L’apparence du père, toujours vieux et barbu, nécessairement (difficile d'être jeune ET grand-père), accentue le malaise que nous provoque la scène, la trop grande différence d’âge étant un interdit bien ancré en nous en matière d’amour et de sexualité. Et nous dire que c’est son père, et pas un mec random, n’est pas exactement fait pour rassurer notre moralité.
La charité romaine - Louis Boullogne |
Je ne sais pas quel statut le lait maternel avait au XVe siècle, mais je sais qu’aujourd’hui, il est auréolé de tabou, accroché bien fort à l’aura de pureté que porte la figure de la mère, seule femme vraiment respectable, rappelons-le. Si vous êtes une femme dotée d’un utérus, que vous avez enfanté et que vous avez allaité (ça fait déjà beaucoup de conditions), alors il est probable que vous avez déjà gouté votre lait. Peut-être même que le papa aussi l’a gouté, par curiosité (c’est quand même assez dingue comme concept, non ? genre de la nourriture sort de toi wtf). Ou peut-être que ça vous dégoute complètement, au contraire. Dans tous les cas l’idée de le partager à d’autres personnes que des nourrissons (cf le don de lait) vous dérange certainement. Si vous avez déjà émis à haute voix l’hypothèse de l’existence du fromage de femme, vous avez dû provoquer des réactions dans ce genre-là (je rentabilise mon temps passé sur Twitch) :
Extrait de la vidéo « Boire le lait dans le neutral », avec Baghera Jones, Angle Droit, Antoine Daniel, Etoiles, Mynthos et 123 Lunatic
Ce n’est pas qu’une question de tabou féminin, où la femme serait entièrement et uniquement dédiée à l’enfantement, ou de mettre du sexe là où normalement il n'y en a pas, il s’agit aussi d’un autre tabou, à savoir le cannibalisme : on ne consomme pas le corps humain. On ne fait pas de boudin de sang humain, on ne fait pas du saindoux de graisse humaine… on ne fait pas de fromage de femme (mais j'en connais que l'idée de consommer du sperme dérange moins, bizarrement). Personnellement, je trouve l’idée du fromage tout à fait saugrenue mais le fait de consommer le lait maternel ne me choque pas outre mesure, étant entendu que je peux le faire en restant bien vivante et dans le respect de mon intégrité physique, contrairement au boudin ou au saindoux… Mais ça reste un tabou, qui, s’il ne m’excite pas à titre personnel, en excite d’autres… cette paraphilie se nomme la lactation érotique (ou lactophilie) et je vous laisse faire des recherches sur votre site porno préféré, ça ne devrait pas être compliqué à trouver.
Le jeune homme, troublé, balbutia : "Mais... madame... Je pourrais vous... vous soulager."
Elle répondit d'une voix brisée : "Oui, si vous voulez. Vous me rendrez bien service. Je ne puis plus tenir, je ne puis plus."
Il se mit à genoux devant elle; et elle se pencha vers lui, portant vers sa bouche, dans un geste de nourrice, le bout foncé de son sein. Dans le mouvement qu'elle fit en le prenant de ses deux mains pour le tendre vers cet homme, une goutte de lait apparut au sommet. Il la but vivement, saisissant comme un fruit cette lourde mamelle entre ses lèvres. Et il se mit à téter d'une façon goulue et régulière.
Il avait passé ses deux bras autour de la taille de la femme, qu'il serrait pour l'approcher de lui; et il buvait à lentes gorgées avec un mouvement de cou, pareil à celui des enfants.
Soudain elle dit : "En voilà assez pour celui-là, prenez l'autre maintenant."
Et il prit l'autre avec docilité.
Elle avait posé ses deux mains sur le dos du jeune homme, et elle respirait maintenant avec force, avec bonheur, savourant les haleines des fleurs mêlées aux souffles d'air que le mouvement du train jetait dans les wagons.
Franz de Paula, comte Hartig, et son épouse Eleonora représentée en Charité romaine - Barbara Krafft (1797) |
Cela étant dit, sans parler d’allaitement et pour le plus grand malheur de la liberté des femmes, les seins portent un imaginaire érotique extrêmement puissant : téter des seins, c’est déjà faire l’amour. C’est en cela, d’ailleurs, que cette scène peut être vue comme une « allégorie de la contestation ».
« Dans son ouvrage Roman Charity. Queer Lactations in Early Modern Visual Culture(2016), la seule monographie parue à ce jour consacrée à l’iconographie de la Charité romaine, l’historienne Jutta Sperling a montré que les nombreuses représentations du couple Pero et Cimon dans les arts figuratifs de la pré-Modernité fonctionnent, suivant les différents contextes dont ils sont issus, comme une allégorie de la contestation. En effet, cette scène qui érotise très fortement le corps maternel en train d’allaiter, donne non seulement une image subversive du lien incestueux, mais permet également de voir les pratiques d’allaitement entre adultes sous un autre jour. Selon Sperling, ce corps maternel érotisé va jusqu’à « rivaliser avec l’imagerie phallique à une période où les notions modernes du moi sont justement en train d’émerger ». Le sein donnant le lait apparaît dans ces œuvres picturales comme un véritable « signifiant du désir, de la puissance et de l’abondance » dépassant la simple relation intime parent-enfant, et met en place une logique du don et du recevoir qui s’écarte des notions de sexualité comme pénétration et comme activité/passivité prévalant dans les discours de la Renaissance et de l’époque pré-moderne. Si les arts picturaux de cette époque ont vu émerger une forme d’allaitement queer, c’est-à-dire un allaitement « incestueux, ironique et anti-patriarcal », la construction de l’allaitement comme pratique exclusivement domestique et individuelle au XIXème siècle, lors de la création de la famille bourgeoise, conduisit à l’éradication d’un univers symbolique à l’intérieur duquel le sein allaitant fonctionnait comme le symbole non seulement « de l’amour spirituel, mais aussi du désir queer, de la contestation et de l’excès dionysien ». Tout en proposant un « déplacement “queer” de la mère », l’iconographie de la Charité romaine permet en même temps d’élargir la définition de ce qui relève habituellement de la sexualité et de la parenté
Ces thèses de Sperling trouvent un écho direct dans l’art contemporain. L’artiste espagnol Jesús Herrera Martínez, par exemple, dans son retable El Fuego y la llama (2015), reprend le thème de la Charité romaine, mais accentue délibérément sa dimension transgressive en se représentant à la fois sous les traits de Pero et ceux de Cimon. Cette scène exclusivement masculine n’en évoque pas moins le nourrissage et le soin dont tout être dépend au début de sa vie. Cette image de gender-bending, qui signale peut-être ici une « envie du sein », montre en tout cas la multiplicité des incarnations queer de la Charité romaine. »
Inceste, homosexualité, gérontophilie, lactation érotique, cannibalisme, on n’est pas bien là ? Maintenant, à toi de partager une jolie image qui exprime au moins aussi bien l’incroyable malaise que provoque le corps des femmes. J’attends.
Romana Caritas - Max Sauco |
Wouah ! Sacré article de critique picturale et des fondements de l'inspiration-Création
RépondreSupprimerWouah ! Sacré article de critique picturale et des fondements de l'inspiration-Création
RépondreSupprimerTsi hi !
RépondreSupprimerhttp://niak65poletique.canalblog.com/archives/2022/11/12/39706799.html