Le Diable, tout le Temps - Antonio Campos (2020) / Deuxième partie (SPOILERS)


C’est bon, tu as visionné le film, vu que ma super critique pas critique du tout t’as bien hypé.e ? Ou alors tu n’en as pas l’intention ? Ou même, tu t’en fiches d’être spoilé.e ? Je suis un peu comme ça aussi, peu importe ce que je lis d’un film, j’aurais un regard tout neuf dès que je lancerai le visionnage (mon côté Dory la dorade peut-être). Mais il est des films dont il vaut mieux ne rien savoir avant de les regarder, et celui-là en fait partie. Donc si vous ne l’avez pas vu et souhaitez le voir, ne lisez pas cet article !

Si c’est bon pour toi, c’est bon pour moi, on y va : on décortique menu-menu  Le Diable, tout le Temps d’Antonio Campos (dont je viens de remarquer qu'il a réalisé l'épisode 8 de la saison 2 du Punisher de Marvel, également visible sur Netflix, que j'ai tant aimé) Je reprends les points abordés précédemment, un par un, histoire de coller à la structure spirale de ce petit bijou lugubre.

 

 ------------------------- !! SPOILER ALERT !! -------------------------


II. ANALYSE

Le synopsis vous ment.

Ce film est beau, comme un orage.

Ce film est fort, comme un poing dans la gueule.

Ce film est juste parce qu’il est vrai.

Ce film est structuré, comme une spirale.

Bénie soit cette voix-off.

Ces personnages sont fous ?



II. ANALYSE

 

Le synopsis. Comme je le disais hier, les synopsis proposés par la presse avant la sortie du film sont étonnamment inexacts. Peut-être souhaitait-on garder le spectateur en dehors des grandes lignes pour l’étonner plus fort ? Couplé aux bandes-annonces que j’avais vues, je m’attendais à voir notre héros lutter contre son propre père pour ne pas finir sur un autel expiatoire ainsi qu’une cascade d’actions coups-de-poing au milieu de péripéties odieuses et effrénées.


Peut-être que c’est ce que j’ai eu finalement… à condition de ne rien lire au premier degré. Oui, on aura de l’odieux. Oui, il y a des coups de poings et oui, notre héros va devoir lutter contre son père. Sauf que ça se fera sans frénésie, qu’Arvin adulte ne partagera jamais l’écran avec son paternel et qu’il luttera plutôt contre les démons de ce dernier. Lutte-t-il d’ailleurs ? On ne le voit jamais douter. Sa colère est comme celle de Némésis, juste à défaut d’être légale et "bonne" ; il est sans cesse contraint par la nécessité dans un État où la justice est pire qu’impuissante, inexistante : les flics sont des abrutis (comme celui qui lui annonce que sa sœur était enceinte au moment de sa mort en ajoutant « j’espère que ça ne vas pas causer des problèmes » en VF), le légiste est alcoolique, le shérif est corrompu et la vérité est inaccessible (comme le suicide de Lenora qui en fait n’en est pas un). Et si la justice est absente, comment rétablir autrement l’ordre du monde si ce n’est par le meurtre ? Arvin est donc la victime expiatoire d’une société boueuse, empêtrée dans son fanatisme, son inertie et sa noirceur d’âme.

On vous a également légèrement enduit.es d'erreur en vous disant que ce film se rangeait dans la catégorie "thriller horrifique" : si les sensations sont fortes et l’issue terrifiante, point de démons cornus ici, pas de monstre sous le lit, les entités les plus malsaines que vous croiserez sont bien humaines mais comme dépourvues de libre-arbitre : la vie, la passion, la maladie, la honte, la colère leur force la main tout le temps. Il s’agit d’une métaphore somme toute connue et convenue, archi-croisée un peu partout, qui nous explique que le diable est en chacun de nous et l’enfer ici-bas.


Ce film est beau, comme un orage. Le montage est propre, précis, chaque scène a le temps d'exister et le film respire à pleins poumons. J’ai vraiment apprécié la photographie de ce film. Je l’ai trouvée soignée, appropriée, congrue. Tout est bleu et brun, un morceau de rusticité dans un écrin d’arrière-pays (le film a été entièrement tourné en Alabama). Bienvenue chez les hillbillies ! Les casquettes sont élimées, les arbres rachitiques, les chemins boueux. Nos personnages semblent littéralement façonnés dans la terre qu’ils foulent et y adhèrent sans aucun espoir de s’élever. Arvin et Willard ont fui par deux fois leur État pour tenter d’échapper au passé, mais la mouise s’agglutine à leurs basques, il n’y a aucun échappatoire : pas de fuite, pas de justice, il reste la mort. Les corps retournent à la poussière sans laisser de trace (comme celui d’Helen, retrouvé 7 ans plus tard, et de son fou furieux de mari, jamais réapparu), et le trépas y est décrit comme le passage d’un nuage dans le ciel, bientôt balayé par le vent.

 

On est peu de choses, hmm ?

Ce film est fort, comme un poing dans la gueule. Les thèmes sont tellement touchy ! de quoi faire faire une syncope à un redneck texan, cousins germains de nos protagonistes : fanatisme religieux, suicide, viol, avortement et décadence des hommes d’église forment le cœur douloureux de l’intrigue. Et franchement, chapeau : le sachiez-tu ? tu peux être un violeur même si la victime n’a pas dit non et ne s’est pas débattue. Parce que tu as un ascendant sur elle et parce qu’elle a 16 ans. Parce que t’assumes tellement pas. Le sachiez-tu ? le viol conjugal commence dès que tu forces ta femme à te sucer, la main sur sa tête à la faire vomir. Ton petit kink, là, n’a rien à voir avec la sexualité, il a tout à voir avec la domination, la violence et l’abus de pouvoir. Le sachiez-tu ? l’Église désapprouve le suicide, mais quelle est ce genre de pudeur qui te pousse à recommander à la jeune fille que tu as mise enceinte de « se débarrasser » de son « bâtard » pour ne pas « détruire sa vie », couvrir de honte ses parents et n’être, au final, qu’une pute, ce qui va irrémédiablement tirer vers la mort une jeune fille pétrie de principes chrétiens ? Hypocrisie, j’écris ton nom. Le sachiez-tu, enfin, les hommes sont victimes de leur violence, mais les femmes (et les chiens) sont victimes des hommes : la mort d’Helen, celle de Lenora sont des féminicides, le sacrifice d’innocentes manipulées, qui n’ont pas dit non, qui ne se sont pas débattues, pieds et poings liés par l’amour qu’elles vouent aux hommes qu’elles admiraient et qui les ont trompées. Pour cette condamnation sans détour de la violence masculine, je dis merci Antonio Campos.

Le chapitre de la religion est le plus dense : tout le monde en fait n’importe quoi. Recherche de la paix et du comportement le plus juste pour les uns, attitude de façade pour d’autres, elle prive de lucidité absolument tout le monde. Elle provoque des délires, justifie les pires actions et n’apporte finalement jamais ce qu’on lui fait promettre : comme le dit le jeune Arvin à Lee devant le cadavre de son père suicidé, la prière, « ça ne marche pas toujours très bien. » Elle n’épargnera jamais nos protagonistes, et en premier lieu les "bons" de ce film. La religiosité fait office d’intelligence à ces humains incultes, guidant maladroitement leur compréhension du monde et leurs décisions. Elle les structure (morale, rapport à la famille) et les casse en même temps (rejet du suicide, vision de la sexualité).

"Delusions !"

Les armes sont également des protagonistes centraux : il y en a six dans ce film. D’abord, il y a le pistolet ramené de la guerre, offert par le père à son oncle, qui va ensuite le céder à Arvin et qui sera l’instrument de sa colère (et de sa légitime défense). On retrouve ainsi le thème de la violence héritée et de la malédiction, où la souffrance contamine tout ce qu’elle touche. Il y a ensuite le fusil des braconniers qui ont menacé de violer la femme de Willard lorsqu’il priait avec son fils dans la forêt et qui ne leur sert pas à grand-chose quand celui-ci vient leur démonter la tronche. Il se retournera même contre son propriétaire lorsque le père s’en empare et se sert de la crosse pour tabasser l’importun. Nous trouvons ensuite le pistolet décrit comme « intraçable » qui appartient à Bobo, l’homme de main de Leroy, le mafieux qui tient le shérif par les couilles ; ce dernier va le lui voler et l’arme se retournera elle aussi contre ses maîtres. Il y a le pistolet de Carl, dont il se sert pour menacer ses victimes, mais on ne le voit jamais tirer avec, ainsi que celui de Sandy, que Carl a chargé avec des balles à blanc, par peur d’être trahi pas sa femme. Enfin, il y a le fusil à pompe du shérif, qui surpasse en puissance tous les autres et qui va nous terroriser pendant quelques minutes à l’issue de la fuite d’Arvin. Les armes de ce film ne sont pas de bons toutous. Vous savez, on dit souvent qu’elles sont comme les chiens : elles ne sont pas mauvaises, il y a juste de mauvais maîtres. Eh bien, il faut croire qu'elles peuvent tromper et trahir leur maître, comme mues d'une volonté propre.

Bref, en-deçà des guerres de religion, on trouve la guerre dans la religion. On se croirait de bout en bout en plein Ancien Testament, dans l'obscurité, en proie aux violences les plus primaires. Brrrr.

 

Ce film est juste parce qu’il est vrai. Pour toutes les raisons que je viens de citer, donc. Il n’y a aucun doute, aucun atermoiement, aucune circonstance un tant soit peu atténuante qui soit retenue contre les coupables de ce film. Plus fort encore : ils ne sont pas tant présentés comme des monstres, des malades mentaux, que comme des fanatiques égocentriques, rendus surpuissants par la religion et le désir. Ils s’arrogent le droit de vie et de mort en bonhommes certains de leur supériorité. Ce film est carrément féministe et nous plonge pendant deux heures dans un gros bouillon souillon de masculinité toxique. Pas de rappel à la loi, non, il s’agit bien de morale supérieure, à mille lieux des préceptes religieux que prétendent suivre ces tueurs. Le rôle de Carl est significatif à cet égard : avant de piéger une nouvelle victime, lui et Sandy lui font toujours un petit discours qui les met en confiance en se faisant passer pour de bons chrétiens. De même, le pasteur fait prier les jeunes filles avant de les abuser. Il les déshabille en leur disant qu’il s’agit de « se présenter comme Dieu les a faites » (nues) puis dira à Lenora qu’il ne peut être le père de son enfant puisque tout ce qu’ils ont fait, c’est prier. Ce sont exactement les manœuvres des prêtres violeurs et pédocriminels qui hantent nos actualités depuis des décennies. D’ailleurs, détail "amusant", avant de demander sournoisement à Lenora de se déshabiller, le pasteur lui demande si elle a déjà fait ça avec d’autres pasteurs…

J’ai dit hier que chacun reçoit son dû : à la fin, chaque chose est à sa place. Les tueurs sont tués et les sales types sont démasqués puisqu’Arvin, soucieux de justice, veille à poser sur chaque cadavre les preuves de son infamie : la petite culotte sur le pasteur, les photos et pellicules compromettantes sur Carl et Lee. Arvin ne s’en sort lui-même pas complètement : il est vivant, certes, mais recherché puisqu’il n’a pas retrouvé l’une des trois balles qu’il a tiré sur le pasteur. La fin du film développe à son sujet plusieurs hypothèses : il va peut-être retrouver sa famille si la justice l’innocente (il a tué des coupables), ou bien il va s’engager dans l’armée pour le Viêt-Nam, dont tout le film nous dit que c’est là que se retrouvent les âmes perdues, pour y mourir.



Ce film est structuré, comme une spirale. D’aucuns ont trouvé que la structure du film était un peu trop convenue et prévisible. C’est pas faux. Mais c’est bien fait et le récit tire tous les avantages de cet inconvénient en mettant en place une atmosphère oppressante d’une belle intensité.

La spirale spatiale

Celle-ci parcourt le film dans son ensemble. Le narrateur insiste dès le départ sur le fait qu’il n’y a pas de ligne droite entre Coal Creek et Knockenstiff. Dans la mesure où nous faisons régulièrement la navette entre l’Ohio et la Virginie Occidentale, on peut bien parler de spirale : l’histoire commence à Coal Creek, là où vit la famille de Willard, puis nous nous transportons à Knockenstiff, où Willard s’installe avec sa femme, avant de retourner à Coal Creek à la mort des parents d’Arvin, pour finalement voir Arvin retourner à Knockemstiff à la recherche de ses souvenirs d’enfance. Avec, en guise de cercles concentriques, les errances du couple de tueurs qui voyagent pour traquer leurs proies.

La spirale temporelle

Le film se divise en deux parties : la première, qui s’ouvre sur une présentation par la voix-off des lieux de l’intrigue, deux petites bourgades paumées de l’Ohio et de la Virginie Occidentale, Coal Creek ("la crique au charbon") et Knockempstiff ("étale-les raides", la ville natale de Donald Ray Pollock), est constituée d’un mouvement en spirale autours d’un évènement central : le tabassage de deux braconniers par Willard devant son fils Arvin. Nous sommes en 1957 et on visite d’abord Knockempstiff, dont les 400 habitants sont tous plus ou moins cousins et où la famille de Willard est considérée comme un corps étranger : son magasin général, ses ploucs, sa boue. Et la petite maison de Willard et Charlotte, derrière laquelle le père a érigé une croix dans les bois. Puis la spirale démarre, avec plusieurs bonds dans le temps.

Crise de foi et culte païen

La première boucle nous renvoie 12 ans plus tôt, à l’époque où Willard se battait dans le Pacifique Sud et où il est tombé sur le corps supplicié de son officier, cloué sur une croix. Puis il rentre au pays, à Coal Creek, traumatisé par ce qu’il a vu et fait au front. Cette première partie nous présente ensuite tous les personnages que l’on croisera et les relations, parfois ténues, qui les lient. Ainsi Carl cède son siège à Willard dans le restaurant où tous deux vont rencontrer leurs futures femmes ; Sandy rencontre Carl grâce à son frère qui lui a dégoté ce boulot dans le restaurant et on apprend d'ores et déjà qu'ils vont faire des victimes. On apprend aussi que la mère de Willard a promis devant Dieu de marier son fils à Helen s’il revient de la guerre mais au lieu de cela Helen tombe amoureuse de Roy Laferty et met au monde Lenora avant que l’on apprenne qu’elle va mourir au cours d’une promenade avec lui. Enfin Willard et Charlotte se marient, s’installent à Knockemstiff et conçoivent Arvin.

Deuxième boucle et nouveau bond dans le temps, en 1957 : Arvin a 9 ans et se fait tabasser par des gamins à l’école, son père l’emmène dans les bois pour prier. Ils sont interrompus par deux braconniers qui "plaisantent" en menaçant de violer sa femme pendant qu’il n’est pas à la maison. Quelques temps plus tard, son père l’emmène casser la gueule aux deux braconniers (et non les pères des enfants qui maltraitent Arvin comme j’ai pu le lire chez Libé), ce qui va constituer dans l’esprit du gamin le meilleur moment qu’il a passé avec son père… Charlotte tombe malade, atteinte d’un cancer. Noyant sa tristesse dans l'alcool, Willard rencontre Sandy au Tecumseh (le restaurant de Leroy), qui lui propose les services de prostituées : il refuse, il est follement amoureux de sa femme. Désespéré, il va sacrifier le chien d’Arvin sur la croix qu’il a érigée dans la forêt, ce qui, évidemment, ne sauvera pas Charlotte. Il se suicide finalement et c’est Lee, le shérif qui brigue le poste de deputy, qui va constater sa mort. Arvin se retrouve sous le toit de sa grand-mère Emma à Coal Creek et Lenora devient sa demi-sœur. Arvin annonce qu'il ne priera plus jamais.

Dans ce film, l'amour dure 9 ans.

Puis, troisième boucle, nous replongeons à nouveau dans le passé, cette fois pour assister au meurtre d’Helen par son mari, rendu fou après la morsure d’une des araignées qu’il se lâchait au visage durant ses prêches, et qui voyait là l’occasion d’assister à la gloire de Dieu, convaincue qu’il la ressusciterait. Réalisant qu’il est un meurtrier, il s’enfuit et tombe sur le couple d’assassins, qui, logiquement, l’assassine. Là-dessus, le film s’arrête, trois-quarts d’heure seulement ont passé et on éprouve la sensation que ça pourrait aussi bien s’arrêter là, qu’on en a eu assez. Tout le casting est présent au cours de ces premières minutes et ne s’élargira guère, étriqué comme le sont les communautés où s’insère l’action.

Mais la seconde partie commence et Campos va tirer sur les ficelles qu’il a posées, comme un braco relève ses pièges en fin de journée. Les conséquences des actions passées vont pleuvoir en déluge sur la tête de nos protagonistes et l’histoire va se répéter, comme un putain de toboggan à boucles qui tue leurs velléités de libération. Pas de rédemption ici, personne ne pourra s’écarter des ornières creusées en première partie. On ne fera plus de retours en arrière dans le temps et les récit redevient linéaire (à l'exception de quelques flashback). À la place de la structure spirale du temps, on assiste à de micros-tourbillons composés de motifs répétitifs (mots, objets, situations, éventuellement en écho avec la première partie), de cercles vicieux et d’habitudes malsaines. Je les souligne pour plus de clarté.

Les motifs

- Le Luger 99 mm, offert par Willard (qui l'a ramené de la guerre) à Earskell, est censé être le pistolet avec lequel Hitler s’est suicidé (ce qui est évidemment mis en doute, que ferait-il dans le Pacifique ? mais avouez que ça lui donne un petit côté maléfique... ou salvateur ?) puis par l’oncle Earskell à Arvin, le jour de son dix-septième anniversaire. Cette scène qui inaugure la deuxième partie du film constitue le début de sa bande-annonce. Les cheveux longs tirés en arrière, comme son père, il a tout l’air d’être devenu un taiseux comme lui. On ne saura pas quel vœux il fait en soufflant sur sa bougie, mais on peut être sûr qu’il n’a pas été exaucé. Arvin affirme alors que c’est le meilleur cadeau qu’il ait jamais eu (et le seul objet dont il ait hérité de son père), ce qui ressemble étrangement à l’avis qu’il s’était fait du jour où son père avait rossé les braconniers (mais j’extrapole peut-être ?). Et la grand-mère de constater : « Time does pass »… Ce pistolet finira enterré avec le chien sous le tronc à prière : la boucle est bouclée.


Si vis pacem, 9 mm parabellum


- Les brimades. On voit Lenora se faire martyriser et menacer de viol par des lycéens, tout comme Arvin se faisait brutaliser quand il était gamin. Surgissant pour la défendre, Arvin se prend une branlée mais met en fuite les agresseurs. À l’issue de cette altercation, on prend la mesure de la piété de Lenora, de l’amertume d’Arvin qui répète cette phrase que son père a prononcé après avoir tabassé les braconniers (
« There’s a lot of no good sons of bitches out there »), mais aussi du déni dans lequel il se trouve (il ne voit pas en quoi c’est étrange qu’ils se retrouvent deux orphelins sous le même toit), ne voyant pas venir le rouleau-compresseur des névroses familiales et de l’histoire qui se répète.

- La vengeance. Nous sommes au cœur du film, à sa moitié précisément et ça dérape sévèrement. Arvin décide d’en découdre avec les salopards qui violentent sa sœur, en choisissant « le bon moment » (« Just gotta pick the right time ») comme lui avait conseillé son père (c’est-à-dire quand ils ne sont pas ensemble) et en leur mettant un sac en papier sur la tête comme ils l’avaient fait à Lenora… avant de s’essuyer les mains pleines de sang dans le même geste que son père… Au même moment, Lenora se protège de la pluie sous le porche de l’Église, ce qui la met à la portée de Teagardin. Celui-ci ne tarde pas à l’emmener dans sa voiture, puis à abuser d’elle en prétendant la révéler telle que Dieu la faite.

Arvin protège et abandonne Lenora dans la même scène.

- La carte postale. La lecture par Helen de la carte envoyée par Willard lorsqu'il s'installe avec sa petite famille à Knockenstiff nous est montrée deux fois, juste avant qu'elle ne soit assassinée par son mari, faisant ainsi office de repère temporel pour lae spectateurice.

- Le tournevis. On voit Theodore aiguiser son tournevis (peut-être pour l'entretien de sa chaise roulante ?) peu avant que Laferty ne sorte de son placard ; tournevis qui sera utilisé pour tuer Helen.

- La prière avant le crime. Tout comme Laferty a fait prier sa femme avant de la tuer (« Dieu t’aime, Helen »), Teagardin fait prier Lenora avant de la violer. On peut y ajouter à cela l’habitude des deux serial-killers d’évoquer Dieu pour mieux tromper les auto-stoppeurs, ou encore la tendance de tout ce petit monde à emmener leurs victimes dans un lieu paisible, les premiers pour sentir plus intensément la présence de Dieu, les autres prétendument pour profiter de la vue et faire de belles photos.

- Les viols. Vous allez sûrement penser immédiatement au viol de Lenora, puis celui de la fille Reaster par Preston Teagardin. Ils sont filmés avec beaucoup de justesse, puisque la grande majorité des viols, dans la réalité, ne sont pas commis par des étrangers brutaux dans des recoins sombres d'un parking, mais bien par des proches qui retournent le cerveau de leurs victimes pour les posséder sans en avoir l'air. Leur mise en scène est intéressante : on voit comment Preston s'y prend pour séduire Lenora, mais on ne voit pas l'acte lui-même (mais on se doute que ça se passe comme pour la jeune Reaster). Inversement, concernant la jeune Reaster, on ne voit pas l'épisode de la séduction... mais on se doute que ça se passe comme pour Lenora. Ces choses dites, regardez bien, d'autres viols ont lieu... : ceux des victimes de Carl et Sandy, sous la menace d'une arme (dans un paysage idyllique). On pourrait même penser que Sandy fait partie des victimes, dans la mesure où elle est manipulée par Carl. On assiste aux étapes de séduction, puis des menaces mais la suite est surtout montrée à travers les tirages photos de Carl trouvés par Lee dans leur appartement. Notons qu'on assiste tout de même à une scène de torture (avec le jeune militaire), où l'on voit que la victime a été castrée.

- L’emprise. Si Arvin reproduit le comportement de son père, Lenora reproduit celui de sa mère, Helen, tombée elle aussi amoureuse d’un homme d’église qui finira par la tuer. C'est également sous emprise qu'agit Sandy, qui n'arrive pas à quitter son pervers de mari, alors qu'elle ne supporte plus les meurtres. C'est à cause de lui qu'elle meurt, finalement.

- La Bible. On la voit régulièrement dans les mains d’Emma, la grand-mère, ou celles de Lenora qui va prier et même la lire sur la tombe de sa mère. Elle est souvent citée par le couple de tueurs au cours de leurs discussions avec leurs victimes. Enfin, Teagardin s’en sert comme protection dérisoire en la jetant sur Arvin avant que celui-ci ne lui tire dessus. Comme quoi, la parole de Dieu est une grande couverture que tout le monde tire à soi… mais pas très efficace.

- La casquette. Arvin porte toujours sa casquette... sauf à l'Eglise, on voit notamment la grand-mère lui rappeler qu'il doit l'enlever pour y entrer lors de la scène d'accueil du nouveau pasteur. Or, Arvin garde sa casquette lorsqu'il va en découdre avec Preston ! Celui-ci ne le l'identifie donc pas tout d'abord comme le frère de Lenora et ne se méfie pas lorsque le jeune homme commence à lui parler de ses prétendus péchés de luxure... Sa large visière dissimule ses yeux, on ne voit que la bouche du jeune homme. Quand Teagardin commence à comprendre ce qui se passe, il lui demande de la retirer.

- Les flashbacks et souvenirs. Plusieurs souvenirs des personnages sont repassés à l'écran (sans le son) : le moment où Arvin enfant frappe son père qui porte le chien mort vers la croix alors qu'Arvin adulte discute de son père avec Lenora dans le cimetière ; le moment où le père s'essuie les mains pleines de sang après avoir cogné les braconniers, alors qu'Arvin vient de démonter les voyous du lycée ; le moment où Lee éclaire le visage d'Arvin, plein de coulis de cerise, la nuit du suicide de son père, alors qu'un flic lui décrit le tueur du pasteur Teagardin ; enfin l'instant où Willard et Arvin sont au chevet de sa mère, lorsqu'Arvin adulte comprend que son père s'est tué (et a tué le chien) parce qu'il voulait plus que tout retrouver sa femme. Ces scènes silencieuses fonctionnent comme des éclairs de lucidité, de compréhension dans la tête des personnages (et pour lae spectateurice). On sait aussi que Willard repense souvent à l'officier crucifié quand il prie sur son tronc à prière, de même qu'Arvin « n'a rien oublié » de la nuit où son père s'est tué. Ces instants, comme des trous de vers, traversent la réalité présente des protagonistes vers un passé qui, de fait, s'impose sans cesse à elleux.

- Les voitures. Vu les kilomètres qui séparent les protagonistes et le désert vert qui les entoure, elles sont logiquement indispensables et même un peu plus. Elles sont à l'image de leur propriétaire : celle d'Arvin est toute déglinguée, celle de Teagardin luxu(r)euse, celle de du couple de tueurs toute en cuir rouge. C'est en quelque sorte l'outil du vice de Carl et Sandy ainsi que du pasteur Teagardin (voire de Lee). Celle d'Arvin lui sert régulièrement de refuge ; elle tombe fortuitement en panne, ce qui va le jeter dans les griffes de Carl et Sandy ; enfin le garçon défonce des portières à deux reprises : sur les lycéens, puis sur Carl au cours de ses escarmouches.

- Les cigarettes. Je pense que c’est assez récurent et mis en avant (sur les affiches personnages par exemple) pour être remarqué : on fume beaucoup dans ce film (à savoir Willard, Charlotte, Arvin, Sandy). On ignore si c’est ce qui tue Charlotte, en tout cas ça participe à l’atmosphère floue et toxique généralisée. D'autant que ce sont les "bons " qui fument et que trois d'entre eux meurent. Sera-ce le cas d'Arvin ?

Fumer tue.

- Les arbres et le ciel. La forêt est souvent présentée comme une sorte d’église à ciel ouvert, mais c'est plutôt le lieu de tous les dangers pour les femmes, où les hommes se cachent pour commettre ses forfaits, enterrer les corps, se suicider, prier comme un fanatique et finalement mourir, la face tournée vers les nuages qui dérivent. La scène des nuages dans le ciel se reproduit plusieurs fois : peu avant la mort de Laferty, qui compare les nuages qui passent à la mort, avant le meurtre de Matthew (le militaire auto-stoppeur) puis avant la mort de Lee.

- « Ressucite ! ». Cette injonction au Seigneur est prononcée deux fois : dans la bouche d’Arvin lorsque Willard tue son chien pour le donner en sacrifice et dans la bouche de Laferty quand il tue sa femme. Si c’est compréhensible dans la bouche d’un enfant terrorisé, c’est clairement un propos fanatique dans la bouche d’un homme d’église et un hybris franchement inquiétant.

- « Lenora ». Ce sont les derniers mots d’Helen, mais aussi de son mari, Laferty.

- « Tu as mieux à faire ». C’est ce que répète Lenora lorsqu’Arvin l’accompagne à l’église pour la première fois, puis lorsqu’elle quitte l’Église avec Arvin venue la chercher après le viol. Alors là, quelle cruauté cette phrase. Si c’était peut-être vrai quand Arvin l’emmenait chaque jour sur la tombe de sa mère, que penser de cette fois-ci ? Valait-il mieux laisser les garçons tranquilles, risquer que Lenora se fasse violer par ces petits bâtards à la prochaine occasion et l’empêcher de se faire agresser par le pasteur… ou l’inverse ?

- « Surtout chez les jeunes gens ». Cette phrase est prononcée deux fois par le pasteur Teagardin, une fois à l’adresse de Lenora (au sujet de la violence que peut engendrer la jalousie), une autre fois à l’adresse d’Arvin (quand ce dernier lui parle de ses prétendus péchés de luxure). Il ne vous aura pas échappé que Teagardin fait une fixette sur la jeunesse. Il se sert de cette approche moralisatrice pour asseoir son autorité… morale sur les deux jeunes gens et déballer sa science sur la nature humaine.

- La fuite de Sandy. Par deux fois Sandy se décidera à fuir son tueur de mari, Carl. La première fois elle charge la voiture et s’apprête à quitter le parking de l’hôtel où ils se sont arrêtés. Renonçant, elle se contentera par la suite de contacter la base militaire où est engagée leur victime suivante, pour leur annoncer qu’il n’a pas déserté et où se trouve le corps. La seconde fois, lorsque Carl s’apprête à piéger Arvin, elle hésite à démarrer, laisser Carl en plan et peut-être refaire sa vie avec le jeune homme. Mais là encore, elle renonce et tout est sur le point de recommencer… lorsqu’Arvin brise le cercle vicieux en abattant Carl, puis Sandy.

- La réélection de Lee Bodecker. Ce protagoniste brigue un poste de deputy (à sa propre succession) dès le début, puis tout au long du film. Il laisse des badges « Re-elect Bodecker » dans l’appartement de sa sœur Sandy.

C'est toujours le même shérif en ville.


- La musique. Country, bluegrass, gospel, vous imaginez bien que toute cette bande de cul-bénis n’écoutent pas de rock’n roll, considéré comme impie et obscène à l’époque ! Susurrée par Helen ou Charlotte, sur l’autoradio d’Arvin et de Carl, ou dans la bouche de Laferty au cours de son sermon, la musique pieuse "old time" parcourt le film de bout en bout. Le reste de la BO est constitué d’un piano triste et discret, de violons lancinants, de quelques roulements de tonnerre.


- La maladie. On voit Arvin au chevet de Lenora (nauséeuse du fait de sa grossesse) comme on a vu Willard au chevet de Charlotte (atteinte du cancer). Toutes deux en mourront.

- La mort, le meurtre et le suicide. Le nombre de morts qui s’étalent dans le film est tout de même assez incroyable. Tout commence comme ça d’ailleurs (et tout finit), avec la mort du sous-officier dans le Pacifique. Puis on passe à une véritable fabrique d’orphelins avec la mère et le père d’Arvin, la mère et le père de Lenora (liste à laquelle on pourrait ajouter la mort de la famille d’Helen dans un incendie, juste évoquée). Les suicides de Willard et de Lenora. Les victimes de meurtres de Carl et Sandy (celles qu’on voit et celles qu’on ne voit pas). Puis celles du shérif Lee : Bobo et Leroy. Et enfin celles d’Arvin : le pasteur, Carl et Sandy et pour finir Lee. J’ajoute que la lutte désespérée d’Arvin pour rétablir un semblant de justice autour de lui me parait très similaire au suicide de Willard : commandé par l'amour d'une femme et la nécessité, désavoué par la foi chrétienne (ou la loi) et clairement, ça va mal finir. Tout ça sent quand même fort le sapin. Toutes ces morts s’enchainent logiquement, chacune étant nécessaire à la suivante, ce qui transforme la trajectoire de chaque protagoniste en fuite en avant funeste. Le youtubeur Regelegorila a sorti une critique de ce film (allez la regarder !) qui nous met une grosse puce à l'oreille : toutes les femmes sont manipulées et aucune ne survit à ce film, à l'exception d'Emma (mais elle en sort mal en point quand même avec la mort de Lenora qui la dévaste). La mort de ces femmes traumatisent les hommes (Willard et Arvin notamment, mais également Roy Laferty, et le shérif Lee), ce qui les met à leur tour sur le chemin de la folie où les morts pleuvent en cascade. La violence est une foutue malédiction qui se transmet de proche en proche.

Ou avec un flingue.

- Le tableau du Christ à la croix. Ce tableau se trouve dans la chambre de Willard, qui devient ensuite la chambre d’Arvin. Le premier le contemple en rentrant de la guerre au début du film, le second lorsqu’il charge son arme pour aller refroidir Teagardin.

- La petite culotte de la fille Reaster et les photos de Carl. Ces objets pour le moins intimes et personnels qu'on voit passer de mains en mains finissent par être récupérés par Arvin et déposés sur le corps de ses victimes pour témoigner de leurs forfaits.

Les habitudes

Certains protagonistes ont des habitudes, des comportements qu’ils répètent par envie ou nécessité et dans lesquelles des grains de sable s’immiscent dangereusement, les surprenant dans leur confort le plus intime :

- celle d’Emma de se rendre à l’Église, où elle se fera humilier par le prédateur qui leur sert de pasteur au sujet de foies de volailles ;

- celle de Lenora de se rendre sur la tombe de sa mère quotidiennement et où elle finira par tomber entre les griffes de Teagardin, le seul jour où Arvin ne l’accompagne pas ;

- celle de Willard de venir prier sur sa croix et où il finira par se tuer ;

- celle de Roy Laferty de se verser des araignées sur le visage, araignées qui finiront par le mordre, ce qui va le faire basculer dans la folie ;

- celles du couple de tueurs qui ont mis en place des « règles » pour réaliser leurs meurtres : choisir des beaux garçons (ce qui finira par les faire tomber sur Arvin), ne pas faire de victime vivant dans leur État (règle qu’il vont enfreindre), la discussion à propos de la religion, dans la voiture avec leur victime, le déjeuner sur l’herbe dans un cadre enchanteur et photogénique, la proposition de faire des photos avec sa femme puis la torture des malheureux. Tout ça va s’écrouler quand ils rencontrent Arvin ;

- et bien sûr les habitudes prédatrices de Teagardin. Il s’agit de la séquence la plus badante et la plus forte du film. Tout d’abord, nous assistons aux petites habitudes du pasteur, qui consistent à donner rendez-vous à une jeune rousse à vélo (la fille Reaster) dans le bois, avant de la violer sur le siège de sa voiture. La jeune fille repart et le pasteur renifle un moment sa petite culotte avant de la jeter dans l’herbe. Nous le voyons ensuite rentrer chez lui dans sa belle voiture, où il se fait sucer par sa femme (que nous ne verrons que de dos). Nous ignorons alors que c’est Arvin qui voit tout cela, à l’affût des faits et gestes du pasteur pendant deux semaines. Nous le découvrons lorsque celui-ci, décidé à tuer Teagardin, prêche le faux pour savoir le vrai : il prétend avoir des péchés à confesser et fait le récit de ce que nous venons de voir, lors d’un dialogue saisissant dans l’église. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que lorsque Teagardin évoque « la petite gâchette » que les femmes ont au fond de la gorge, il fait état de connaissances inattendues chez un pasteur.

 

"Vous avez du temps pour un pécheur ?"


Parmi toutes ces répétitions, les meurtres commis par les deux assassins d’auto-stoppeurs et leurs « règles » pour éviter de se faire prendre font figure de clé de compréhension : ils répètent toujours les mêmes actes, irrépressiblement. Or on ne voit que des échecs et Sandy finit par ne plus supporter d’entendre les victimes pleurer... mais elle continue à suivre son affreux jojo de mari, incapable de s’enfuir. C’est d’ailleurs la définition de la névrose : reproduire les mêmes comportements en s’imaginant que les mêmes effets pourraient avoir des conséquences différentes. De là, je vais risquer une métaphore : la vie (ce terme pris dans le sens d’une succession d’évènements entre la naissance et la mort) de nos protagoniste est névrotique. Et dans la mesure où ça se finit toujours mal, elle est une serial-killeuse. Si toutes les circonvolutions que prennent les trajectoires des protagonistes ne sont pas l'œuvre de Dieu, alors il s'agit bien de l'œuvre du Diable... tout le temps.

Nos personnages sont piégés et le récit déroule l’inéluctable avec une lenteur implacable qui rend la suite terriblement évidente. Par exemple, on sait dès le début qu’Helen va mourir, tuée par son mari. On sait quand la voiture d’Arvin tombe en panne qu’il va devoir faire du stop et donc qu’il va rencontrer le couple d’assassins. On sait aussi que Lee va devoir tuer Arvin pour éviter le déshonneur et ainsi favoriser sa réélection. Toutefois, cette anticipation ne casse pas le suspens, elle le déplace simplement : comment est morte Helen ? Arvin va-t-il s’en sortir face au couple de tueurs ? Arvin va-t-il croire Lee quand il dit qu’il veut juste lui parler, sans lui faire de mal, sortir de sa cachette et se faire descendre ?


Arvin, une eau qui ne dort que d'un œil.

 

Bénie soit cette voix-off. Tu l’auras compris, hier j’envisageais que le narrateur ne soit pas seulement l'expression de l'hérédité de cette adaptation (il y a aussi un narrateur dans le livre), mais que ce soit Dieu en personne (mais je n’ai rien lu nulle part qui puisse confirmer cette hypothèse, je délire peut-être), à cause de la voix française de Morgan Freeman (à qui l’on a fait jouer le Grand Architecte par deux fois (dans Bruce puis Evan-Tout-Puissant), ce qui a marqué les esprits au point que c’est devenu un mème culturel, repris par la pub, et exploité dans sa propre série documentaire Story of God) mais aussi de son omniscience et de son rôle de guide moral au cours du récit (par exemple quand il traite Carl de « foutu pervers ». En VO, c’est l’auteur du livre qui narre, Donald Ray Pollock, et je crois que la métaphore divine fonctionne tout aussi bien. En tout état de cause, il ne s’agit pas d’Arvin qui raconte sa propre histoire (comme j’ai pu le lire ici). Il dit ce que les protagonistes taisent (comme la promesse que la grand-mère a faite à Dieu de marier Willard à Helen), ce qu’ils ne peuvent pas savoir (le non-suicide de Charlotte) ou encore ce que le film ne peut pas nous montrer (les pensées d’Arvin et plus encore celles de Lenora avant son "suicide"). Elle permet ainsi aux protagonistes de se taire, puisqu’on a affaire à des taiseux. Cette habille également le film, très contemplatif, lent et silencieux. Mais le véritable tour de force de ce choix narratif, c’est de poser… l’existence de Dieu, dans cette histoire où il ne répond jamais aux humains qui l’invoquent. Les agnostiques comme moi ont tendance à penser que si Dieu existe, il s’en fiche pas mal de nous. Enfin, ce n’est pas qu’on ne l’intéresse pas, c’est juste qu’il n’y peut rien, nous sommes désespérément libres (et responsables) de nos choix. Lorsque nous nous sentons privé.es de notre libre-arbitre (les protagonistes sont typiquement dans cette situation), c’est parce que nous avons fermé nous-même notre horizon, en nous soumettant à la violence, aux injonctions sociales, à l’atavisme familial. Alors, la vie nous roule dessus et nous nous sentons impuissant.es. Non, ce n’est pas que Dieu ne s’intéresse pas à nous, c’est juste qu’il est spectateur, ou bien narrateur, d’une histoire qu’il ne gouverne pas totalement. La seule loi qu’il a établie c’est « tes actes auront des conséquences ». Cela dit, si les humains sont responsables de leurs actes, ils ne sont pas responsables de ce qui leur arrive. Shit happens. La part du Diable, tout ça, tout ça... Les premières phrases prononcées par la voix-off, au début du film, sont :

« Comment et pourquoi tant d’âmes provenant de coins si insignifiants

finirent par se croiser, c’est le sujet de notre histoire.

Certains accusaient le hasard. Pour d’autres c’était la volonté de Dieu.

Mais vu ce qui s’y est déroulé, je dirais que c’était un peu des deux. »

Tu me diras peut-être : c'est pas bizarre que Dieu parle de lui-même à la troisième personne ? Bah non; je vois complètement Dieu parler de lui à la troisième personne. C'est complètement un truc de démiurge auto-centré...


Ces personnages sont fous ? Non, ils sont détruits, ou bien mal construits. En tout cas mal barrés.

Willard. Le père de notre héros est revenu de la guerre avec dans ses bagages des souvenirs traumatiques de son officier crucifié, qu’il a dû abattre pour abréger ses souffrances. Soit dit en passant, nous ne sommes pas vraiment certains que Willard a été "changé" par la guerre : nous ne savons pas quel genre d'homme il était avant après tout. Cette épisode de sa vie ressemble davantage à un commencement qu'une évolution. Toute sa volonté sera ensuite utilisée pour tenter de surmonter sa souffrance. Il dira à sa mère que ça n’a pas été « si difficile », ne parlera à personne de l’épisode de la croix et se jettera comme un dément dans son adoration. Sa croix ne lui sert-elle pas tant à prier qu'à crucifier mentalement ceux qui lui font du mal ? Son tronc de prière n'est-il pas plutôt un autel sacrificiel des plus païens ? Est-ce qu'on n'a pas plus affaire à un homme qui a perdu sa religion, plutôt qu'à un homme pieux ? Quand son fils rentre de l’école avec un œil au beurre noir, c’est au pied de sa croix qu’il se rend. C’est là qu’il se rend aussi pour chercher une guérison miraculeuse de sa femme en y crucifiant Jack, le chien d’Arvin. Et c’est là, aussi, qu’il se tue. En faisant cela, il lègue à son fils sa propre expérience traumatique, à travers le chien sur la croix, mais également à travers le pistolet que l’oncle Earskell finira par lui offrir, ainsi qu'une relation toute fuckée à la religion. Cette hérédité, aussi verticale et mal branlée que la croix qu’il bricole dans la forêt, est la malédiction qui tue les protagonistes, un par un.

Arvin. Il a été élevé "à la dure" par son père : prières forcées, coups, incitation à la violence... La violence d'Arvin n'est pas que le résultat d'un traumatisme, il y a été éduqué. Après son retour à Coal Creek, il dort dans le même lit que son père, se coiffe comme lui, n’est guère plus loquace, et reproduit ses comportements. Il aime d’un amour entier les femmes qui vivent avec lui, notamment "sa" Lenora. Il appelait son père "chef" ("sir" en VO) quand il était enfant, un indice sur le fait que Willard est à Arvin ce que l'officier crucifié était à Willard. Aussi traumatisé que lui, il va glisser dans la spirale infernale. La plupart du temps très calme, posé, avare de paroles, on assiste à ses explosions de violence, puis à ses meurtres, en se surprenant à supplier qu’il n’y laisse pas la vie. C’est le seul personnage pour lequel le film a un peu de complaisance, et nous avec. À l’exception du meurtre de Teagardin, ses autres meurtres sont commis en situation de légitime défense et après le meurtre du pasteur, le flic qui parle de lui à Lee dit qu’il pense qu’il « n’est pas dangereux ». Il tue ensuite deux serial-killer… et un shérif véreux lui-même coupable de meurtre. Est-ce que la balance s’équilibre ou pas ? Dieu a dit « Tu ne tueras point », mais juste après (!) il a aussi dit « Œil pour œil, dent pour dent » ; tabassage contre tabassage, crime pour crime. Arvin est un personnage définitivement biblique, dans une famille aussi tragique que celle des Atrides. Quoique qu’il soit qualifié de « pas vilain » par les flics qui le recherchent, nous ne lui connaissons aucun intérêt amoureux ni activité sentimentale ; et bien qu’il ne soit pas décrit comme particulièrement religieux, on peut se douter que son éducation très chrétienne ne l’avait pas préparé à être confronté à la vie sexuelle odieuse et violente de Teagardin. On touche le niveau hardcore de la perte de l’innocence chez un jeune homme qui est finalement encore un enfant (sensiblement du même âge que Lenora, pour qui cette remarque est également valable). On nous le montre sous son jour le plus enfantin et vulnérable, balloté par les évènements à la fin du film, lorsqu’il s’assoupi dans la voiture qui l’emmène à Cincinnati, après un loooooong bâillement qui s’apparente à un cri (celui de Munch) silencieux. Ses pensées vagabondent et il ne sait plus « s'il était projeté en avant ou s'il revenait en arrière »...


 
  

Charlotte, Helen et Lenora sont des copies les unes des autres : bonnes douces et pieuses, elles sont là pour ne pas déranger. La première est une bonne samaritaine qui chante du bluegrass en faisant des tartes, la seconde une bonne samaritaine qui fond devant le gospel d’un révérend extatique, la troisième une bonne samaritaine qui trouve moyen de prier pour l’âme des bourreaux qui lui mettent la misère à la sortie de l’école. Ce sont clairement des agneaux sacrificiels, et, désolé de le dire, mais personne ne ressort lavé après avoir plongé ses mains dans leur sang…

 

Trop bonnes, trop connes ? On peut se le demander, mais seulement si on pense qu’être innocent.e c’est être idiot.e, et qu’être coupable de violence est un trait d’intelligence (non). Parce qu’elles sont véritablement pures et sensibles, elles aiment d’un amour sincère et ne sont pas dénués de force de caractère. À titre d’exemple, Lenora qui refuse de croire, comme Teagardin le lui a dit, que sa grand-mère adoptive pourrait mourir de honte si elle apprenait qu’elle était enceinte, est une marque de bon sens et de courage. Mais toutes ces belles qualités n’empêchent pas ces femmes de mourir, victimes de malotrus qui méprisent leur bonté.

Preston Teagardin. On assiste à l’arrivée du nouveau pasteur dans sa paroisse lorsque le pasteur de Coal Creek tombe malade (c’est son neveu). Celui-ci est immédiatement présenté comme un sale type, qui goute avec les doigts les plats faits par ses paroissiennes pour l’accueillir et colle la honte à Emma en insistant sur le fait que les foies de volailles qu’elle a préparés sont un plat de pauvre. Il se les garde donc, non par charité chrétienne comme il le prétend, mais en réalité parce qu’ils sont absolument délicieux… Arvin voit tout de suite clair dans son jeu, après son sermon sur la gourmandise, à la vue de sa voiture de luxe, ses manières de malpropre, sa chemise à froufrous, ses bagouzes et sa montre de luxe. Il profite sans honte du respect que tout le monde lui voue et son regard noir hypnotise son auditoire. Le narrateur précise qu’il n’en aurait pas mené large lors d’une bagarre ce qui est confirmé quand Arvin le braque dans son église : il fait dans sa culotte et se défend comme un pleutre en rejetant la faute sur les filles qu’il a abusées. Le discours qu’il tient à Lenora (on n’a fait que prier, débarrasse-toi de ce bâtard, tu es folle de venir proférer de telles horreurs dans mon église) puis celui qu’il tient à Arvin (Lenora et la fille Reaster l’ont pourchassé de leurs ardeurs qu’il a repoussées, ont baisé avec d’autres garçons et une fois enceinte Lenora s’est fait des idées à son sujet, bref, elles sont folles) sont le reflet exact de la ligne de défense de ce genre de triste sire. Il s’est rendu coupable d’à peu près tous les péchés (gourmandise, orgueil, luxure et colère, à quoi l’on pourrait ajouter paresse vu qu’on ne le voit pas faire grand-chose d’autre que sermonner ses ouailles). Ses prêches sont creux, faux et uniquement dédié à sa propre défense (en particulier celui qu'il profère en l'absence de Lenora, qui est une charge contre elle).


Roy Laferty et Theodore. Roy est le mari d’Helen, celle-ci ayant été captivée par son sermon aux araignées. Il est accompagné lors de ses prêches de son cousin musicien Theodore, en fauteuil roulant depuis qu’il a bu de la strychnine (ou de l’antigel) pour éprouver sa foi (« Je trouve que ça va trop loin » dit Emma, qui trace par ces mots une ligne assez nette entre la foi et le fanatisme). On a donc là deux zozos qui vivent leur foi à travers la souffrance et l’auto-destruction. Il part en vrille quand, un jour pas comme un autre, une de ses araignées le mord à la joue. Sa tête gonfle (…) et il passe deux semaines dans un placard à débiter des délires mystiques. Il en ressort plus puant « que les chiottes d’un rade de routier » et déterminé à éprouver la puissance de Dieu (et la sienne par la même occasion) en tuant puis ressuscitant sa femme. Lorsqu’il se rend compte de son erreur, il s’enfuit, avant de laisser Theodore derrière lui, pour faire demi-tour et rentrer à Coal Creek (il veut revoir sa fille, Lenora). Mais en chemin, il croise le couple d’assassins. Certes fanatique mais pas décadent, il refuse de toucher Sandy et de participer à la comédie tragique de Carl, qui le tue. Il fait ainsi partie des croyants sincères et (un peu trop) convaincus de la puissance de Dieu, ce qui ne le rend pas moins dangereux.


Sandy et Carl. Ces tueurs échangistes sont les plus faux-culs de tous, peut-être même devant Teagardin. Ils chantent Dieu, citent la Bible mais c’est purement stratégique pour Carl, et peut-être une forme de protection pour Sandy, qui a probablement peur de ce qui adviendra de son âme… Celle-ci songe à s’enfuir plus d’une fois mais y renonce toujours. On la verra appeler la base militaire où est enrôlée une de leurs victimes pour prévenir de son meurtre, mais on la voit également défendre bec et ongle ses choix de vie face à son frère (le shérif Lee) qui vient lui demander d’arrêter de tapiner jusqu’aux élections. Cette relation avec le shérif est la seule qui ne nous a pas été présentée dans la première partie du film, ce qui apporte un peu de sel à la situation. On comprend qu’elle dépend financièrement de Carl et que l’amour qu’elle lui porte a quelque peu refroidi avec le temps…Carl, de son côté, est un pervers de la pire espèce. Son goût pour la photo va finalement le perdre, lorsqu’Arvin puis Lee vont tomber sur ses clichés et le confondre.

Lee Bodecker. Le shérif de Coal Creek est donc également le frère de Sandy. La première image qu'on a de lui, c'est lorsqu'il se fait branler par une femme dans sa voiture de police (il éjacule dans un gobelet) en lui disant qu'il préfère ne pas sortir avec elle et s'installer ensemble, ce qui compromettrait apparemment son élection. Corrompu jusqu’à l’os, il tente de se maintenir à ce poste en fermant les yeux (et en se faisant graisser la patte au passage) devant les manigances de Leroy, le mafieux du coin. La liasse de billets qu’il lui octroie est à tous les sens du terme de l’argent sale puisque le criminel crache dessus… Il se retrouve coincé lorsqu’il comprend qu’il ne va pas pouvoir empêcher Sandy de tapiner dans le restaurant de Leroy, et doublement coincé quand Arvin la tue, menaçant de tout révéler au grand jour.

Emma et Earskell. Emma est la mère de Willard et Earskell son oncle. Ils vivent ensemble et s’occupent de Lenora et Arvin à la mort de leurs parents. Ce sont des gens simples, pauvres, avec la tête sur les épaules. Emma est très pieuse, et c’est également une excellente cuisinière depuis qu’elle a rencontré Dieu… On ne voit jamais Earskell à l’Église, il joue aux cartes et se paie une biture de temps en temps. C’est lui qui offre le Luger de Willard à Russel le jour de son anniversaire. Il s’inquiète pour Arvin lorsqu’il apprend qu’il a rossé les lycéens qui martyrisaient Lenora. Toustes deux se tiennent à l’écart des turbulences et font preuve de retenue. Quoique l’une soit très croyante et l’autre non-pratiquant, ce sont les seul.es à échapper au fanatisme ambiant : d’abord parce qu’ils vivent ensemble en se respectant, mais aussi parce qu’après le « suicide » de Lenora ce sont les seuls, avec Arvin, à assister à son enterrement, malgré leur foi qui réprouve un tel acte. Cela étant dit, je me pose une question : dans quelle mesure Emma ne serait pas responsable de toute cette tragédie ? Est-ce que tout cela aurait eu lieu si Willard s'était marié à Helen comme elle l'avait promis à Dieu ? Et si le Diable se faufilait partout où l'on a esquivé le Seigneur ?

 

Ces personnages austères au sein desquels la figure de Teagrin détonne, sont tous admirablement incarnés par leurs acteurices respectif.es. Les scènes qui m’ont particulièrement émue sont celles où Arvin bascule : à la colère contenue de l’instant où on lui apprend que Lenora portait un enfant au moment de son suicide (sa mâchoire se serre et il vacille légèrement sur ses pieds), succède sa lente préparation, son hésitation dans l’église, puis son dialogue avec Teagardin, à mon avis pour s’assurer de la culpabilité du pasteur. Les scènes de violence sont toutes bien dosées (rapides, intenses), la séquence avec Carl et Sandy, puis celle de Lee nous montrent un petit gars qui joue les gros durs, mais qui a quand même bien les chocottes, effrayé face à ses propres actes. Il est toutefois persuadé de leur bien-fondé et s’exécute au bon moment. J’avoue que c’est à peine croyable quand il se retrouve face au fusil à pompe de Lee, on peine à croire qu’il puisse avoir une aussi bonne étoile : à chaque fois qu'il a tiré sur quelqu'un, ce quelqu'un lui tirait aussi dessus au même moment ! Mais peut-être que si, après tout, sinon, pourquoi Dieu se donnerait-il la peine de raconter son histoire ? 



Voilà, c’est tout pour moi, je serais ravie de discuter du film avec vous en commentaires : est-ce que je tire le diable par les cheveux ? (peut-être) Est-ce que je suis trop hypée par la présence de Tom Holland ? (cœur sur lui). Est-ce que vous avez vu des trucs que je n’ai pas vus ou pas évoqués ? (dites-moi) (tu as remarqué mon nouvel amour pour les parenthèses ?).

Pour ma part, j’ai commandé le livre de Donald Ray Pollock et vous n’êtes pas à l’abri que j’en fasse une (petite, promis) revue de lecture dans les prochaines semaines prochains mois (ma pile à lire est immense mais peut-être que je vais le mettre au sommet ?)

Vous pourriez également me voir sortir sous peu une troisième partie sur ce film, en forme d'analyse de séquence. Je pencherais bien pour la scène entre Arvin, Carl et Sandy dans la voiture, vous en dites quoi ?

D'ici là, portez-vous bien et s’il vous plait, ne vous versez pas d’araignées sur la tête, n’offrez pas de pistolet à vos enfants, ne tuez pas les auto-stoppeurs et ne postulez à aucun poste de deputy, merci.


 

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