Tue-Feign - Volubilis
Une nouvelle doucement érotique que j’ai écrite il y a
quelques années maintenant… Une histoire de sorcière, de sortilège et d’ensorcellement…
ou pas. Tue-Feign vit seule dans sa cabane dans les bois à une époque où on
brûle ces femmes-là. Et là, le Gîton vient mettre son gros nez et ses gros
sabots dans ses affaires : ils vont tomber tous les deux dans le même
piège.
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lire mes autres textes aussi ! Bonne lecture…
TUE-FEIGN
Forêt
de Vousvres – Mars 1782
Il y en a toujours pour
m’appeler Tue-Feign, juste pour que je me sente sale.
Mais cette fois, regardez
le Gîton : il n’agitera plus son bouquet de chasse-diable quand je passe
sous sa fenêtre. Je sors de ma cachette et je m’approche, il devient tout
blanc. Il essaie de crier et de se débattre mais dans sa position, ce n’est pas
facile.
« Sorcière !
Sorcière ! »
Il s’imagine peut-être
pouvoir ameuter le village, à des lieux, endormi. Sa voix est faiblarde, je l’ai
laissé pendouiller un moment. Tout son sang doit être dans sa tête. C’est un
piège que je pose au bord de ma mare, parce que c’est un point d’eau visité par
toutes les bestioles de la forêt. Parfois, les plus lourdes se noient, la
branche qui soutient la corde est encore un peu jeune.
Vous imaginez le Gîton,
qui est une grosse bête justement et qui s’est fait prendre par une patte
arrière. Il a réussi à attraper la corde au-dessus de son pied, en suant bien
sa graisse de ses bras courts, il ne trempe qu’à moitié dans l’eau, le dos et
les fesses. Il tourne et pendule, dans un sens, dans l’autre. Il ne me demande
même pas de l’aide.
« Sorcière ! Tu
n’as pas le droit ! Tu n’as pas le droit ! »
C’est vrai, j’ai pas le
droit de poser de piège. Mais lui, il n’avait pas le droit de s’y mettre !
Je me demande comment le faire taire, maintenant. Il enrage, l’arbre brandille
comme une plume sur le cul d’un coq. La branche craque. Et merde. Le Gîton
tombe dans l’eau avec un gros plouf.
J’attrape un bout de
branche bien pesante par terre. Il patauge des bras et des jambes ce lourdaud,
j’ai le temps d’attraper la corde qui traîne par terre et de la passer deux
fois autour de la première souche venue et même d’ajouter un nœud, avant de me
remettre en garde. Il est debout au milieu du trou plat où mes animaux viennent
vivre, les pieds dans la merde et de l’eau jusqu’aux culottes, tout englué de
vase. Il suit des yeux la corde liée à sa cheville, alors il comprend, dans son
crâne épais, qu’il n’ira pas loin sans avoir affaire à mon gourdin. Je lui
demande :
« Qu’est-ce que tu
vas aller dire ?
— Tu brûleras !
Sorcière ! Démon !
C’est lui qui a l’air
possédé, il fouette la peur et tremble comme devant son dieu… J’essaie de le
rouler, je prends un air mauvais.
— Je te change en
crapaud si tu parles… Je devrais même le faire sans attendre…
Ça lui coupe la
chique ! Il devient tout blême, je m’approche encore. J’effleure au
passage ma touffe d’ail-aux-ours ; ça me donne une idée. Je m’accroupis et
je commence à gratter, j’arrache quelques bulbes, ça efflue de suite. Il est
terrorisé, le benêt ! Pour une raison que je devine – la bêtise – les gens
du coin n’aiment pas cette herbe. S’ils savaient comme c’est bon, avec un
cuisseau de sanglier et quelques châtaignes… C’est long à préparer et toute la
forêt sent le cochon après, mais ça vaut le coup. En me relevant, je glisse ma
main dans les plis de mon manteau : j’y ai justement trois vieilles
châtaignes. Je les brandis devant moi avec les bulbes et je les agite en
marmonnant n’importe quoi. Le Gîton glapit en levant les bras en croix devant
son visage, alors je crie ah ah et il
tombe le cul dans la vase.
Quel couillon, on le
baliverne comme on veut.
Le Gîton, on l’appelle
comme ça parce que c’est le fils de l’aubergiste, à Saint-Raëns. On lui a
appris à lire le latin et les nombres, mais en fait, il est aussi niais et
épais que les autres. Un sac de sots, ce village. Je le vois se tasser sous mon
nez. Incroyable, le Gîton se fait tout petit ! Il a l’esprit mou, il faut
mettre la grosse louche. Je tonne, comme sa mère doit encore le gronder des
fois :
— Qu’est-ce que tu
viens faire ici ?
— J… j… j…
— Je devrais te
punir et maudire le trou qui t’a fait naître ! Tu mériterais que je te
dévore la langue !
— Non !
Je lui jette une châtaigne :
— Tu es pris le
Gîton, ma mare va t’avaler tout rond !
Il hurle en se roulant
dans l’eau. Je chante encore :
— Je t’ai pris, le
Gîton, si c’est pas ma mare qui le fait, c’est moi qui le f’rons !
Je jette ma dernière
châtaigne en hululant « Je t’ai pris le Gîton ! » et je crois
bien qu’il est vraiment en train de se noyer, ce couillon.
Il tire comme un damné
sur la corde qui retient sa cheville et qui n’a plus de mou, la gueule dans la
vase. Il n’y arrivera pas tout seul, ce coude de mule. Je dois retirer mon
manteau et mes jupons de laine et mettre les pieds dans l’eau, par ce froid. Il
s’agite plus mollement, je bondis, les pieds dans la boue toute douce et
gluante. Putois ! C’est glacé ! Je coupe la corde avec mon petit
couteau et tire le Gîton sur la berge. Je reprends vite mon gourdin. Il
suffoque et recrache pas mal d’eau en roulant. Il tousse, se relève. Je me
campe bien sur mes deux pieds, le bâton en revers. Quand il a fini de
s’étouffer, il lève ses petits yeux tous rouges et englués sur moi. Sa bouche
gobe l’air.
Il est cloué sur place.
Je crois un moment avoir réussi à le changer en carpe. Ses yeux s’ouvrent comme
des bols. Peut-être bien que ça suffira. Je laisserai simplement la chienne
dehors pendant quelques jours, à la garde. Je chasse l’imbécile de la main
comme un moucheron :
— Va-t’en. Disparais
de ma vue !
Puis, comme il ne bouge
pas, avec ses yeux de veau :
— Tu
m’entends ? Obéis, va-t’en ! »
Je ramasse des pierres et
je lui jette dessus et puis je lui montre mes fesses. Il se décide à s’éloigner
à pas honteux dans la forêt.
Un coup de vent glacé sur
mes jambes mouillées me rappelle que mars n’est pas tout à fait fini. Je
reprends mon manteau et mes jupes en maudissant la misère que j’aurai demain à
retendre mon piège. J’espère qu’il va se perdre, ce couillon.
***
Le couillon est revenu.
Ou alors il n’est pas parti. Je le retrouve sur la margelle de mon puits, en
allant chercher de l’eau ce matin. Je me dis, en arrivant près de lui à petit
bruit, que si je le pousse dans ce trou-là, il va salir l’eau que je bois.
Je vis dans une clairière
de la forêt de Vousvres, en plein pays Bhiers. Je me suis tout à fait installée
ici parce qu’il n’y vit personne d’autre, que l’hiver y est froid, le printemps
bon, l’été harassant. Tout ça, c’est très bon pour mes légumes et les fruits de
mes arbres. Personne ne vient jamais jusque-là, parce que la forêt de Vousvres
qui me sépare des villageois est un lieu qui leur fait peur. Nous sommes dans
une sorte de cuvette, très vaste, bien encaissée, que le village surplombe. De
là-haut, on ne voit pas ma clairière, tellement la forêt est profonde. Il n’y a
qu’Ursula qui s’y retrouve ; il suffit de la suivre. Les arbres y sont si
grands, si gros et sous eux, les feuilles et les ronces si denses et si coriaces,
la mousse partout et le terrain accidenté de rocs entre les racines des sapins
géants, que les seuls chemins sont les coulées que les bêtes ont faites. C’est
pour ça qu’ordinairement, les habitants de Saint-Raëns n’y vont pas. Est-ce que
le Gîton va être suivi d’autres fâcheux ?
Je pose mon seau et
ramasse la même branche qui me servait à le menacer hier, il se tourne vers
moi, surpris. Je lève mon gourdin.
« Je t’ai dit de
partir, le Gîton ! »
Il crispe la bouche,
comme s’il mâchait une racine de pissenlit. Je lui crie dessus :
« Va-t’en ! »
Il me joue la même
comédie qu’hier : il se tasse, ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort.
Il prend des yeux de vache morte et se met à trembler, comme une biche aux
abois. Je m’époumone à l’insulter pour qu’il quitte le bord de mon puits, mais
il fait non de la tête et ne bouge pas. Je me demande si ce couillon ne se
croit pas ensorcelé pour de bon.
Je vais chercher la
chienne.
Ursula est drôle avec
tous ses poils, mais c’est le meilleur des chiens courants, avec une mâchoire
de monstre ; elle n’aime que deux choses : dormir dedans ou courir
dehors. J’ouvre la porte, elle bondit. Le couillon tombe de la margelle – du
bon côté – et se relève pour s’enfuir, mais Ursula est déjà perchée sur ses
épaules. Au lieu d’attaquer, elle le couvre de sa truffe et de sa langue. Il
profère des bruits grotesques.
« Ursula, ça suffit !
Non ! Tu m’entends ? Non ! Attaque ! Chasse ! »
Je pointe du doigt
l’idiot qui s’en arrête de grogner, la chienne me regarde sans comprendre. Elle
m’énerve quand elle fait ça !
« Va-t’en vilaine ! »
La bougresse s’enfuit
sous les arbres, après un lapin ou un renard. Et l’autre est toujours là. Il ne
rentrera pas chez lui. Pas tant qu’il se croit envoûté, il aurait droit à une
séance de discipline en guise de soins par le bon abbé Sieuret. Quand même… Il
doit pouvoir parler ! Je le regarde mieux. Il y a-t-il de la place pour la
feinte entre ces deux yeux ? Le raisonnable serait de penser que oui… Je
m’approche un peu plus, il rentre la tête dans les épaules comme une bête à
coquille.
Il ne peut pas rester
ici. Si je le laisse dehors, il devrait bien finir par mourir de faim, mais ça
peut prendre du temps et les gens du village vont s’agiter s’il disparaît. Je
relève mon bâton : en le battant fort et longtemps, je devrais obtenir
quelque chose. Je commence, il fait des bruits tout petits d’entre ses bras sur
sa tête. À chaque volée, je pense « épiphaine !
Appelle-moi épiphaine ! »
Après un moment comme ça, il est tout à fait silencieux et immobile, j’arrête.
« Eh bien alors, tu
ne m’appelles plus Tue-Feign ? »
Il se redresse pesamment,
fait le penaud. Le Gîton pleure, vraiment ! C’est pas pensable ! Je
l’ai vraiment envoûté. Me voilà bien.
J’entends japper Ursula
dans le bois, civet bientôt dans mon plat !
Bon, j’en fais quoi, de
cet âne bâté ? J’en veux pas ! Il se prend la tête à deux mains,
malheureux comme une pierre. Et moi donc. Bon. Je n’ai pas le choix.
« Rentre,
couillon. T’es encore trempé. Tu as dormi où ? »
Il ne répond pas. Il ne
bouge pas, non plus. Je puise mon eau, je rentre et il me suit en clochant.
Il fait bon, chez moi. Il
n’y a pas d’escalier ni de couloir, c’est qu’une grande pièce sous un fenil,
mais quand il entre on voit sur sa trogne que c’est plus confortable que dans
son auberge. C’est petit, alors il fait chaud et ça, ça vaut tous les ors. Je
ne sais pas trop où je vais le mettre, il n’y a de place nulle part. J’ai une
couchette épaisse pour mon sommeil, que j’ai roulée dans le pétrin et dessous
je range ma livrée de cuisine, j’ai pendu à chaque poutre un bouquet ou une viande
à sécher, j’ai des pots et des sacs posés contre chaque mur. L’âtre, la table
et le banc occupent tout le reste de la carrée, avec tout mon matériel entassé
dessus. Ursula ne fait pas assez attention des fois, je n’aime pas quand elle
casse ou verse des choses.
L’ahuri est ahuri. Je le
gronde en lui montrant le banc du doigt :
« Tu ne touches à
rien. Tu t’assois là et tu ne bouges plus. Fais-toi oublier. »
Ensuite, je tâche de
l’oublier en rinçant mes graines, en lavant mes feuilles d’ail. Mais après m’être
empigée trois fois dans ses grands pieds et avoir dû le contourner pour
attraper mes bols sur la table, il me pèse déjà. Il faut l’occuper. Dehors.
« Retourne chercher
de l’eau et nettoie mes gamelles, j’ai besoin de place. »
Il se jette sur ses grands
pieds, empoigne le seau et court au-dehors.
Ah ! Je vais
peut-être pouvoir en faire quelque chose !
Je vide ma table, je
jette tous les récipients que je trouve dans ma lessiveuse, je la pose dehors
devant lui et je peux faire mon pain sur ma grande table. Je l’écoute
travailler. Je l’ai vu lorgner les traces sèches au fond des bols. C’est parce
qu’il croit vraiment que je suis une sorcière et que je prépare des choses
maléfiques, dedans. C’était juste de la soupe de pois. Fol.
Après, quand mes plats sèchent
au soleil, je lui demande encore des quantités d’eau pour remplir encore la
lessiveuse et il y coupe du savon pendant que je vais chercher toutes mes robes
et mes chemises et même mes draps.
J’ôte ma jupe et j’entre
toute entière dans le bac pour fouler le linge. En même temps, je me dis que je
vais vite savoir s’il a toute sa tête ou pas. À Saint-Raëns, c’est pas la
galanterie qui les étouffe, je me demande bien comment leurs femmes supportent
leurs haleines de barrique et leurs ventres de même. Ils sont comme des chiens
sans maîtres sur les terres du voisin. Qui n’est pas cocu dans ce village ?
Ils ne m’ont pas attendue pour se donner des cornes. Si je n’ai pas transformé
le Gîton en coquille vide, il devrait montrer quelques empressements.
Je le surveille du coin
de l’œil.
Il est là comme un
piquet, les yeux posés sur mes genoux qui dansent la gigue sous mon ourlet. Il
regarde bien, mais il ne bouge pas et ne dit toujours rien. Je hisse mes jambes
de plus en plus haut. Je relève ma chemise comme si c’était une robe de bal et
je piétine si fort que je m’éclabousse largement les cuisses, des gouttes
giclent jusque sur ma figure. Il regarde, les mâchoires toujours bien serrées.
Je sens bien que ça peut durer encore longtemps.
« À ton tour.
Déshabille-toi. »
Il retire de suite sa
tunique, ses chausses et ses culottes. Il est fort et noueux comme le tronc du
saule qui vit ses pieds dans ma mare. Et le manche tout dressé. Je rigole :
il y a des ensorcellements moins magiques que d’autres. C’est bon, je ne l’ai
pas transformé en coquille vide.
Je sors du baquet de bois
et puis je renfile ma jupe, pendant qu’il prend ma place.
« Allez. Et tu
changes l’eau trois fois. »
Il commence sans attendre
et il s’applique, on dirait le dieu bouc à fouler son vin.
Il le fait vraiment. J’en
suis sûre, pourtant, qu’on lui rend tous les jours son linge propre et plié,
qu’il ne sait pas faire. C’est la Louison, leur fille à tout faire, qui fait
tout.
Quand je suis bien
certaine de voir ce que je vois, je prépare un repas. J’ai de la viande en sel
qui sera bonne tranchée dans des feuilles de pissenlit et de la ciboule ;
j’en trouve des tapis entiers derrière chez moi. Je fais griller les dernières
tranches d’une miche sur mon feu, frottées d’ail c’est bon pour la force !
avec un bout de beurre à fondre dessus. Je jette aussi mes derniers pignons,
qui commencent à sentir le rance et puis je vais voir où en est le Gîton.
Il a fini, il tord le
dernier drap avec ses gros bras – moi j’ai besoin d’une bonne branche. Il a mis
de l’eau partout, il en a plein les poils et il patauge dans la terre mouillée.
Il a froid et l’ardeur toute ratatinée maintenant. Je m’amuse :
« Reste comme
ça. »
Il obéit, il reste comme
ça, debout et tout nu, sous ce soleil rempli de vent glacial. Ses poils moutonnent
et la lumière joue dedans, ça l’habille bien. Il n’est pas désagréable à
regarder, le Gîton.
Je prends les jupes
essorées serré, je les claque chacune et je vais les pendre à mes fils. Je lui
demande après, pour les draps. Il jette sans peine l’étoffe encore lourde, ça
fait danser les jupes que je viens d’y pendre. C’est quand même pratique d’être
fort. De l’autre côté du fil, je tire sur les coins pour faire un beau pli par
le mitan et je l’étends bien sur toute la longueur. Au milieu du drap, ma main
rencontre son ventre, qu’il porte un peu rond. À travers le tissu mouillé, le
noir de ses poils fait des petits dessins. Ma paume s’arrête sur sa tiédeur.
Son ombre s’immobilise, bras ballants.
Il est devenu vraiment
obéissant, bien sage et pas impatient.
Comme s’il n’y avait pas
le drap entre nous, je prends ses mains dans les miennes et je les pose sur mes
hanches. Le fil grince, les jupes dansent et le drap se lézarde de gros plis
sombres.
Il reste bien à la place
que je lui ai donné. Je ne vois pas sa figure, juste le sommet de son crâne
au-dessus du fil. Je le remonte à mes seins, en refermant ses doigts dessus. Il
se crispe un peu, je sens que ça frémit. L’humidité transperce mon corsage. Je
continue à le balader sur mon ventre, le froid me prend partout où il est
passé. C’est frissonnant. Sur mes fesses, ses doigts se posent tout de bon et à
un moment j’ai si peu besoin de le guider que je peux ébouriffer le drap pour
le remonter complètement et laisser le Gîton poser la peau chaude de ses mains
sous le coton de mes jupes.
C’est une faiblesse, les
hommes. Je les aime aussi bien de près que de loin et je ne sais pas choisir.
J’ai besoin qu’ils me touchent mais aussi qu’ils ne soient pas trop proches. Il
y en a tant qui ne s’embarrassent pas de politesse et puis qui vous mettent des
enfants dans le ventre. C’est prendre beaucoup de place, pour quelque chose qui
ne sera plus là un matin, qui sera parti ou que vous aurez mis dehors. J’essaie
de n’en garder que l’utile et l’agréable.
Quand je suis arrivé dans
le pays, j’ai visité Saint-Raëns à la nuit, j’ai croisé le Beun qui prenait le
frais devant son fournil. Il n’a pas fait trop de bruit, c’est un gars qui
n’aime pas les embêtements. Il s’est présenté en chuchotant, je ne lui en ai
pas trop dit, mais maintenant il me vend du pain, de la farine et des graines
en échange d’un bout de nuit. Après, nous sommes tous blancs et l’air aussi. Il
cause bien, il sait des choses et il aime être avec moi. Quand l’abbé Sieuret a
commencé à parler de moi dans ses sermons, il a continué de me voir.
C’est l’apothicaire qui a
causé j’en suis sûre, qui d’autre ? Même si ce sera compliqué de se passer
de lui, ce sera du soulagement. Il n’est pas aussi bon que le Beun, celui-là.
Mais j’ai le Gîton maintenant ! Il pourra acheter pour moi, et cueillir.
Le Gîton, il ne jase plus et puis, il est peut-être aussi bon que le Beun,
muet. Voyons voir.
« Grimpe-moi. »
Je saute dans ses mains,
elles me rattrapent en panier. J’accroche mes pieds sur ses reins, le drap froid
et ma jupe humide remontent sur mon ventre. En prenant toute l’étoffe,
j’accroche aussi mes bras autours de ses épaules.
Il a la tête emmaillotée
dans le tissu, j’espère qu’il ne s’étouffera pas.
Pendue à son cou, je
commence à me frotter doucement sur lui Je ferme les yeux. En laissant glisser
et rebondir le dodu de mes fesses, je réveille mes chairs, ma peau se caresse
sur son corps dur et elle chante sur le drap humide. C’est très commode, très
confortable et pas fatiguant. Lui, il ne bronche pas, il me tient bien. Nous
sommes chauds sous ce soleil de midi.
Mars est bon aujourd’hui.
Et le Gîton est chaud, ça
se sent encore plus par-dessus le froid du drap.
Après un moment à me
frotter, je le presse fermement entre mes cuisses et j’ai posé ma tête sur son
épaule. J’ai bien l’impression que ses mains m’aident à rendre le mouvement
plus vigoureux et ça gonfle le plaisir que je me donne déjà. Quand mon ventre
commence à trop me tordre, je peux tout lâcher, son cou, ses hanches, tendre
les jambes jusqu’à mes doigts de pieds et renverser ma tête pour laisser tout
le bien se répandre partout – il me tient toujours bien.
Les oiseaux se taisent,
je grogne un peu.
Quand le plaisir sort –
de mes mollets, de ma poitrine, de mon sexe – je suis encore plus légère, puis
dans l’instant qui suit tout mon poids revient. Je me sens tellement lourde et
la tête me tourne tant, que quand j’attrape le drap pour me relever, j’ai du
mal à me hisser, le fil cède et le Gîton perd l’équilibre. Il tombe et moi
par-dessus. Le drap tout défait me laisse voir sa tête. Il est toujours
silencieux, mais ses joues ont rosi comme le cul d’un cochon.
Je me sors du tissu qui
nous emmêle les bras et les jambes, toutes les jupes traînent par terre aussi.
Je me relève et je remets de l’ordre dans mes cotillons.
« Il faut refaire la
lessive, le Gîton. »
Il s’y remet, sans
attendre, silencieux.
Pourrait bien s’en
trouver mieux, de son ensorcellement. D’abord, il fait moins bête quand il ne
parle pas et qu’il ne hurle pas au diable, à l’impudeur.
Ces amusements dans les
bras du Gîton m’ont donné des appétits et puis j’ai envie de manger un peu de
ce soleil. Le déjeuner attendra. Je m’étends dans l’herbe pas très loin de lui.
Le soleil qui renaît nous
tombe dessus, il est timide, mais déjà têtu et piquant. Les yeux fermés,
j’écoute les bruits d’eau que fait mon Gîton. Il piétine, saute, gicle. Je le
vois très bien derrière mes paupières fermées : ses jambes arquées et
laineuses presque toutes entières dans le bac. Il n’est pas très grand le
Gîton, pas beaucoup plus que moi. Par là-dessus, qui pendouillent, tous ses
attributs. Tout poilu et hérissé. Le tronc aussi large d’où qu’on le regarde,
de face ou de côté. Il mange à sa faim et ça se voit qu’il se fatigue pas tous
les jours, il doit se pencher un peu pour voir où il met les pieds. Je
l’entends ahaner, maintenant, souffler. Il est lourd, il doit se prendre une
peine de chien à sauter là-dedans.
Tant mieux.
Je le sens à moi. Je
pense à tout ce qu’il va pouvoir faire, avec ses mains et ses bras. Est-ce
qu’envoûté, il saurait débiter tout un arbre pour refaire une charpente à ma
masure ? Il faudrait nettoyer le fond du puits aussi, récurer la mare et
puis son muret s’effondre. Il pourrait chasser, il y a des bêtes qu’Ursula ne
peut pas prendre. Il pourrait tenir le feu éveillé quand je pars en maraude
dans les vignes et puis faire de la compagnie à la chienne. Ajouter de l’eau
bouillante à mon bain et me frotter le dos. Me garder le lit chaud l’hiver.
Je ris, c’est le
printemps devant nous.
Je relève les jambes et
j’écarte les genoux.
Le soleil vient cogner
sur mon intimité, c’est presque brûlant – à moins que ce ne soit le regard du
Gîton ? les bruits de lessive se font moins réguliers. Sa chaleur me
remonte dans le ventre, encore tout remué, par vagues qui lèchent mes
entrailles. Jusqu’à mon estomac, qui fait des bonds et qui se tord, comme un
pâton sous les doigts du Beun. Jusqu’à ma poitrine, qui prend de plus en plus
d’air que je souffle de plus en plus longuement. J’aurais peut-être bien encore
besoin du Gîton.
Je pense juste ça qu’un
contact sur mes cuisses me fait sursauter, j’ouvre les yeux.
Je les referme de suite,
à cause du soleil, puis je les rouvre à demi.
Ce n’est que moi, j’ai
complètement remonté mes jupes et une de mes mains cherchait à me faire de
l’ombre. Mes doigts effleurent ma peau, sèche comme du papier, douce. Ma main
joue un moment dans les frisottis, avant de me flatter généreusement. Les
rayons de lumière dessus, c’est comme être une braise, un foyer qui ronfle.
J’entends toujours le flic-flac frais de la lessive à côté. Je referme les
yeux. Je suis brûlante, dedans, dehors et comme je me le dis, la morsure
devient impossible à endurer.
« Gîton ? »
Le flic-flac s’arrête.
« Va me chercher un
seau d’eau. Va chercher au puits. »
Je l’écoute. Il sort du
bac, attrape le seau et s’éloigne. La poulie grince, des bruits creux et
mouillés. Il revient, ses pas et son ombre sur moi me le font deviner, planté
là avec son seau. Je lui présente la peau nue de mon ventre en remontant ma
chemise jusqu’au-dessus de mes seins.
« Verse doucement,
pas plus qu’un filet. »
Faire bouillir le Gîton,
ce n’est pas seulement un amusoir, c’est instructif. Son père n’est pas un
tendre et fait office de sémaphore aux obsessions de l’abbé. C’est presque
comme à lui que je remonte mes volants, mais au lieu de crier pis que pendre,
il penche le seau et il verse une rigole qui rebondit en giclant sur la peau
tendue de mes côtes. Ça résonne et me fait vibrer tous les os. C’est glacé !
En mettant une main en visière sur mon front, j’entrouvre juste un œil. Comme à
la lessive tout à l’heure, il a pris un air concentré. Il a bientôt inondé ma
jupe et ma tunique qui deviennent lourdes et froides sur mes cuisses et ma
poitrine. L’eau qui coule sur mes flancs va se perdre dans la crinière de mon
pubis et inonde ma main entre mes cuisses. Une flaque douce et tiède se forme
sous mes fesses. Je passe ma paume à mon aine, en pommade, les doigts tendus,
le Gîton descend sous mon nombril sa petite rigole.
Je soupire fort, je
clapote. Ça soulage ma peau mordue.
À qui donc je pourrais
demander une chose pareille ?
Le Beun, il est gentil,
mais c’est Ursula qui chauffe ma couche. Et puis, tous les autres sont des
imbéciles. Je ne compte plus le nombre de fois où le Gîton et ses pendards
m’ont poussée à l’eau alors que je cueillais le cresson le long du ruisseau, ni
celle où son père m’a couru après avec son bâton jusqu’à l’orée de la forêt.
Mais maintenant, je
regarde le Gîton me rafraîchir le corps. Il ne se moque pas, il ne grince pas
de ses méchancetés qu’il me sert d’habitude - ça rend sa compagnie très
supportable.
Il a promené la chute du
jet sur mes côtes, il remonte ma gorge. Quand, au bord de la boutonnière de ma
chemise, l’eau cogne sourdement sur mon sternum, il s’arrête là, pour épuiser
les dernières gouttes de son seau entre la pente de mes seins. Il reste encore
un peu, son ombre en travers de mon corps couché, jusqu’à ce que la terre aie
tout bu autour de moi, puis il retourne à sa lessive.
« Merci », je
lui fais.
J’attends que le soleil
me sèche, en continuant de me caresser. Le Gîton regarde sûrement. En écartant
encore plus les genoux – l’herbe les effleure – je pose toute ma main sur les
plis de mon sexe. Je me remue, tout de bon. Comme le plaisir de tout à l’heure
est encore là et que la caresse du soleil est encore plus forte sur mes chairs
rafraîchies, il ne me faut pas longtemps pour prendre feu. Mes jambes se
mettent à s’ouvrir et se fermer pour travailler les chairs de mon ventre, mon
dos rampe dans la petite flaque. Je n’entends plus les bruits de lessive, mais
de toute façon, je n’entends plus rien, juste mon rire quand enfin mon plaisir
s’éclot.
Après ça, j’ai tout à
fait faim. Je me relève, je passe devant le Gîton avec la tête haute et lui qui
est tout rouge, pour rentrer dans l’ombre de ma cabane. Je reviens avec notre
repas pour le poser sur un des draps bien blancs qui a pu sécher tranquillement,
étalé sur l’herbe.
Le Gîton a repris une
couleur convenable. Il a terminé la lessive, il pend les dernières chemises. Il
remet son pantalon et me rejoint pour s’asseoir devant la gamelle que je lui ai
remplie. Je grignote mes pousses et mon lard sec en le regardant tout engloutir
d’un coup. Si rien ne sort de sa bouche, ça rentre sans problème. Je lui sers
mon vin dans un gobelet, il fait claquer sa langue dessus. Il en a bien tout
l’usage. Je lui tends une part du fromage que veut encore bien me donner
Messaline, ma vieille bique, quand Ursula revient de sa chasse. Elle dépose le
lièvre assassiné sur le drap blanc et vient s’intéresser à ce que mange le
Gîton. Ses yeux ont encore faim quand je me relève.
« Viens. Tu vas
ranger tout ça. »
Je ramasse la bouteille
et le lièvre, j’attends qu’il mette tout le reste entre ses bras, dans le drap
en boule, et nous rentrons. Je m’installe sur ma table pour dépecer et vider
l’animal, pendant qu’il cherche à faire ce que je lui ai demandé, ranger nos
plats, tout autour de moi. Je suis sûre qu’il aime le lapin. L’aubergiste ne
peut pas en servir souvent, il n’a nulle part le droit de les prendre, il doit
l’acheter à prix d’or au seigneur Gandévin. Et moi, j’ai de la moutarde.
Par la porte qu’on a
laissée ouverte, le chant des oiseaux a pris cette douceur, cette gaîté qui lui
prend quand le soleil passe sous la ligne de son zénith et commence à tomber
vers l’horizon. Il reste encore quelques heures de cette clarté chaude, c’est
le moment d’aller arracher le liset qui essaie d’étouffer mes légumes.
J’ai installé mon potager
autour du tapis de violettes qui poussent aux abords de la clairière. Elle est
abondante, j’aime le goût de son parfum par-dessus tout et je peux en vendre au
village. Après avoir nettoyé mes allées et autours de mes oignons, je charge
les bras du Gîton d’épinards et de chicorée dans un panier large. Je fais un
tour pour chasser les limaces, puis je sors en fermant soigneusement le
portillon derrière nous. Ensuite, je m’enfonce un peu dans la forêt chercher
l’ail-aux-ours. Il me suit, pas rassuré quand je pose feuilles et bulbes dans
son panier. Nous ressortons du sous-bois, il fait presque nuit. Je retourne au
jardin, c’est le bon moment pour cueillir la violette. En rentrant je lui demande
de nourrir le feu et j’étale notre récolte sur ma table.
Je pense à mon civet et à
mon lait de fleurs que je vais partager avec le Gîton et au temps de la nuit
que je vais passer avec lui, quand j’entends un bruit effroyable : le
bougre s’est écroulé dans mon tas de bûches, de casseroles et de jattes,
plusieurs sont cassées. Ursula le jappe, enfin ! Quand je m’approche, je
l’entends qui ronfle. Il n’a peut-être pas du tout dormi, cette nuit.
Je dois le tirer, le
pousser, le rouler, pour l’étendre sur ma couche. Il est lourd, il résiste de
toute sa fatigue. Je ne le ferai plus travailler des heures au soleil.
Quand je l’ai enfin
couché, moi aussi je suis fatiguée.
Je revigore le feu, je
m’y fais cuire un œuf et bouillir un peu d’eau. Je mange, je bois et je rejoins
Ursula, qui dort sur le dos, aux pieds du Gîton. Je le bouscule un peu avec mes
genoux, mes hanches et mes épaules pour qu’il se cale contre le mur. Il ronfle
fort !
***
C’est oublié quand je me réveille dans la
couche libre, au matin.
Le Gîton est je ne sais où, je n’y pense
pas d’ailleurs, je suis toute enveloppée de tiédeur, il a dû rallumer le feu.
Je profite qu’il ne fait
pas de bruit, qu’il ne prend pas de place. Je me rendors.
C’est Ursula qui me lève,
la langue dans mes oreilles. Je m’assois, le froid me prend d’un coup comme si
j’étais nue.
Je me redresse tout de
bon.
Je suis nue ! J’avais mis ma robe de laine avant d’entrer dans ce
lit, j’en suis tout à fait sûre. Je la cherche. Elle est roulée en boule à mes
pieds. Putois ! Qu’est-ce qui s’est passé cette nuit ? J’ai entrepris
le Gîton ? Mais il est où,
celui-là ?
La cabane est tranquille,
la lumière déjà haute et la cueillette d’hier toujours étalée sur la table. Mes
violettes ont flétri. Pas de feu dans l’âtre. Je saute sur mes pieds, cours
dehors, suivie par Ursula qui me pose les mêmes questions.
Le Gîton est parti.
Des bruits me viennent
dans la tête, que je ne veux pas écouter. Je m’assois, les fesses sur la pierre
de mon palier.
Le Gîton est parti.
S’il est parti ce matin,
c’est qu’il pouvait partir hier. Et le soir d’avant aussi. Il pouvait partir
depuis le début.
Je me suis fait rouler.
Il m’a eue.
Je porte mon attention
sur mon ventre, passe une main entre mes cuisses. Mon corps est encore un peu
endormi, paisible.
Ça m’embête quand même.
Je soupire, chagrine.
Je cligne des yeux –
encore une belle journée – je vois que je regarde le puits. Juste là où il
était, hier ; je me lève et je vais m’asseoir sur la margelle.
Elle est large, assez
pour y être confortable. Les pierres rondes et douces ne blessent pas. Le puits
est un peu en bordure de clairière, c’est le soleil du matin qui donne dessus.
Du trou noir s’échappe un air froid et moisi. On s’y trouve très bien.
Je reste un bon moment,
là.
Quand je descends de la
margelle, le soleil est quasiment au-dessus de ma tête, je retourne à la
cabane. J’appelle Ursula, attrape un manteau, une miche de pain et un bâton.
« Allez, la grosse,
j’ai besoin de toi, c’est sûr qu’il est perdu, ce couillon. »
C’est moi qu’elle gronde,
maintenant ! Pour me montrer encore mieux comme elle est fière et fière de
son Gîton, elle fonce dehors et gagne les premiers bouleaux, sur les traces du
perdu. Elle galope, le museau dans les feuilles, indifférente aux coulées
qu’elle croise, aveugle aux lapins dénichés par notre course entre les arbres.
Elle ne s’arrête même pas quand elle me jappe pour me presser. Je suis habile
dans un sous-bois, mais à cette vitesse, ma jupe vole et s’agrippe dans les
ronces et si je la tiens haut, je me griffe les jambes. En même temps que je
peste, je réfléchis.
C’était sûr, que le Gîton
n’était pas plus ensorcelé que moi. Si j’étais une sorcière capable de choses
pareilles, je le saurais ! Je le savais, mais je croyais qu’il était sûr
du contraire. Qu’il s’était ensorcelé tout seul, enfin.
Ensorcelé ou pas, ça
reste le Gîton. À force de ne pas y venir, les gens du village ont fini par
avoir raison : on entre plus facilement qu’on ne sort de cette forêt – il
n’y a pas de chemins ! À certains endroits – elle change souvent d’allure
– les arbres sont si hauts, leurs ramures si denses, qu’on ne voit plus du tout
le soleil, il devient très difficile de se diriger. Les fûts tout droits et
sans branches des sapins qui s’alignent font comme un haut mur toujours devant
soi. Moi, je connais bien la forêt et puis j’ai Ursula, pas le Gîton.
Bon, il est plus malin
qu’il en a l’air, il m’en a fait accroire une belle, là. Qu’il était
envoûté ! Je me demande bien ce qui s’est passé cette nuit. Je ne me suis
pas réveillée et j’ai le sommeil léger, il n’a pas pu me faire grand-chose. Il
faisait juste bon et chaud.
Ursula me mène dure, je
me fatigue drôlement à la suivre. Elle flaire toujours l’ahuri à la trace.
Saint-Raens est à plusieurs heures de marche. Au moins, il a pris la bonne
direction.
Tant et si bien,
finalement, que nous ne trouvons pas l’ahuri et que nous arrivons en vue du
village, au sortir de la forêt. Le Gîton ne s’est pas perdu.
Je ne visite guère
Saint-Raens en plein jour sans une bonne raison. Je m’assois à l’ombre d’un
jeune chêne à la ramure étalée et j’attends que la nuit tombe en mangeant ma
miche de pain. Et puis je pense encore.
S’il ne s’est pas perdu,
ça veut presque dire qu’il connaît cette forêt, au moins le chemin qui mène
chez moi… Peut-être bien que quand je l’ai pris au piège, il avait déjà ses
habitudes à venir traîner là-bas.
Je me dis aussi,
maintenant, qu’Ursula a l’air de bien le connaître. Et elle ne m'a rien
dit !
J’ai de plus en plus fort
l’envie de le retrouver, c’est sûr. S’il n’est pas ensorcelé, eh bien il a des
choses à me dire !
Bon, j’y suis peut-être
allé un peu fort, aussi.
De loin, le village est
plus doux à vivre que de dedans. Sur la crête du plateau, il s’étend depuis le
centre comme un bras, les toits dorés par le jour qui finit. On entend une porte
de grange qui tape un peu fort, le clocher qui sonne les vêpres, ou un cri, un
rire.
On aurait dit celui du
Gîton, qui se moque.
Peut-être pas…
Quand le frais commence à
monter de la terre et que la lumière baisse, je me remets en route. Ursula
grimpe la côte comme une tempête, la truffe sur les traces de l’homme. Arrivée
là-haut, elle se répand dans les ruelles en aboyant. Je marche tranquillement.
Des fumets de soupes me mettent l’eau à la bouche aux premières maisons que
j’atteins. L’auberge se trouve sur la place, en face du lavoir. C’est là qu’on
trouve le Gîton juste avant le premier service de l’aubergiste, avec toute sa
tripotée de marauds. Ils sont bien là et dès qu’ils me voient, ils partent en
rires et en bonnes tapes dans son dos. Il est tout rouge et tout muet en me
regardant, comme je l’ai trouvé chez moi.
« Eh bien, Gîton, la
voilà ton ensorceleuse !
— Avec son jupon
mité !
— Mais oui !
C’est Tue-Feign !
Ah ça, pour des
pourceaux, ils couinent. Ils ne me font pas peur, je m’approche jusqu’à voir
les yeux du Gîton. On dirait bien qu’il leur joue la comédie à eux aussi. Il me
regarde franchement, son front me défie. Sa bouche est fermement close. Il leur
fait la comédie ! Ursula s’assoit à mes pieds, mais je vois bien qu’elle
bout d’impatience.
— Qu’est-ce que vous
racontez, encore, comme balivernes ?
Celui qui me répond c’est
le Tordu, ce vieux clou. Il s’approche tout près et se plante les poings sur
les hanches. Ursula se relève et commence à gronder. Ils n’aiment pas non plus
les chiens ici, alors cette fois, ils n’essaient pas de m’attraper pour me
mettre à l’eau.
— Que tu as
ensorcelé le Gîton, gargouille !
— Fadaises, c’est
votre âne le plus lent, personne ne peut l’ensorceler !
Leurs gros rires font
encore plus rosir le Gîton. Le Gros-Panse tape dans son dos en aboyant :
— Le Gîton aime la
souillon ! »
Le Gîton mâche sa langue,
ils le chahutent, Ursula grogne et tous s’en vont, à hue ou à dia, appelés par
la table qu’on a dressée pour eux. Les derniers nous balancent quelques vieux marrons,
à bonne distance. Ursula ne les course pas, aux bras de son Gîton. Et lui il
lui fait « Bonjour ! Bonjour grosse ! »
Il me regarde : ses
yeux s’amusent et sont bien brillants. À moi il ne me dit pas un mot, mais je
vois qu’il est content que je sois là. C’est moi la couillonne.
Sa mère l’appelle. Il me
regarde, gentil. Ses yeux ne se moquent plus, ils s’excusent, il sourit.
Je tape avec mon bâton
sur la terre de la place, puis je me retourne pour rebrousser chemin. Il avance
en même temps qu’Ursula. Je marche un peu plus vite qu’eux, pour me donner un
peu de temps. Quand ils me rattrapent, je lui dis :
« On en est moins
bête… Je ne t’ai pas fait peur, hein ? »
Avant qu’il ne s’engage
dans la pente qui redescend dans la forêt, il a la tête qui va me dire que si,
parce que ça se voit encore un peu, mais il faut prendre garde où l’on pose le
pied pour redescendre, les cailloux roulés par les pluies vous déséquilibrent.
Il agite les bras comme un oiseau dans les airs et tire la langue, concentré,
pour ne pas causer. Quand on arrive au bas, on peut cavaler sur le restant de
pente, dans une belle herbe grasse.
Les peupliers font une
frange lumineuse autour de la bouche noire du ventre de la forêt. Après eux, le
froid et la nuit nous tombent dessus. Il suffit de suivre Ursula.
FIN
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