Ψ / Semaine 10
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Dixième semaine, mon cœur
s’apaise. Je mets en pratique ma décision d’être plus tolérante, même face à l’intolérable.
Après tout, je répète assez que tout le monde mérite le respect, pas seulement
celleux qui nous respectent. Je mange toujours bien, toujours plus. Et j’attaque
mon deuxième mois sans tabac.
SEMAINE 10
Jour
61 : lundi 8 avril
Journée difficile. M. quitte la clinique
aujourd’hui, mais pas avant d’avoir vu le psychiatre qui la suit ici, entrevue
qui se passe très très mal parce qu’il estime qu’elle n’a pas à décider de
partir comme ça, d’elle-même. Pour moi il est clair qu’ici elle n’est pas bien
traitée. Elle cumule de nombreux problèmes de santé, qui ne sont pas du tout
pris en compte vu qu’on a un médecin dans les murs qu’une après-midi par
semaine et que grosso modo ils estiment que tout ça c’est dans sa tête. Ici, on
ne soigne que les TCA, pour le reste il vaut mieux ne pas avoir de problèmes de
santé. Il faut des semaines pour voir un médecin, des jours pour se faire
prescrire le moindre antidouleur, des mois pour passer un scanner, il y a des
poils et des morceaux de cellophane dans les assiettes, du caca sur les murs et
une crasse innommable un peu partout (évitez absolument de marcher pied nus).
C. profite du départ de M. pour venir me
dire qu’elle a remarqué que j’étais distante avec elle ces derniers temps et
elle aimerait savoir pourquoi, ce que je trouve être une très mauvaise idée,
c’est à mon avis la meilleure façon d’aggraver la situation. La liste de mes
griefs est assez longue et elle le prend très mal. Elle boude et pleure, me
tourne le dos, change de pièce quand j’entre quelque part. J’hallucine et j’espère
sortir d’ici assez vite. L’indifférence est le gros maximum que je peux lui
accorder.
Mais non, je ne vais pas sortir de
suite : mon psy n°2 m’annonce que mon IMC est toujours inférieur à 16 et
qu’on vise plus ou moins les 20 (à peu près 45 kilos), j’accuse le coup.
Je commence une nouvelle lecture (que C.
m’a conseillée lors de notre dernier passage en bibliothèque) : Middlesex de Jeffrey Eugenides, qui s’annonce
génial. C’est bien écrit et le sujet (l’identité sexuelle) me passionne.
J’apprends des mots :
IDES : milieu du mois.
MAGNAGNERIE : local où se pratique l’élevage des vers
à soie.
SÉRICULTURE : culture du ver à soie.
Jour
62 : mardi 9 avril
Ma psychologue me fait fouiller les
raisons de mon mal-être. D’abord je suis amère de constater que je n’ai pas
pris plus de poids que ça, le temps ici commence à me durer. Ensuite je
comprends que ce qui m’insupporte chez C., ce sont ses chipotages pour rien
alors qu’il y a des choses tellement plus graves dans la vie, la mienne
notamment. C’est de la pure jalousie. Tout ça me rappelle douloureusement que
les petits malheurs sont toujours mieux entendus que les gros.
Moi qui tiens tellement au
« cadre », je fais un gros écart dans l’après-midi : je sors
après ma collation (une petite compote) pour m’empiffrer de deux grosses
pâtisseries orientales et un café. Je veux que ça aille plus vite et puis j’en
ai marre du déca.
C. me propose qu’on reparle de notre
mésentente demain, ça ne m’enchante pas plus que ça et en même temps,
j’aimerais bien que ça se passe mieux alors j’accepte. Il va falloir faire
preuve de tolérance.
Jour
63 : mercredi 10 avril
[Je
suis embauchée par un couple pour m’occuper de leurs enfants mais je me fais
virer parce qu’à la place de faire mon boulot je prends une douche et j’utilise
le peigne du mari.]
Je me sens merdeuse, mauvaise, inadéquate
et insuffisante. Je présente mes excuses à C., qui en fait autant. Je me
promets de garder davantage pour moi mon hostilité à son égard, elle-même
promet de moins se plaindre et de se montrer moins sensible à l’impression
d’être mise à l’écart dès que j’ai une conversation avec quelqu’un d’autre
qu’elle. Le niveau de tension redescend.
En groupe Addiction, nous faisons la liste
des émotions qui accompagnaient le besoin de consommer. Sur la feuille qu’elle
nous donne pour y jeter nos idées, l’angoisse côtoie le calme, la créativité,
l’introspection et la méditation se retrouvent à côté de l’aliénation, la
confusion, la colère, la tristesse et l’ennui font face à l’apaisement des
émotions fortes et le plaisir. Je me rends compte que j’ai avancé du
coup : après plusieurs semaines de pure euphorie, puis un mois de
montagnes russes, je commence à apprivoiser mes angoisses et mes états d’âmes.
Je suis capable de côtoyer des gens H24 sans avoir envie de me rouler en boule
dans un coin pour pleurer, ma créativité n’est pas bridée, j’ai retrouvé une
énergie plus durable, plus stable et plus disponible. Je n’ai plus de sensation
de vide et je vois passer mes émotions au lieu de les refouler. Ce n’est pas
toujours facile à vivre mais au moins je les vis, je vis. J’ai l’impression de
m’améliorer.
Je négocie une collation plus conséquente
avec mon psy n°1 parce que ça m’embête de manger en cachette. Il ajoute 3
petits beurre à ma compote.
Je lis, je dessine et j’ajoute 5 mots à
mon vocabulaire :
SPONDÉE : (prosodie grecque et latine) : pied de
2 syllabes longues.
DACTYLE : pied d’une syllabe longue suivie de deux
brèves.
PROPIATOIRE : qui a pour but de rendre (la divinité)
propice.
(TRIANGLE) SCALÈNE : triangle dont les 3 côtés sont de
longueurs différentes.
COMPASSÉ·E : affecté·e et guindé·e.
Extrait de Middlesex, à propos des nausées
dues à la grossesse :
« C’est un homme qui
a appelé ça vomissements matinaux parce qu’il n’était pas là dans la
journée. »
Jour
64 : jeudi 11 avril
[Je
fais partie d’une troupe de danseur·euses qui s’entraînent pour un spectacle
sur glace. Je patine super bien mais le jour J le spectacle se déroule sur du
lino, le même que celui qui tapisse nos couloirs ici, du coup ça va vachement
moins bien, on a perdu les costumes et j’ai oublié la chorégraphie.]
Avec C. on s’organise un atelier peinture
pendant le cadrage du matin. Je remplis une demi-feuille de canson de petites
fleurs gracieuses. Je dessine un nouveau profil de la Vierge, je parle à ma
fille par téléphone et je lui écris une petite lettre, avec les fleurs peintes,
un mandala (je continue d’en faire 1 ou 2 par jour) et une Vierge en pied.
Journée assez paisible.
L’idée que je ne peux pas résoudre en 2
mois ce qui a mis 20 ans à s’installer dans mon corps et dans mon tête
s’affermit en moi. Il va me falloir encore du temps. J’accepte.
À écouter : Begin the Beguine d’Artie Shaw.
À lire : Hello World, par Hannah Fry.
Jour
65 : vendredi 12 avril
[Longue
rêverie assez dérangeante cette nuit : je me trouve à une grande fête
organisée par un homme (non identifié) qui tend un piège à ses convives, mais
je m’en sors et mes amis aussi parce que je sais déjà ce qui va se passer... Le
long d’une voie ferrée où des gens sont occupés à débiter un tronc d’arbre
tombé sur les rails, je vois passer un camion qui est en fait une girafe
carrossée, toute coquée de métal. Elle a des roues aussi. Un de mes frères
aînés, nu, mange du PQ pour soulager un mal de ventre. Mon crush du moment le
surprend et du coup fait la gueule parce qu’il trouve ça dérangeant à regarder
(je confirme). Je l’appelle « L’Indien ». Je joue encore avec du caca
(maix WHY)… Je croise des enfants qui rentrent de l’école avec un bébé dans les
bras et un panneau qu’ils ont peint eux-mêmes et qui proclame « papa,
maman, le test de viol de notre sœur est positif ».]
Pas fâchée de me réveiller, je vous avoue.
Il fait beau dehors.
J’attaque mon Causette du mois où je glane
mes futures lectures et séries à voir :
Le site SVT-egalite.fr,
pour faire de la bio non genrée avec sa classe.
La série Veep,
et puis aussi Poupée Russe, que
Machérie m'avait déjà conseillée sur Netflix..
Je continue avec la lecture de mon
Courrier International, qui remplace mon addiction aux réseaux sociaux
maintenant.
Un dossier Femmes en colère dans les pages société
de Courrier International n°1482.
Dessin de Ramses, Cuba |
Et puis je commence une nouvelle série de
mandalas que je baptise « Ondes ».
À quatre heures, on me donne en collation
une compote, du pain et du beurre, c’est juste un peu trop, j’arrive au repas
du soir sans mon appétit habituel. Comme tout est prescrit ici, surtout la
bouffe, il va falloir que j’en touche un mot à un des deux psy qui me suit.
Jour
66 : samedi 13 avril
Aujourd’hui le soleil est parfait, pas
trop chaud, pas trop sec. J’adore.
Hey, ça fait 31 jours que j’ai arrêté de
fumer !
Je poursuis ma lecture de Middlesex, qui
me fait bien marrer, surtout ce passage à propos des présidents américains qui
ont des noms d’une ou deux syllabes (image ci-contre). Et puis cette phrase qui
m’a frappée pour des raisons très évidentes à mon avis :
« Ainsi qu’on fait
au retour du soleil après l’hiver, je demeurai immobile sous la tiède lumière
du possible, du confort ressenti en la compagnie de cette petite personne
bizarrement féroce à la chevelure d’encre et au joli petit corps
discret. »
Ce matin j’ai complètement zappé la
biblio, du coup je vois mon bouquin se terminer bientôt et plus rien à lire
ensuite !! L’angoisse !!!!
À midi C. se paie une petite saillie
islamophobe sur « les femmes et les petites filles voilées »
(avec mouvement des mains pour accentuer la gravité du problème et la lourdeur
du nombre à ses yeux), trop nombreuses selon elle à Méribel quand elle va se
promener là-bas. R. enfonce le clou en lui donnant les chiffres de
l’immigration en France ainsi que ses origines historiques, panique à bord.
La collation de 16 heures me sors
complètement par les yeux : je bouffe 3 de ces foutus pains par jour, avec
celui-là ça en fait 21 par semaine, 120 par mois, jpp.
Tout le monde va mal aujourd’hui, C. a
peur de surcharger son foie en mangeant autant (c’est-à-dire normalement), I.
est ensevelie sous les emmerdes et se trouve à deux doigts de baisser les bras
face à sa famille, la maladie, la dépression. J’ai l’impression de me voir au
creux de la vague. Je fais ce que je peux pour lui remonter le moral à base de
solution concrètes toutes faites dont je sais à quel point elles peuvent être
inaudibles quand on va mal, je change alors mon fusil d’épaule pour une
approche plus douce mais elle décline ma proposition de massage / relaxation /
ballade, du coup à la place je m’offre 1 heure de sieste.
Il me faut 1 heure de plus pour m’endormir
le soir, du coup.
Jour
67 : dimanche 14 avril
[Je
suis une enfant. Je suis invitée chez un ami qu’avait mon frère aîné quand on
était ado. Je traine avec moi tout un carton de livres (rapport à mon angoisse de
la veille je pense) que je peine à faire voyager jusqu’à son appartement, dans
un ascenseur qui ne se déplace pas horizontalement mais verticalement, en pente
douce. Il me séduit, je me retrouve sur lui, assise à califourchon sur son
ventre, puis il m’explique que ce soir il doit passer un rite
d’initiation : il doit aller dans la mer et se confronter aux sirènes… il
insiste sur la dangerosité de l’entreprise, elles peuvent carrément lui
arracher la langue. Je les traite de putes.]
Soleil, soleil, soleil encore.
C’est l’anniversaire de mon plus petit
frère aujourd’hui ! Je lui téléphone sans trop d’appréhension (ma mère
doit aller chez lui, avec ma fille). À 25 ans il bad d’être si vieux ahah. On a
10 ans d’écart, je lui rappelle. Il vit à Besançon avec son copain, où il
officie comme tatoueur depuis quelques mois.
Pas de collation aujourd’hui (les cuisines
sont fermées le dimanche après-midi) alors je me paie un chocolat chaud. Ça
fait genre 2 mois que je n’ai pas bu ce délicieux breuvage, ça décuple mon
plaisir même si c’est une toute petite tassounette.
J’écris et puis je lis et j’apprends
encore des mots :
MUNIFICIENCE : grandeur dans la générosité.
MUNIFICIENT·E : généreux avec somptuosité.
OPIMES : (dépouilles) d’un général ennemi tué par un
général romain. Par extension, aujourd’hui, synonyme de riche, opulent,
admirable.
LAMBRUSQUE : vigne sauvage.
PHYLUM : souche primitive d'où est issue une série
généalogique ; par extension, ensemble constitué par une forme animale ou
végétale (espèce ou groupe plus large) et par ses ascendants et/ou descendants
supposés. Ensemble regroupant plusieurs familles de langues. (Le terme est
surtout utilisé pour les langues amérindiennes.)
PRANDIAL·E : (adj) relatif au repas.
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