Les affaires sont les affaires - Octave Mirbeau (1903)



« Vous croyiez que vous n’aimiez pas Mirbeau
mais ce n’est pas vrai, c’est lui qui ne vous aimait pas. »
Sacha Guitry



Lucien - Germaine,
Les Affaires sont les affaires,
par Hermann-Paul (1929)



Je veux partager avec toi ce petit morceau de littérature qui m’a beaucoup transcendée : Les affaires sont les affaires, « manuscrit sans rature » d’Octave Mirbeau, produite pour la première fois à la Comédie-Française le 20 avril 1903, avec un succès qui ne s’est jamais démenti. C’est très exactement ce que j’ai toujours eu envie de lire, ce qui est arrivé il y a seulement quelques mois. J’ai lu le texte d’une traite, avec une sensation de familiarité et un confort jubilatoire. Puisse-t-il te procurer autant de sensations !

Classique super classe, fluide, incisif, c’est un portrait du capitalisme qu’il faut absolument avoir lu ! C’est aussi un joli portrait de femme libre.

Extrait de l'Acte II, Scène V.



GERMAINE
Si mon père n’était que fou… je supporterais sa folie… je pourrais même l’aimer et le guérir, à force de l’aimer… Mais… il n’est pas fou… Un homme aussi tenace et qui ne perd jamais pied dans ses plus extravagants caprices… un homme aussi terriblement logique dans sa déraison… n’est pas fou… 


LUCIEN
Ma pauvre Germaine !… (Il attire Germaine contre lui… lui prend la tête, avec des mouvements caressants et doux.) Chère petite tête sauvage… Ah ! si je pouvais y faire entrer plus d’indulgence et plus de pitié !… Si je pouvais… (Il lui embrasse le front.)… mettre là… un sens plus vrai de la vie !… (Il la regarde ensuite longuement.) C’est de toi-même que tu souffres, plus que de ton père… 


GERMAINE
Mais non… mais non… 


LUCIEN
Si… si… Tu souffres d’entretenir en toi un rêve au-dessus de l’humanité… Et ton idéal de justice absolue te prépare… oh ! crois-moi… un avenir de douleurs… Je ne suis pas un saint, moi non plus… Je suis, comme tout le monde… un composé de bien et de mal… de mal, peut-être, plus encore que de bien… Qui me dit que, le jour où tu t’apercevras que je ne suis qu’un homme… un pauvre homme de la terre… tu ne me haïras pas de n’être plus la radieuse chimère que tu avais créée en toi ?… Et alors… que deviendras-tu ? 


GERMAINE
C’est stupide, ce que tu dis là… 


LUCIEN
Non, c’est humain… Et tu retrouveras partout avec plus ou moins d’intensité… et sous d’autres formes… ce que tu as vu… ici… chez toi… Les décors peuvent varier où l’âme de l’homme habite… mais l’âme est la même… ou si peu différente… C’est la pauvre âme humaine avec ses appétits, ses intérêts, ses passions destructives… ses incohérences… ses crimes… oui !… mais avec la lourde fatalité de ses misères aussi… Et il faut la plaindre… plus qu’il ne convient de la haïr… Car on ne sait pas… Chez l’homme le plus déchu… chez le criminel le plus endurci… il y a toujours… pour qui sait voir… une petite lueur… par où s’ouvre le chemin de la pitié !… 


GERMAINE
La pitié !… Mais c’est parce que j’ai le cœur plein de pitié que j’ai aussi le cœur plein de haine… (Lucien, doucement, se dégage de Germaine. Elle le ramène.) Voyons… voyons… sois gentil… Reviens… (Un temps… Avec effort.) Je ne t’ai pas tout dit… moi non plus… par pudeur pour mes parents et pour moi… Et j’ai eu tort… Car les êtres qui s’aiment doivent tout mettre en commun… leurs joies… leurs douleurs et leurs hontes… Tu connais une partie de ma vie… mais tu ne connais pas toute ma vie… ma vie intérieure et secrète… Eh bien, connais-la… Elle en vaut la peine, je te le jure !… Ma mère !… Rien ou peu de chose… Elle n’est même pas méchante… et elle croit m’aimer… mais son cœur, peu à peu, à son insu, s’est endurci, par l’habitude et par l’exemple… Le peu de conscience qu’il y avait en elle a disparu, dans l’opulence, dont elle ne sait que faire, d’ailleurs ; et elle mêle à ce qu’elle appelle sa tendresse pour moi des préoccupations si vulgaires et si viles, si absolument étrangères à l’amour, que je n’ai jamais pu, en dépit de mes efforts et de mes raisonnements, la considérer comme une mère… comme ma mère…


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