Care
Le privé, c’est politique, je
faisais ce genre de constat dans un billet sur les statistiques concernant les « ménages » (oh le
beau mot) français. C’est au sein de chaque couple que se perpétuent les
valeurs du patriarcat. Se libérer, c’est une affaire personnelle, qui commence
dans sa tête. C’est après que ça devient compliqué, parce que si tu es en lutte
dans ta vie privée, c’est-à-dire avec tes proches, ta famille, tes amours, ça
devient une guerre civile.
C’est
le petit goût amer de la liberté, quand on se rend compte que même avec
beaucoup de prudence et de volonté, on se retrouve toujours coincée.
Comme
j’étais emmerdée ce matin de ne pas trouver de café dans ses placards, je me
suis demandée d’où venais cette propension que j’ai à penser à tout ce qui
concerne tout le monde (typiquement, le café) et lui à ne penser à rien d’autre
qu’à lui (oui, j’ai l’air piquée, je suis
piquée). J’exagère dans les deux sens bien sûr, je ne pense pas à tout et lui
ne pense pas qu’à lui, mais le problème est récurrent. Quotidien pour ainsi
dire.
Le
problème du quotidien, c’est que c’est tous les jours, tu vois.
Le
quotidien, le présent, le maintenant, c’est le champ du care par excellence. C’est quoi le care ? Basiquement, c’est cette propension à se soucier d’autrui
(soin en anglais), qui ne serait pas
juste une pensée, mais une série d’actes concrets : les « soins »
à autrui. En tant qu’actes dévolus à autrui manifestés dans l’espace-temps, le care réclame organisation (rigoureuse), constance
(quo-ti-dienne) et empathie (cette
capacité à se mettre à la place d’autrui).
Et
c’est là que le grand méchant genre
sort du bois. Les filles seraient naturellement fortiches à cet exercice, alors
que les garçons sont réputés très mauvais ; d’ailleurs, c’est pas ce que
je viens de dire avec mon histoire de café ?
Non,
c’est ce que je déplore avec mon
histoire de café. Figure-toi que je ne doute pas un instant de la capacité de
mon homme à être à la hauteur de la situation (organisation / constance / empathie),
à ma hauteur si j’ose dire. Moins sarcastiquement,
je dirais que si le besoin de vivre dans le soin et le confort est partagé par
tous les humains, femmes et hommes, les capacités pour y parvenir également.
Par exemple, si un homme se retrouve seul, il ne meurt pas de faim et ne dort
pas dans ses excréments. Enfin, disons qu’il se retrouve éventuellement un peu
démuni s’il n’a pas été préparé, mais spontanément, il sent confusément ce qu’il
lui faut pour survivre. Il passera l’aspirateur chez lui comme tout le monde et
fera ses lessives.
Tant
qu’il est tout seul, tout va bien. Mais il suffit qu’une fille arrive, en
revanche, et paf, la lutte des sexes commencent. Si l’espace de vie est
partagé, alors les besoins sont mélangés. Madame attend ceci, monsieur réclame
cela, madame s’en fout des détails, monsieur néglige l’essentiel et de fil en
aiguille, on s’en sort plus. Si vous vous lancez dans un tableau de la
répartition des tâches, c’est encore pire : vous chargez l’autre de vos
besoins c’est-à-dire qu’ils vont devoir être assouvis comme VOUS le voulez
alors que ce n’est pas VOUS qui le ferez. Vous devenez comptables, vous faites
de la dette, du dossier, c’est le début de la fin le tableau de répartition des
tâches.
C’est
facile de s’occuper de soi. C’est le plus simple de la vie, c’est la vie niveau
0. Problème : on est 7,5 milliards à peu près. Autre problème : les humains aiment
vivre par 2. Bref, la vie devient plus belle et plus intéressante quand on
décolle du niveau 0. Elle permet le couple d’une part et l’harmonie planétaire
d’autre part (n’ayons pas peur des mots).
Alors
peut-être que les deux individualistes que nous sommes sont complètement tarés
de vivre avec une telle proximité (celle où on partage le café du matin) et que
je devrais juste brûler le couple avec l’eau du bain, j’avoue que je n’ai pas
trouvé de réponse… mais j’ai trouvé beaucoup de questions.
Travail, Genre et Sociétés n°26 (2011) Editions La Découverte |
Ci-dessous,
des extraits d’une revue qui décortique la notion du care et résument bien ce que j’ai l’impression de vivre, chaque
jour.
Pour
commencer, un résumé de trois de ces articles (avec les liens vers lesdits
articles), qui nous rappelle comment les femmes ont été statistiquement invisibilisées
par la notion toute patriarcale de « ménage ».
Thomas Amossé et Gaël de Peretti, en
examinant l’évolution d’une large gamme d’enquêtes et d’outils depuis la
Deuxième Guerre mondiale, montrent que si la statistique est en retard, elle
n’est pas restée inactive. Partant de l’évolution des notions de « ménage »
et d’« individu », ils proposent une histoire de la place accordée
par la statistique aux catégories de sexe. De l’immédiat après-guerre aux
années 1970, les femmes apparaissent peu visibles, en quelque sorte cachées
derrière le « chef de ménage », assignées à un rôle statistique
d’épouse ou de mère. Au tournant des années 1970, la statistique se centre peu
à peu sur les individus et contribue au dévoilement d’inégalités de sexe. Plus
récemment, elle examine la question de la place des individus au sein des
ménages : il ne s’agit plus seulement de révéler des inégalités, qui
persistent d’ailleurs dans certains domaines, mais de comprendre comment se
construisent les différences au sein même des couples, comment elles sont
perçues. Avec ce troisième temps, la statistique se fait moins normative, les
orientations politiques plus incertaines, les controverses scientifiques
particulièrement vives.
[…]
Olivier Donni et Sophie Ponthieux
reviennent en détail sur la manière dont la conceptualisation du ménage a évolué
dans la théorie économique standard : de l’approche unitaire, qui pose le
ménage comme un individu, à l’approche collective, dans laquelle il se compose
d’individus distincts entre lesquels il y a des rapports de pouvoir et des
négociations. L’approche unitaire, dominante jusqu’à la fin des années 1980,
suppose que le bien du ménage est le bien de chacun de ses membres. Elle postule soit un
dictateur qui impose ses décisions au ménage, soit un consensus dont
l’obtention n’est pas explicitée. Ce
cadre, intenable théoriquement et empiriquement, est remis en question par des
modèles théoriques nouveaux qui rendent compte de l’existence de plusieurs
décideurs. Le comportement du ménage y est conçu comme le résultat
d’une négociation entre ses membres, dont
le pouvoir se reflète dans une règle de partage qui permet d’appréhender la
distribution des ressources au sein du ménage.
[…]
Danièle Meulders et Sile O’Dorchai
mettent précisément en évidence les conséquences de conventions statistiques
qui se réfèrent toujours au ménage pour appréhender les situations
individuelles. Est-il utile de souligner
que dans l’opération qui, suivant la convention du modèle unitaire, agrège les
revenus de tous les membres du ménage puis les distribue de façon égale entre
tous, c’est la situation particulière des femmes qui est occultée ? Prenant
le contre-pied des conventions usuelles, les auteures proposent une estimation
des revenus au niveau individuel. Le tableau des inégalités entre femmes et
hommes s’en trouve radicalement changé : de masculine lorsqu’elle est
calculée au niveau des ménages, la pauvreté devient féminine ; et
lorsqu’il s’agit des travailleurs pauvres, la situation des femmes, en moyenne
bien moins favorable sur le marché du travail, se trouve alors mise au jour.
Amossé
Thomas, Ponthieux Sophie, « Les individus font-ils bon ménage ? », Travail,
genre et sociétés, 2011/2 (n° 26), p. 19-22. DOI : 10.3917/tgs.026.0019.
Mais
pourquoi tant de négligence ? Pourquoi si peu de care pour le care ?
C’est
le formidable potentiel de dévalorisation du féminin. Tout ce que la femme
fait, tout ce qu’elle touche est par essence inintéressant. D’ailleurs, dès qu’il
y a un truc inintéressant à faire (comme le café), on se demande si une femme
ne pourrait pas le faire.
Il faut rappeler que les éthiques du care s’appuient
sur une analyse des conditions historiques qui ont favorisé une division du
travail moral en vertu de laquelle les activités de soin ont été socialement et
moralement dévalorisées. L’assignation historiquement attestée
des femmes à la sphère domestique a renforcé le rejet de ces activités et de
ces préoccupations hors de la sphère publique, valorisée par les hommes et les
femmes socialement avantagés et conçue comme seul lieu du politique. C’est alors
l’ensemble des activités domestiques qui se trouve subrepticement dévalorisé,
comme ne comportant pas de dimension proprement politique ni morale.
L’éthique du care constitue
par là une mise en cause des philosophies morales, sociales et politiques, sous
leur forme majoritaire. En ouvrant explicitement la perspective d’une voix
morale différente, elle a mis en rivalité, et à égalité, les deux voix
morales : une moralité centrée sur l’équité,
l’impartialité et l’autonomie, et valorisée par une tradition de pensée qu’on
parvient à identifier comme masculine ; et une moralité formulée
« d’une voix différente », reconnue le plus souvent dans l’expérience
des femmes, et fondée sur la préservation et l’entretien des liens humains. La
seconde requiert un examen des situations particulières. La révolution de la
voix différente émerge au moment où Carol Gilligan fait entrer en scène la voix
d’Amy, 11 ans, dans ses entretiens, qu’elle confronte à celle de Jake, un
garçon du même âge. Les réponses de Jake et Amy illustrent respectivement les
perspectives de l’éthique de la justice et de l’éthique du care. Le
jugement moral d’Amy est fondé sur l’attention à toutes les données du problème :
« Sa vision du monde est constituée de relations
humaines qui se tissent et dont la trame forme un tout cohérent, et non pas
d’individus isolés et indépendants dont les rapports sont régis par des
systèmes de règles » [Gilligan, 2008, pp. 49 et sq., op. cit.].
Laugier Sandra, « Le care comme critique
et comme féminisme », Travail, genre et sociétés, 2011/2 (n° 26), p. 183-188.
DOI : 10.3917/tgs.026.0183.
La
plupart des articles de la revue font référence à un ouvrage paru en 1982 : In
a Different Voice : Psychological Theory and Women’s Development de
Carol Gilligan, qui théorise une
éthique du care. Dans la même veine,
il est souvent question de JoanTronto, qui pense que le care est humain et non pas proprement féminin.
À travers l’idée d’une
voix différente, il s’agit pour Gilligan de revendiquer une autre forme de
moralité. Mais elle montre finalement que cette voix est présente en chacun
bien qu’elle soit négligée parce qu’elle est d’abord, empiriquement, celle des
femmes, et concerne des activités qui, leur étant réservées en priorité, sont
perçues comme relevant du féminin ou de la féminité même quand elles sont
réalisées par des hommes. « Mon père est femme de ménage » écrit
ainsi de façon ironique mais significative Saphia Azzeddine. Les éthiques du care s’appuient sur une analyse des conditions
historiques qui ont favorisé une division du travail moral en vertu de laquelle
les activités de soin ont été socialement et moralement dévalorisées.
L’assignation historiquement attestée des femmes à la sphère domestique a
renforcé le rejet de ces activités et de ces préoccupations hors de la sphère
publique, valorisée par les hommes et ensuite également par les femmes
socialement avantagés. C’est alors l’ensemble des activités domestiques qui se
trouve subrepticement dévalorisé, car ne comportant pas dans ce cadre de
dimension proprement politique ni morale.
[…]
Or ce qui est subversif dans la perspective du care, c’est qu’elle refuse que les femmes (ou qui que ce soit) se
sacrifient aux intérêts et aux besoins des autres dans « l’indifférence
des privilégiés » (pour le dire dans les termes de Joan Tronto).
Paperman
Patricia, Molinier Pascale, « L'éthique du care comme pensée de l'égalité »,
Travail, genre et sociétés, 2011/2 (n° 26), p. 189-193. DOI :
10.3917/tgs.026.0189.
Pourtant, quand on y songe, le care,
c’est le pouvoir que l’on peut avoir sur la vie, sur sa vie mais aussi celle
des autres. C’est en cela qu’il est puissant, en tant que bio-pouvoir.
Le débat qui s’est
développé, depuis les années 1980, en philosophie sous le terme d’éthique du care a insisté tout d’abord sur la dimension genrée
de cette pratique et sur la revalorisation de qualités morales (comme
l’attention à l’autre) marginalisées par les théories libérales de la justice.
Par la suite, un glissement s’est opéré vers la dimension universelle du care et sa signification dans ce qui garantit, voire
définit, la vie humaine. Ainsi, la théorie soutenue par Joan Tronto met en avant la vulnérabilité comme
condition humaine, l’interdépendance comme situation commune, partagée par
tous, mais non reconnue par certains (les privilégiés). Dans cette perspective,
le care n’est pas seulement un concept moral, il devient
un concept politique ; un concept traversé par une tension importante,
puisqu’il évoque à la fois l’une des activités essentielles à la préservation
de la vie humaine et une pratique soumise à des formes d’institutionnalisation,
à des processus sociaux fortement politisés.
[…]
Dans cette perspective, le care apparaît comme
le site privilégié d’un gouvernement de la vie. Cette approche a deux
implications importantes. En premier lieu, cela suppose de considérer le care en
tant que puissance – la « puissance des faibles » comme l’esquisse
Tronto dans son ouvrage de 1993 – et de prendre ainsi la mesure de son
potentiel en termes de critique sociale. En second lieu, cela permet de
rattacher son analyse à celle des nouvelles formes de gouvernementalité menée
par Michel Foucault et de nourrir ainsi la réflexion sur les stratégies de
résistance et les conditions d’un care démocratique.
La pertinence de
cette perspective d’un point de vue féministe est évidente. Les enjeux de genre
en effet apparaissent cruciaux dans ces deux dimensions. En premier lieu, si le care est
un pouvoir sur la vie, il est principalement attribué, « consenti »
aux femmes dans son exercice, tout en restant largement gouverné par les hommes.
[…]
Le care et
les trois dimensions de la vie
À l’instar d’autres rapports sociaux,
les identités et rapports de genre se construisent à l’articulation de trois
formes de vie, que nous nommerons la « vie incarnée », la « vie
en soi » et la « vie vécue ». À travers le care, ces
trois dimensions de la vie sont l’objet d’un biopouvoir.
La première dimension renvoie aux aspects physiologiques de l’existence, à l’alimentation,
aux soins médicaux des causes de la dépendance ou encore aux appareillages, aux
techniques qui peuvent traiter ou suppléer les défaillances du corps, des
organes, des cellules. Le soin s’adresse ici à une vie incarnée, qu’il s’agit
de maintenir dans ses fonctionnalités. On sait que ce type de soin est
majoritairement prodigué par des femmes, d’autant plus s’il ne relève pas d’une
médicalisation de pointe. Par ailleurs, même une biologisation du vivant
n’implique pas forcément le développement d’une éthique égalitaire.
La deuxième dimension est celle de la vie en soi (life itself),
pour reprendre l’expression de Nikolas Rose, qui revient à la délimitation des
frontières du vivant et, plus fondamentalement, aux processus de définition du
sens de la vie. Quand commence une vie (à la conception, à la naissance) ?
Quand se termine-t-elle (peut-on parler de « vie » pour une personne
gravement atteinte de démence ou très lourdement handicapée) ? À l’instar
de la vie incarnée, la vie en soi s’inscrit dans un rapport à la dépendance et
au soin largement structuré par des rapports de genre. Si ceux-ci sont
aujourd’hui apparents dans des cas comme la régulation de l’avortement, les
contours de la fin de la vie font probablement aussi l’objet de rapports de
pouvoir genrés, moins étudiés.
La dernière dimension est celle de la vie vécue, à savoir, pour reprendre
la discussion conduite par Hannah Arendt (vita activa), de son
inscription dans un ensemble de relations et dans un parcours légitime. Le champ du care contribue
ici à façonner la vie dans son contenu et dans la façon dont les hommes ou les
femmes en font l’expérience quotidienne. À titre d’exemple, une vie de femme
qui fait l’impasse sur la maternité peine à être reconnue comme une vie
accomplie. Nos précédents travaux ont ainsi montré que dans le même pays – en
l’occurrence la Suisse –, des politiques du care pouvaient
être porteuses, localement, de définitions de la vie vécue très différentes,
notamment en ce qui concerne la tension entre sphère privée et sphère publique,
mais aussi le rapport à l’autonomie ou à la dépendance. Par ailleurs, ces types
de vie sont clairement associés à des catégories de personnes spécifiques.
L’âge, le revenu, mais aussi le genre représentent ici les principales clés
d’attribution. De ce point de vue, les défaillances de prestations publiques,
en nature ou en cash, renvoient les individus à des rôles sociaux,
souvent déterminés par les constructions sociales de leur parcours de vie. En
clair, les femmes – qu’elles soient jeunes mères ou grands-mères, épouses ou
belles-filles – se trouvent confrontées « tout naturellement » aux
tâches de soin.
[…]
Du point de vue du contenu et de la valeur
de la vie, les profils des vies masculines restent
plus fréquemment situés « dans le monde », celui de la
politique, de l’exercice des droits, de l’investissement du monde
professionnel, de la maîtrise de son destin personnel. Ces valeurs se reflètent
dans les attentes sociales vis-à-vis d’une situation de handicap à l’âge
adulte. Les femmes, dont le contenu des vies reste, y compris dans l’emploi,
prioritairement assigné à la sphère domestique et dont la majorité sociale et
politique ne va pas toujours de soi, ne bénéficient pas forcément de privilèges
semblables, notamment en terme de liberté de choix. De fait, les parcours de
vie deviennent l’un des enjeux clés des débats dans le domaine des politiques
de l’emploi et des politiques sociales (éducation, revenu, politique familiale,
etc.).
Giraud Olivier, Lucas Barbara,
« Le care comme
biopouvoir », Travail, genre
et sociétés, 2011/2 (n° 26), p. 205-210. DOI : 10.3917/tgs.026.0205.
J’aimerais bien éprouver, un jour, le plaisir qu’on take care de moi. Être l’objet d’attention (je t’ai parlé de mon fantasme du bain ? Ou de celui d’être nourrie ? Non ? Non, c’est sûr, j’ose pas, ce serait tellement subversif…)
Parce que moi aussi j’ai besoin de café, d’amour et d’un sens à ma
vie.
Commentaires
Enregistrer un commentaire