Les mots et les femmes - Marina Yaguello
Voici l'extrait d'un petit livre d'une linguiste que
je connaissais pour son excellent Alice au pays du langage, et à qui je
viens de découvrir son versant féministe... Pratiquement seule parmi les
théoriciens à dire JE dans ses ouvrages (ce qui est fortement déconseillé
lorsque l'on veut donner une impression de rigueur), elle envisage la condition
de la femme sous l'angle linguistique... C'est savoureux, et j'aurais aimé
vous en mettre plus, mais je me contenterais de ce qui m'a le plus
marquée, et appris, surtout.
Je signale au lecteur que l'ouvrage commence à dater
(1982), et que depuis sa sortie, les femmes ont bénéficié de quelques
avancées... C'est d'autant plus intéressant que l'on voit par où nous sommes
passées ! Évidemment, en tant qu'homme, vous pourrez vous insurger, et ne pas
lire. je vous le conseille tout de même, c'est plein de bon sens, et surtout
plus objectif qu'une vindicte féministe qui analyserait les rapports sociaux...
Bonne lecture !
Marina Yaguello
Petite Bibliothèque Payot
« Maman ou putain, la femme est de toute façon définie par des qualités
physiques (elle est belle ou moche, blonde ou rousse) et morales (c’est une
sainte, ou une teigne, un poison). Dans les deux cas, c’est le pôle négatif qui
est le mieux représenté. Ce qu’illustre fort bien cette citation des Pasquier
de Georges Duhamel :
« En
argot, il y a 100 mots [pour désigner les femmes] et, ce qu’il y a de plus
chic, c’est que tous ces mots d’argot ne sont pas synonymes. Fichtre non !
Margot la piquée, par exemple, était exactement ce que j’appelle un choléra. Un choléra,
c’est une petite femme brune, pas très soignée de sa personne, avec des ongles
en deuil, et maigre, surtout maigre à montrer les os des hanches et les côtes
et tout le bazar. La même personne qui serait grasse, on l’appellerait un
boudin. Si, par hasard, elle est plus grande, pas très grasse et mal
peignée, c’est un raquin qu’il faut dire. La taille au-dessus, encore,
avec un brin de fesse et le tout à l’avenant, alors ça devient très bath et
c’est proprement une gonzesse. Et si la gonzesse est vraiment
maousse, houlpète, à l’arnache, autrement dit, alors c’est une
ménesse, quelque chose de tout à fait bien, l’article vraiment supérieur.
Une ménesse qui prend de la bouteille, ça tourne vite en rombière,
surtout si l’encolure commence à gagner en largeur. Et quand une rombière engraisse
en gardant de la fermeté, c’est déjà presque une pétasse. Mais malheur,
si ça ramollit, nous tombons dans la poufiasse, horreur, et dans la
grognasse, et on ne sait plus où l’on va ! »
[…]
L’amalgame
entre la femme et la putain, on le voit, est presque total. Il y a osmose
permanente entre les deux concepts. On peut donc poser comme règle
générale : tout mot dont le référent est de sexe féminin (si innocent, si
prestigieux, si favorable soit-il) peut servir à désigner une prostituée.
Inversement, tout synonyme de putain peut s’appliquer à la femme en général (nana,
bonne femme, souris, rombière, etc. ont désignés à l’origine une
prostituée). La femme n’est jamais qu’une putain en puissance.
Voilà pour
l’aspect qualitatif de la question. Reste l’aspect quantitatif. Je n’ai cité
ici qu’un échantillonnage réduit du corpus réunit par Guiraud (environ 600
mots), qui n’est lui-même pas exhaustif. (Les mots désignant les hommes sont,
eux, très peu nombreux, 4 ou 5 dans les dictionnaires analogiques et des
synonymes, 36 chez Guiraud) L’extraordinaire abondance de ce vocabulaire
appelle une explication.
« Dans
une communauté de langue, le degré de différenciation lexicale d’un champ
référentiel augmente avec l’importance de ce champ pour la communauté »
(Brown et
Ford, 1961)
Selon ce
principe, la femme serait donc nommée de façon d’autant plus diverse que sa
place est plus importante dans la société. Ce que confirme Brunot :
« L’exemple
le plus varié [d’expressions caractéristiques] est peut-être celui des noms
donnés à la femme par les poètes qui l’ont chantée, d’une part, et par les
hommes qui ont eu à se plaindre d’elle, d’autre part. Toutes les passions,
l’amour, la jalousie, l’adoration et la haine, l’expérience aussi, avec ses
constatations et ses jugements, s’unissent pour donner au nom officiel d’épouse d’innombrables variantes,
depuis l’ange jusqu’à la misérable. L’art, la mythologie, le ciel
des chrétiens, le genre animal, les végétaux du jardin et les lianes de la
libre nature, fournissent à la pensée abstraite et raisonnable, et surtout au
sentiment, les moyens de ne pas abuser de trésor ou de monstre,
et d’admirer ou d’injurier sans danger de se répéter. »
Or, ce
vocabulaire est 1) de création essentiellement masculine, 2) essentiellement
péjoratif. Il faut donc penser que la femme occupe plus de place dans la vie,
l’esprit et le cœur des hommes que ceci ne le désireraient. Un américain s’est
amusé à calculer que le nom du Diable battait tous les records de synonymie. Il
semble que la femme lui fasse concurrence.
D’autre
part, on a vu que cette multiplicité d’appellations situait avant tout la femme
comme objet sexuel. C’est donc dans le contexte plus large du vocabulaire de la
sexualité qu’il convient de replacer la femme. Guiraud souligne
l’extraordinaire richesse de la synonymie dans ce domaine, primordial dans
l’expérience humaine. Il recense 7000 mots pour couvrir 50 concepts, dont plus
de 500 pour la femme, plus de 800 pour le sexe de la femme, 550 pour le pénis,
plus de 1300 pour désigner le coït (on en dénombre autant, sinon plus, en
anglais, et c’est sans doute une constante des langues). On a là l’illustration
parfaite du principe énoncé par Brown et Ford.
Comme on l’a
vu, cette richesse lexicale repose en grande partie sur l’euphémisme ou la peur
des mots qui participent d’un désir d’éliminer ce qu’on craint en évitant de le
nommer ou en le péjorant par l’emploi de l’antiphrase et de la métaphore.
Ainsi, dans le domaine de l’érotisme et de la prostitution, la femme, objet
indispensable et désiré, est en même temps niée.
« Refuser
d’appeler les choses par leur nom, note Robert Edouard, c’est élargir la place
que tiennent ces choses dans le langage ». « 70 termes pour désigner
le sexe de la femme, pour éviter de l’appeler par son nom. On multiplie par 70 le
risque de les voir proférer puisqu’il s’agit d’euphémismes et de
métaphores » [Guiraud, lui, en dénombre 825]. Or, si les mots qui
désignent le sexe de la femme sont très nombreux, ils sont très peu
différenciés. Le con est un terme générique qui recouvre tout l’appareil
génital féminin, sans distinctions ni nuances.
« À ce
propos, il est bon de relever… que cette représentation de la sexualité et le
langage qui en découle, est […] d’origine entièrement masculine. Ces images et
ces mots reflètent une expérience qui, à de très rares exceptions près, est
vécue et traduite uniquement par les hommes […] Il est frappant de constater
que ce langage, si l’on en juge au nombre des mots, des image et à leur
pertinence et leur originalité, est très pauvre et souvent inadéquat quant à la
description de la sexualité féminine dont nous commençons pourtant à soupçonner
qu’elle est psychologiquement et physiologiquement plus riche que celle de
l’homme. Et cette carence du langage est une véritable castration qui empêche
et qui interdit à la femme, non seulement de connaître clairement sa propre
sexualité, mais de la vivre et de l’assumer. Et les conséquences en sont bien
plus considérables encore dans la mesure où la sexualité – et la sexualité
masculine – constitue la métaphore fondamentale à travers laquelle nous
imaginons et nous représentons toute réalité psychique : mentale,
affective, libidinale ».
(Voir aussi
à ce sujet le symbolisme qui tend à lier genre et sexe)
Le sexe
masculin, en revanche, est nettement différencié (550 mots pour le pénis,
environ 80 pour les testicules). Quel contraste, là encore, entre les formes
hypocoristiques, louangeuses, qui désignent le sexe masculin et les formes
injurieuses, ordurières, appliquées au sexe féminin.
La femme se
réduit pour l’homme à un produit à consommer. L’importance de ce produit se
signale par la multiplicité de ses appellations. Le sexe de la femme n’est que
le lieu de la consommation de ce plaisir. Il se réduit donc à un con,
c’est-à-dire, toujours selon Miller, à rien. Sa spécificité, sa diversité, est
niée. Du même coup c’est la sexualité féminine qui est niée.
Ce que
confirment les noms de l’orgasme. Guiraud en dénombre 50 qui désignent
l’orgasme masculin, 9 seulement pour les femmes. Le vocabulaire érotique
souligne ainsi le contraste entre la femme passive et l’homme actif. Sur 1300
synonymes de coït, environ 80 le définissent du point de vue féminin. Et
encore, tous ces mots ont-ils un sens passif. Tout est fait pour souligner
l’opposition des pôles : actif/passif, fort/faible, négatif/positif, alors
qu’il faudrait favoriser la synthèse harmonieuse des principes contraires.
La plupart
des synonymes de baiser et de coït, de référence et d’utilisation
purement masculines, ont un sens hostile, agressif. L’idée de lutte et
d’attaque y est centrale. Corrélativement, le pénis est vu comme une arme ou un
outil. Ce que manifeste, de tous temps, le folklore sexuel. Le bon baiseur
est valorisé par sa vaillance et son ardeur au « combat ». « La bonne
baiseuse est plutôt une femme experte… c’est une bonne élève qui a été
bien instruite par son maître dont elle a retenu les leçons »
Rien
d’étonnant alors à ce que le verbe baiser ait une construction
différente pour les hommes et pour les femmes. Un homme baise une femme
(transitif), la femme se fait baiser. À la rigueur, elle baise avec, ou
elle baise tout court (constructions intransitives).
[…]
« On
voit combien tout se tient dans ce système en particulier l’extrême
dévalorisation de la femme ; son « aliénation » est une
conséquence de sa « passivité ». Elle-même découle de la métaphore
fondamentale qui, au sein du système linguistique, fait du coït la forme
exemplaire de l’action. »
(Guiraud)
« La
jeune fille apparaît comme absolument passive ; elle est mariée, donnée en
mariage par ses parents. Les garçons SE marient, ils prennent femme. »
(Beauvoir)
[…]
Est con,
littéralement, celui qui se fait baiser, qui se trouve dans une situation
passive. Ainsi, la femme n’est pas seulement dénigrée, insultée, diminuée, en
tant que femme, elle l’est encore à travers ses organes sexuels qui sont
systématiquement décrits comme sales, moches, honteux, passifs, etc.
[…]
La femme
n’est qu’un con ou qu’un cul ; au-delà et métaphoriquement, la femme et
son sexe deviennent des insultes, et surtout pour injurier les hommes. Fait
remarquable dans un système linguistique où les formes du masculin sont
considérées, grammaticalement et sémantiquement, comme primaire, dans le
domaine de l’injure, c’est bien souvent le féminin qui sert de forme de base.
Non seulement un grand nombre d’injures ayant pour référent la femme ou le sexe
féminin sont applicables aux hommes, mais, de plus, le GENRE féminin sert à la
formation de nombreuses injures sans renvoyer pour autant à la femme. Ainsi,
les finales –ouilles : andouille, fripouille, nouille ; en –aille :
canaille, flicaille ; en –ure : roulure, ordure,
sont-elles particulièrement productives.
Les injures
à caractère sexuel signalent le mépris de la femme, mais, plus profondément,
elles sont dues à la PEUR de la femme, ou plutôt peur de l’impuissance, dont la
femme est juge et témoin ; d’où la nécessité pour l’homme d’attaquer le
premier. La femme n’est qu’une pute, ou alors elle est frigide,
ou encore mal-baisée, ce qui constitue l’injure suprême, surtout envers
les féministes ou celles qui osent remettre en cause l’ordre sexuel
phallocratique. C’est un fait bien connu qu’une femme qui dépose une plainte
pour viol est automatiquement traitée de putain ou autre terme semblable. En
effet, si elle excite le désir de l’homme, c’est qu’elle veut bien se vendre ou
se laisser prendre. On ne peut à la fois avoir l’aspect de la marchandise et
refuser de se vendre. »
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