Lorelei


[Lorelei]

« RRRgnnn, hou….arrgggggnnnn ! »
La salière, la bouteille d’eau, les dessous de plats tombent les uns après les autres de la table de la cuisine : c’est ça que j’aime chez David, il est aussi sourd et aveugle à son environnement qu’un marteau-piqueur. Seulement, avec lui, c’est toujours trop court. Dans le salon, un jingle annonce la fin de la publicité, donc du coït qui nous occupe depuis deux minutes. Il termine, se rhabille, les yeux déjà happés par le petit écran.


Heureusement, ce soir le film est tellement chiant que je devrais avoir mon lot de consolation. Avant de dormir, mon mec se berce avec des histoires qui le rassurent, ce qui est la programmation vespérale de la plupart des six cents chaînes satellites que nous nous offrons. Ce soir, un gars à qui il n’arrive que des misères s’en sort très bien, sauve le monde et baise enfin sa petite copine.

Bingo, la bête s’endort dans le canapé au bout de vingt minutes, juste quand le héros, plombier de son état, prend les commandes d’un escadron d’avions de chasse.
Direction l’étage du dessus.
Je prends l’ascenseur, des fois qu’il s’y trouve quelqu’un.
Mais il n’y a personne, ils doivent tous être devant la télé. En appuyant sur le bouton du neuvième, je me regarde dans le miroir qui occupe le fond de l’habitacle. Ça se voit que je viens de me faire baiser et aussi que je vais baiser. Le doré de mes cheveux est vaporeux, j’ai des plis sous les yeux et ma tenue laisse à désirer. Mon sourire dévore mon visage. J’ai de belles dents, vraiment.

Je frappe trois coups, un silence, deux coups. Il sait que c’est moi, quand il ouvre il est déjà à poil, au garde-à-vous.
- Il est bidon le film ce soir, hein ? me clindoeilllise-t-il, nonchalamment appuyé sur le chambranle de la porte.
Pas le temps de faire de l’esprit, je travaille tôt demain. Je referme la porte, il n’y a qu’à faire ça ici. Il soulève ma jupe froissée, me soulève de terre sous les fesses en me plaquant contre le battant et commence à me besogner sans attendre. Ça fait vibrer le heurtoir en fausse fonte de l’autre côté, ça fait un boucan du diable dans tout l’étage. J’adore.

Cinq minutes plus tard, c’est l’heure d’aller se coucher. En chemin, je croise la porte de l’appartement 91, légèrement entrebâillée. Je lui lance un doigt, ça lui apprendra la vie.

[David]

- Lorelei, c’est l’heure.
- Nan, chuis fatiguée…
- T’as encore regardé le film jusqu’à la fin, c’est ça ? Je t’ai déjà dit que ça vous fatiguait de réfléchir….
- Oui mon chaton.
- Dépêche-toi, tu vas être en retard !
Une vraie feignasse celle-là, juste bonne à se faire…
- Qu’est-ce que tu marmonnes, canard ?
- Rien, rien, lève-toi.
Comme d’habitude, il lui faut trois plombes pour sortir du pieu, puis une demi-heure pour se ravaler la façade. Pour qui elle fait tout ça, je me le demande, je déteste cette couleur de rouge à lèvres.
- Tu marmonnes chéri !
- Bouge-toi, t’as vu l’heure ?
- Je suis debout.
Pas trop tôt. Elle trimballe ses mamelles dans l’appartement, ça me donne envie de la fumer. Elle me sourit :
- Ben vas-y, te gêne pas.
- Quoi, j’ai rien dit.
- Si tu as dit que je tu me fumerais bien…
- Possible… Et toi, t’as pas envie de fumer ? »

[Amélie]

- Il est fou de faire des travaux à une heure pareille le voisin ! T’as entendu le boucan qu’il a fait cette nuit ?
- Des travaux ? Ben tiens.
- Tu voudrais que ce soit quoi ?
Selo suspend le mouvement qu’il était en train de faire, la tartine dégoulinante à mi-chemin entre sa bouche et le bol, pour me regarder d’un air étonné à la perfection. Il me tue ce mec. Allez, je lui dis :
- Ta chère belle-sœur.
Il reprend son activité gustative après avoir levé les yeux au ciel.
- J’oubliais. L’éternelle rengaine. À chaque fois que tu soupçonnes une affaire de cul dans le quartier, ta sœur est derrière. On le saura.
- Dis plutôt devant…. Tu crois peut-être que c’est un ange ?
- Lorelei est une fille formidable.
- Mais oui, elle ne pense qu’à son cul, si c’est pas formidable ça !
- Admettons ; dans ce cas, mon frangin est tout à fait capable de la contenter… Arrête ton char… Et arrête de t’empiffrer, je n’ai jamais vu personne s’enfiler autant de croissants au beurre à cette vitesse !
- Mais oui, je suis une grosse vache et tout ce que je sais m’enfiler, ce sont des croissants ! Lâche-moi !
- Mais ! Je n’ai jamais dit ça ! Pourquoi tu remets ça sur le tapis ?
- Et toi, pourquoi tu parles de tapis ? C’est une histoire ancienne ! Arrête de me harceler sans cesse avec ça !
- Mais ! Mais ! Je ne… c’est toi qui…. Bon, j’en ai marre là, Amélie, je ne te suis plus. Ciao, bonne journée ma chérie.
Il prend ses clés, son manteau et sort avec la tête du mec dépassé par les évènements. Il ne lui faut pas grand chose pour être déstabilisé…. j’adore. En attendant ma cochonne, ne t’imagines pas que tout va bien se passer pour toi !

[Selo]

Mais qu’est-ce qu’elle a aujourd’hui ? Elle se couche tard, elle est hargneuse dès le matin... Bon, c’est vrai, le voisin a été bruyant, mais j’ai pu dormir moi, ça n’a pas duré longtemps ! Et cette manie d’accuser sa soeur dès qu’il se passe quelque chose de bizarre. Démarre, bagnole de mes deux ! C’est bien. Elles ne peuvent pas se sentir ces deux-là… enfin Amélie surtout. Je ne crois pas avoir jamais entendu Lorelei se plaindre de sa sœur. Mince, je parle tout seul là ? Le médecin a dit… non, chut. Respire. Clignotant… pousse-toi connard ! Le docteur a dit : me maîtriser. Ne pas s’emporter. Self-control. Tu la bouges ta tire oui ? Cool, Selo, cool, ça y est, il l’a bougée… Je suis bien. Tout va bien. Mais quand même, Amélie, va falloir qu’on discute. Elle est hyper jalouse en fait … un traumatisme dans la petite enfance, c’est sûr. C’est ce que dirait le docteur…. Perte de confiance, défense par l’attaque, hystérie, classique. Selo, pense pas tout haut…. le docteur a dit : ça sert à rien de se poser des questions… Tu vas encore être recouvert de boutons…. On se calme. Tout va s’arranger, il suffit de se montrer plus affectueux avec elle pour qu’elle reprenne confiance, comme le docteur a toujours dit. Tais-toi Selo. Interminable ce feu rouge.

[Lorelei]
 
J’adore le boulot de secrétaire ! On a une jupe courte, un chemisier blanc décolleté et pas de petite culotte. Enfin, je ne sais pas pour les autres secrétaires... Nos bureaux sont en plein centre-ville. On a une vue d’enfer quand on s’accoude à la fenêtre. De là, on voit toute la ville, ses artères, ses gens pressés, ses banlieues….On voit même notre quartier, tout là-bas, bleuit par la distance. On est bien là, le radiateur me souffle de l’air chaud entre les seins, ma bouche exhale du plaisir en gouttelettes sur la vitre froide. M. Kramer est un homme bien comme il faut, rapide, discret, courtois. Lui aussi apprécie la vue. Après cette mise en forme, il remonte son pantalon, je redescends ma jupe et zou, au boulot.
Je m’avale le budget du mois prochain, me tape le compte-rendu du dernier CA avant de finir par un petit coup de commandes de matériaux. Après ça… éventuellement… j’irais faire un tour sur le chantier.

[David]

- Salut Selo, bien dormi ?
- Salut David. Bof. T’as pas entendu le voisin cette nuit ? Amélie était hors d’elle.
- On n'a rien entendu. Tu sais, moi, à dix heures, je m’éteins. Pareil pour Lor, j’crois pas que son cerveau ait autant d’autonomie !
- Très drôle. Elle est arrivée ?
- Ouais, ouais, elle est déjà au travail. À nous.

[Amélie]

C’est ça grognasse, remballe tes miches. Tu me fais honte, tu te fais prendre par tout ce qui porte cravate, ça me gave ! En attendant, ces jumelles auront été un excellent investissement, maintenant, j’ai la preuve de ce que j’ai toujours su. Tu vas me le payer ! David est peut-être un butor, mais il est tout à fait capable de comprendre les enjeux de l’équation « nympho en liberté + hommes à volonté = cocu ». Où sont mes clés ? Chiotte, il a pris la BM ! Pourquoi c’est toujours moi qui me tape cette merde de R19 ?
Tu perds rien pour attendre, pute !
Allez, Démarre !

[Selo]

- Salut Lor, tu as fini le compte-rendu ?
- Salut chef. Oui, j’ai les commandes et le budget avec moi, je vous donne tout ?
- Pose ça dans la voiture. Je te remercie.
- Vous faites quoi, là ?
- Installation électrique. Finalement, on n’attaque pas l’isolation avant deux bonnes semaines. Note ça dans mon agenda et prépare la commande.
- Oui chef ! Je peux visiter ?
- Vas-y, mais fais attention. Mets un casque.
- J’adore cette ambiance de fourmilière, l’odeur du béton….
- Prends ce casque, je te dis. On se voit à midi, le banquier m’a encore appelé. N’oublie pas non plus les dossiers : dans la voiture.
- Ne vous inquiétez pas, à tout à l’heure chef.

[Lorelei]

« Eeeeeh ben ma grande, qu’est-ce que tu fais là ? On est perdue ?
- Oui, mon minet, tu me manquais….
- Attends, viens par là, je vais t’arranger ça.
- Ton pantalon est couvert de plâtre David, ma jupe !
- T’inquiète, je gère…
Tu parles que tu gères… rien ne t’excite si ça ne fait pas des tâches partout. Il m’affale sur un tas de sac de ciment, et en quelques soubresauts, il me déverse un flot de foutre entre les jambes.
- Et voilà la belle… ça va mieux ?
- Tellement mieux ! Merci mon amour….
- T’as déjà fini pour ce matin ? Tu es venu voir ta soeur ?
- Quoi ma sœur ?
- Je sais pas, elle traînait par là tout à l’heure. Vous devriez faire plus attention les filles, c’est un chantier ici, les hommes bossent. Je lui ai dit que j’avais pas le temps de papoter, elle a dû aller bouder par là. Allez, maintenant, bouge de là !
Je m’éloigne, avec l’intention de me perdre encore une fois.
C’est bien la première fois qu’Amélie met les pieds sur un chantier. À tous les coups c’est pour me surveiller, elle est bien abominable avec moi ces temps-ci. Il faudrait qu’elle se retire le gros balai-brosse qu’elle a dans le cul.

Hmmmm… Cette sueur, cette poussière, ces muscles sales et tendus…. Sur un chantier, on repère vite les meilleurs : épaules larges, mains calleuses, jambes arquées. Celui-ci est un spécimen particulièrement beau. Un point en plus s’il crache par terre.

Bingo !

- Excusez-moi monsieur, vous pourriez m’aider s’il vous plait ?
- Avec plaisir mamzelle ! Vous avez un problème ?
- Venez voir ce que j’ai trouvé. Suivez-moi, il n’y en a que pour quelques minutes.
Bon vite, une vitre, un radiateur ? Mince, il n’y a même pas encore de fenêtres ! Basta, ici c’est impeccable : l’emplacement d’une future baie vitrée, avec un rebord très en adéquation avec la situation et personne dans les parages. Je me penche jusqu’à ce que mes coudes touchent le rebord en béton, jambes bien tendues, talons aiguilles et mollets au garde-à-vous. En passant la tête à travers l’ouverture, je dis :
- Vous avez vu ? C’est du travail de sagouin tout ça.
Ça ne peut pas le laisser indifférent. Dans mon dos, je sens qu’il regarde de tous côtés.
Il comprend vite, c’est bien. Les ouvriers en bâtiment, de vrais bosseurs !

[David]

« David, eh, David, viens voir ! Deux minutes s’il te plait.
- Quoi encore ? Amélie, je travaille, j’ai vraiment pas le temps d’écouter tes histoires de bonnes femmes !
- C’est important je te dis ! Viens voir !
- Amélie, tu me cours, là. Alors bouge.
- David, merde, c’est à propos de Lorelei. Je crois qu’elle fait des choses louches avec les gars du quartier.
- Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que t’entends par « des choses louches » ? Comment ça Lorelei ? De quels gars tu parles ?
- Viens voir. Laisse ta truelle deux secondes tu veux ? Ils sont au second, au fond du couloir.
- Qui ça « ils » ?

[Amélie]

L’heure de la vengeance a sonné.

- Vous voyez, c’est de la qualité nettement inférieure à côté de cette plaque de fibres-ci ! Elle menace d’effriter le pan de mur entier ! Il faudrait voir à faire quelque chose et vite !
- Euh… oui mamzelle, vous avez entièrement raison.
L’ouvrier a le temps de remonter sa braguette avant que David ne débarque, furieux. L’autre truie a déjà redescendu sa jupe.
- Qu’est-ce que tu fais chérie ?

Il bave à moitié, il est a deux doigts de cogner tout ce qui bouge.
- Ah, David, mon colibri, tu tombes bien, j’étais en train d’expliquer à ce type que son travail est pitoyable. Regarde-moi ça, ça ne tiendra jamais ! Je n’ai pas raison ? Pourquoi t’es tout rouge ?
Ça le calme d’un coup. Il se croit tellement fort qu’être trompé est pour lui du domaine de la probabilité très infime. Un vrai bulot.
- Rien chérie. Je me demandais…. si tu avais bien pris un casque. Mais je constate que tu es déjà un parfait ouvrier en bâtiment, c’est bien !
- Mais tu m’as vue il y a deux minutes mon poussin, et j’en avais un !
- Deux minutes ? c’est pas beaucoup ça. Bien… Bon, Amélie, faut que tu me laisses bosser là. Et tenez-vous tranquille ! »

[Selo]

- Tiens, tu es là toi ?
- Ça te pose un problème ?
- Mais arrête d’être agressive ! Je ne t’ai rien fait ! Je voulais seulement savoir quel honneur nous valait ta visite.
- C’est bien dit ! Je te dis merde Selo.
- Ah bon, tu es venu jusqu’ici pour me dire merde ? Qu’est-ce que je dois comprendre ?
- Rien Selo, tu ne comprends rien. A ce soir mon amour.
- Excuse-moi de te dire ça, mais ce que tu as fumé était périmé Amélie. Tu tripes mal.
Elle me regarde avec ses yeux qui tuent. Ce sont ses yeux qui m’ont convaincue que cette femme était celle de ma vie, ses rondeurs aussi, mais ses yeux surtout. Francs et impitoyables. Sauf que ces temps-ci, ils sont surtout impitoyables. Il faut faire quelque chose, je sens l’hypertension qui me revient…
- Écoute Amélie, tu as besoin de parler. Tu ne vas pas bien et je dois savoir ce qui ne va pas pour pouvoir t’aider.
- Parler de quoi Selo ? Depuis des mois que je te serine, que voudrais-tu que je te dise d’autre que ce que je t’ai toujours dit ?
- Si tu veux parler de ta sœur…
- Évidemment que je parle d’elle ! Et si tu dis que tu ne vois pas où est le problème, je te gifle !
Il s’agit de choisir mes mots avec précaution alors…
- Bon, euh, viens par là, on sera au calme. Assied-toi là-dessus, ne t’inquiètes pas, c’est propre. Bon, ma chérie, voilà… je dois t’avouer… que je crois… que quelque chose… m’a bel et bien échappé, oui. Explique-moi plus clairement que d’habitude, d’accord ?
Ses cheveux se dressent de courroux, le seul état où ils ne sont pas raplapla.
- Ouvre les yeux Selo ! Elle me nargue, tout le temps… Et jupe ras-la-frange par ci, string en cuir par là, et que je me mets dans la bouche tout ce qui me passe dans la main… Elle me provoque. Tout ça, elle le fait pour me prouver que je suis une moins que rien ! Arrête de me regarder comme ça, on dirait un têtard et tu vas t’en prendre une !
- Excuse-moi ma chérie, je suis surpris, c’est tout.
- Tu ne me crois pas, c’est ça ?
- Si, bien sûr. Mais je ne vois pas en quoi cette attitude te concerne. David, à la limite… Mais toi, je ne vois pas pourquoi elle voudrait te nuire… Ni pourquoi, si elle le veut effectivement, elle s’y prend de cette façon….
- Elle me déteste. Depuis qu’elle est née, cette peste me pourrit la vie ! Elle fait tout ce que je ne peux pas faire, depuis le début. Tu me crois si je te dis qu’elle met du 36 avec du 90C ? Elle s’est faite dépucelée à douze ans. Ne fronce pas un sourcil, je l’ai vue ! Elle essaie de se cacher de moi, mais je l’ai toujours eu à l’oeil !
- Quoi ? Tu l’espionnes ? Et tu t’étonnes qu’elle se cache ?
- Tu trouves normal qu’elle trompe ton frangin ?
- Non, enfin, je sais pas, ça les regarde, David, lui, ne se gêne pas…
- Pourquoi tu dis « lui », comme s’il était le seul à tromper l’autre ? Je te dis qu’elle se fait prendre par tout ce qui passe !
- D’accord, d’accord, j’ai compris… Ce n’est pas une raison pour te mettre dans cet état. Ça ne te concerne pas. Mais si elle essaie vraiment de te déstabiliser, tu fais ce qu’elle attend de toi en te mettant dans cet état. Tu sais, le docteur fait un excellent travail, si tu veux je lui…
- Va te faire voir Selo, et je suis polie. Ton docteur ne peut pas m’empêcher de détester ma soeur, même moi je n’y peux rien…. Mais je suis d’accord avec toi, je ne vais plus y attacher d’importance. Elle ne le mérite pas. Tu as parfaitement raison. Je vais rentrer. À tout à l’heure chéri.

Là, elle est drôlement secouée… Lorelei nympho : on aura tout vu. Elle regarde toujours Candy, avec des cris émerveillés.

[Lorelei]

- Bien dormi, ma chatte ?
- Comme un ange… le film était encore bien nul hier soir, pas eu de mal à m’endormir…
- Ouaip…T’en veux un p’tit coup sous les ailes ?
- Vite fait alors. J’ai une tonne de boulot aujourd’hui
- T’inquiète pas pour ça, va… hop, tu vois, c’était vite fait, pas la peine de faire des manières….
- T’es un as ! Bon, j’y vais ma tendresse… tu te souviens qu’on sort ce soir ? On fête l’ouverture de je ne sais quelle boite de je ne sais quel ami de Selo.
- Merde, j’avais oublié… Je déteste danser…
- Bien sûr mon chéri. Je t’ai mis tes chaussettes sur le meuble de la salle de bain, et dépêche-toi, c’est toi qui vas être en retard aujourd’hui… À ce soir !

[David]

- C’est quoi cette histoire de brouette ?
- Rien, rien frérot… Tu ne fais pas danser ta copine ?
- Elle danse déjà. Tu n’as pas l’air d’être joyeuse Amélie… pour changer…. Ça va pas ?
- Impeccable. Je vais prendre un gros verre de pastis si ça ne gêne personne…
À l’entendre, elle a plutôt envie de tuer quelqu’un.
- Qu’est-ce qu’elle a ? Vous parliez de quoi dans une brouette ?
- Rien je te dis… Elle a mal dormi cette nuit, le voisin… bon, je vais allez danser, il faut que je décompresse là.
- Tu me laisses tout seul ? Je me fais chier comme un rat mort !
- Amélie revient dans deux secondes, ça devrait aller non ? À toute.

Pfff, mortelles ces soirées à deux balles…. j’ai jamais vu des boissons aussi peu alcoolisées être aussi chères ! Tiens, voilà la fouine à grosses mamelles qui revient avec son verre de pastis.
- Alors Amélie, quand est-ce que tu changes de lunettes ?

[Amélie]

- Va te faire foutre, vieux bouc.
- T’es drôlement nerveuse… J’aime bien les meufs qui m’insultent tu sais, ça m’excite….
- J’arrête tout de suite alors. Je suis calme ! Je me calme…. Tout ça ne me concerne pas.
- Tout ça quoi ?
- Rien.
- Attends ! C’est quand même pas encore cette histoire comme quoi ma copine se fait culbuter par un autre que moi ?
J’adore son air méfiant, ça lui donne presque une dimension intelligente.
- Hein ? Je ne sais pas où tu es allé chercher ça.
- Mouais, j’aime mieux ça, j’aime pas les fagots.
- Les ragots.
- C’est pareil.
- Désolée, c’est plus fort que moi… en fait, je la déteste tellement que je me sens obligée d’inventer des histoires sur elle… comme ça gratis… mais faut pas faire attention, ihihih, inhinhinh….
- C’est quoi ce rire ? Tu fais peur ma pauvre.
- Rien, j’ai dû me déplacer un nerf en soulevant une brouette tout à l’heure...
- C’était donc ça cette histoire de brouette !
- Eh oui… tu comprends vite… Bon, ne m’en veux pas, j’adore nos conversations, mais il est l’heure que j’aille pleurer avec hystérie dans les toilettes des filles.

Elle est où cette pouffe ? Comment voulez-vous que je reste calme si à chaque fois que je me pointe sur le chantier, je la surprends en plein coït au fond d’une brouette ? Elle ne recule devant rien ! Où tu es, grognasse ?

[Selo]

- Tu viens danser ma chérie ?
- Bien sûr mon amour !
- Oh, je vois que tu ne penses plus à ta sœur.
- Pas le moins du monde. C’est fini tout ça.
- Cool. En fait, je pense carrément que vous devriez faire la paix, toutes les deux.
- Ben tiens, arrête, je vais pleurer… Regarde-la, elle est au bar en train de minauder !
- Elle a le droit de rire quand même !
- Vachement bruyant comme rire, non ? On dirait un orgasme…
- Bon, arrête, ça suffit. Tu danses n’importe comment.
- Super. À beaucoup plus tard !

Paf, un point pour elle, encore. Marre. Tais-toi Selo.

[Lorelei]

- Eh bien chef, vous êtes tout seul, on vous a abandonné ?
- Amélie avait un peu chaud. Et toi, tu t’amuses bien ?
- Super ! Vous m’invitez à danser ? Ecoutez, c’est un paso-doble, plus personne ne sait danser ça !
- Euh, je ne te promets rien Lor’, je suis un peu fatigué là…

Mon pauvre Selo, ce n’est pas avec tes grands pieds que tu vas y arriver de toute façon, mais bon, tous les mecs qui savent danser sont partis se coucher.
 C’est vrai qu’il est petit, mais il gagne à être vu de près, finalement.
Mince, il ne danse pas si mal que ça le névrosé… Hop, chaloupe, chaloupe, tourne, droit devant… pas mal ! Comment il arrive à faire ça avec un corps pareil, allez savoir… Il m’épate là !
Et ça, qu’est-ce que c’est ? Non, ne me dites pas que… si, c’est un sourire ! D’habitude, il a plutôt une ride d’angoisse qui lui barre le front et les mâchoires aussi serrées que l’utérus d’Amélie !
 Il faut que j’arrête de le regarder, il va croire que je… Mais je sue ! J’ai les mains moites !
J’en peux plus.
- Excusez-moi, chef… mais il faut que j’aille au petit coin… m’attends pas… mais euh… dites à David que je reviens tout de suite.

Ouh, la honte, depuis quand je tutoie le patron ? Oh, allez, c’est mon beau-frère, quand même… Et j’ai dit « au petit coin » ? C’est nul !

- Alors connasse, on va aux chiottes se faire entretenir le conduit ? C’est qui ? Le petit serveur de tout à l’heure ?
- Amélie ! Tu m’as fait peur ! Qu’est-ce que tu racontes encore, sorcière ?
- Je vous laisse entre vous…
Mais qu’est-ce qu’elle raconte ?
- Hum, hum…
Je sursaute une nouvelle fois. C’est bien le serveur de tout à l’heure, qui m’a vue prendre la direction des toilettes et me laisse la priorité devant la porte, histoire d’avoir l’air galant jusqu’au dernier moment.
- Euh, excuse-moi, mais ça ne va pas être possible là… Mon euh… mon stérilet viens de se décrocher, il faut j’aille le remettre. Tu permets…
Il me permet, oui, de toute façon, ça fait deux secondes que ma conversation n’est plus intéressante et qu’il a tourné les talons, pour retourner derrière son bar en roulant des mécaniques. C’est un beau morceau que je viens de laisser passer.

[David]

- Ça va chérie, t’es sûre ?
- Oui, oui, pourquoi ?
- Ben… j’te parle et tu réponds pas, depuis dix minutes.
- Désolée mon sucre… j’ai dû boire une bouteille de trop…
- Mais je sais ce qu’il te faut moi ! Oh flûte ! La voiture vient de tomber en panne, en pleine nuit sur une route déserte !
- David, non, s’il te plait, j’ai mal à la tête, je n’ai pas envie de ça maintenant…. Je voudrais juste aller dormir.
Elle est très malade là ! Elle a jamais mal à la tête à ce point ! Ou alors c’est une blague…
- Je ne rigole pas David… Démarre. J’ai froid et j’ai sommeil, allez !

[Amélie]

« Ça va mieux, ma petite fleur ?
- Où ça une petite fleur ? Et pourquoi irait-elle « mieux » ?
- Je vois. Tu me passes le café s’il te plait ?
- Non.
- Merci chérie.
Il a sa tête toute gentille, celle que le docteur lui a dit d’avoir quand il va mal, celle que je déteste. Il s’est gratté toute la nuit : l’angoisse d’avoir une copine aussi barge que moi. Ça lui file des plaques énormes et squameuses… Tout rouge et tout flétri : un raisin sec géant qui gigote la nuit et vous regarde poliment le matin. Je vais le frapper. Ah tiens, il grimace : qu’est-ce que je disais, il essaie de me sourire, mais il est encore trop tôt pour ça, son visage se gondole, se plisse de travers, ça le fait carrément cligner des yeux. Il ouvre la bouche et tout se remet dans l’ordre :
- Amélie, j’ai réfléchi toute la nuit…
- J’ai remarqué.
- … et il faut qu’on parle, ce matin. Je sens que notre couple bat de l’aile et il faut qu’on réagisse. Je ne te comprends plus et tu es constamment agressive.
- Si je saisis ton propos, tout est de ma faute ?
- Non ma chérie… moi aussi je me sens coupable… de ne pas me mettre à ta place… et….de ne pas essayer de comprendre plus tes problèmes… je crois que je n’ai pas vu à quel point la situation avec ta soeur t’était difficile. J’avoue que j’ai minimisé le problème.
Sourire, réussi cette fois. Il est mignon mais il m’énerve.
- Tu as bien de la chance. J’ai beaucoup de mal à minimiser, moi.
- Tu ne dois pas te laisser crever à petit feu comme ça. Tu devrais avoir une vraie conversation avec elle, une bonne fois pour toute.
- Tu rêves. La voir me donne envie de gerber.
- Attends mon amour… si j’ai minimisé, c’est aussi parce que je pense que tu ne m’as pas dit toute la vérité… je ne comprends pas pourquoi tu es jalouse : tu n’es pas vieille fille que je sache. Et je te trouve très belle moi !
- Tu l’as dit très vite, non ?
- Arrête Amélie, nous devons cesser de communiquer avec tant de violence…
Brutalement, la pression infligée le submerge, il prend une face de constipé, la tête dans les épaules, sa phrase finit en sifflement de bouilloire. Voilà ce qui me fait jouir, moi !
- Va te faire ! Je suis comme ça, j’y peux rien. Son existence pourrit la mienne.
Il lève un doigt. Objection accordée.
- On pourrait déménager.
- Cette rognure me virerait de chez moi ? J’aimerais bien voir ça !
- Mais arrête, arrête de ne penser qu’en fonction d’elle ! C’était déjà saoulant avant, mais maintenant tu inventes des… Non, ma chérie, je ne voulais pas dire ça, je….
- Gros sac ! Je n’invente rien : c’est une pute à crédit !
Les gros mots, il ne supporte pas, il a peur que le père fouettard n’entre dans la cuisine au même moment.
- Et pas seulement une pute à crédit, une sacré vicelarde, une belle menteuse, une vraie manipulatrice ! Et toi, toi, tu me fais chier, voilà !
Une mine aussi désolée que dans Germinal.
- Enfin chérie, ça ne peut pas continuer comme ça, voyons ! Non ?
- Tu comptes me quitter ?
- Bien sûr que non !
- Alors ça va continuer. Hors de ma vue, têtard.

[Selo]

- Bonjour Lorelei.
- Bonjour chef.
- Ça va ?
- Ça va.
Polie, discrète… Non, ce n’est pas possible… Amélie est folle… Non, mais regardez-la : penchée sur son travail, tellement concentrée qu’elle ne lève pas la tête quand on la dérange. Patiente. Mesurée. Elle, une folle de la cuisse ?
- Je cherche le dossier Namato-Erins, tu ne l’aurais pas vu par hasard ?
- Euh… attendez, voyons… je ne sais pas… ah, si, peut-être là… non, ah tiens, euh… si tenez, le voilà.

Timide, respectueuse. Notez que je l’ai connue plus ordonnée.
- Oui, c’est ça. Merci. On se voit ce soir ?
- Comment ?
- Ben, ce soir, je ne sais pas… venez prendre le café tous les deux.
- Ah oui, tous les d… bien sûr David, suis-je bête ! J’ai cru que… mais non ! Enfin, si, oui, pas de problèmes ! Pour ce soir. Vers quelle heure, au fait ?
- Disons huit heures… Tu n’es pas passée sur le chantier aujourd’hui, tu as eu un problème ?
- Non, non, beaucoup de boulot, c’est tout.
- D’accord, je te laisse travailler, alors. À ce soir.
- Oui, à ce soir.

[Lorelei]

Ici, tout est propre, bien rangé, Amélie est une vraie maniaque… Ce n’est pas chez elle qu’on verra traîner une petite culotte derrière la porte d’entrée. On dirait même que les tasses dans lesquelles cette rosse nous sert le café viennent juste d’être déballées, flamboyantes de nouveauté.
Le canapé est confortable, soigneusement recouvert d’un plaid, pour pas qu’on le salisse. La télé reste allumée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il parait que Selo a peur du silence. Depuis qu’on est arrivés avec David, il y a quinze minutes, il a fait mille trucs, sans prononcer un mot : imprimé des commandes, pris sa douche, survolé la compta, envoyé des fax… Il sort parler aux voisins, rentre prendre des vêtements, ressort chercher un outil… Un vrai courant d’air. Pendant ce temps, Amélie et moi, nous nous entretuons des yeux. Elle pioche compulsivement dans un saladier de chips, tandis que David a définitivement posé ses yeux mous sur un téléfilm bruyant.
Enfin, à huit heures trente tapantes, Selo pose ses fesses, juste en face de moi. Le fauteuil a l’air tout particulièrement adapté à sa physionomie, une fois dedans, il occupe tout l’espace disponible. Il n’est pas gros, il a « forci » comme on dit quand les hommes passent la quarantaine.
- Bon, David. Chantier de Cousanve. Pas moyen de joindre leur architecte… On en est où ?
David ferme toujours les yeux pour réfléchir, ses idées doivent briller dans le noir. Mais en excellent ouvrier, il rattrape tous les détails nécessaires en moins de deux.
- Toujours au même point. L’eau n’est pas descendue d’un millimètre. Terrain de merde. Y’a probablement rien à faire, sauf des bureaux sur pilotis.
Ça fait rire David, mais plutôt chier Selo… Son créneau, c’est le béton, pas les paillotes.
Pendant que les mecs causent nappe phréatique, Amélie et moi continuons de nous défier visuellement. Ces yeux me traitent de garce. De rage, elle attrape des poignées de chips qu’elle réduit en poudre dans ses mains avant de les enfourner dans son énorme bouche.
De quoi avons-nous l’air à nous chamailler ainsi ?
- Tu as vérifié le permis de construire ?
Je sursaute, c’est à moi que Selo s’adresse. Mon regard cherche désespérément un endroit où se poser, c’est-à-dire n’importe où, sauf sur les yeux de mon interlocuteur. Ce grave problème m’empêche de réfléchir à une réponse appropriée, je dois d’abord comprendre de quoi il me parle. Dans leur fuite, mes yeux passent malencontreusement sur les yeux - de quelle couleur ? - de Selo. Je dois avoir l’air bête, parce qu’Amélie se met à rire, un rire de truie satisfaite de frotter sa couenne contre le tronc rugueux d’un arbre. C’est un son qu’elle n’émet qu’avec parcimonie, en de très rares occasions, en particulier quand elle me surprend à avoir l’air plus bête qu’elle. Tout le monde se tourne vers elle, Selo avec un regard réprobateur, David avec un air intéressé. Il a une drôle de tête celui-là ce soir… une tête empruntée et pas vraiment à sa taille. Il a les yeux plus ouverts que d’habitude, il a carrément lâché sa télé… Pire : il sourit.
Puis ça me revient brusquement : il avait cette tête quand nous nous sommes rencontrés, dans un bistrot, alors que j’attendais une personne qui n’est jamais venue. Il m’a draguée avec cet air-là, une tête sortie d’un tiroir pour l’occasion. Amélie rentre brutalement dans mon champ de vision, en train de se poiler, en se balançant d’avant en arrière pour mieux rire. J’ai dû avoir une absence un peu longue, les deux gars sont tournés vers moi. La question de Selo me revient doucement en mémoire.
- Mais bon dieu, les filles, qu’est-ce que vous avez ce soir ? Amélie qui grogne, ma secrétaire qui se fout royalement de ma conversation… on ne vous dérange pas j’espère ?
Je n’ai jamais dû avoir l’air aussi tarte. Amélie est au bord de l’apoplexie. Selo lui demande gentiment d’aller faire du bruit plus loin et pendant ce temps, j’organise mon corsage plus sagement, mes pensées et ma réponse. Quand il se tourne à nouveau vers moi, j’ai l’impression de tout oublier une nouvelle fois, mais je m’y raccroche à temps :
- Quand on a reçu le projet il y a plusieurs mois, je vous ai fait remarquer qu’il n’y avait qu’un seul tampon au lieu de deux et pas de signature. J’en ai parlé à l’architecte, mais je n’ai pas eu de nouvelles depuis.
Cet effort m’a épuisée et je ne pense plus qu’à une chose : qu’il arrête de me parler, je ne veux pas être obligée de le regarder.
- Il n’est pas question qu’on me mette ça sur le dos. Il faudra régler ça lundi.
Vite faire un geste, paraître naturelle ! Je réponds en avalant quelques chips :
- Mouimoui.
Le silence retombe. Je fais mine de regarder leur intérieur pour la première fois : les tableaux, la cheminée. Les couleurs, étrangement associées. En suivant la ligne d’une frise peinte sur les murs, à mi-hauteur – des abeilles, d’un jaune désespérant, rangées en ligne, comme un escadron guerrier - mes yeux retombent sur Selo. J’ai dû prendre un air méprisant, parce qu’il regarde à son tour les murs qui nous entourent, avant d’ajouter :
- On a hésité pour la couleur. C’est Amélie qui voulait du vert.
Le problème, ce n’est pas les murs verts, c’est les meubles en acajou… Ils auraient dû hésiter plus longtemps.
Comme il n’y a plus rien à dire, on entend plus que le zonzonnement du frigo qui alourdit l’ambiance. C’est à ce moment qu’Amélie revient, les bras chargés de verres et d’apéritifs.

[David]

Chouette, de l’alcool, ça va nous la détendre…
Amélie se penche avantageusement pour déposer verres et bouteilles sur la table basse devant nous. Ses seins, comprimés par son gilet, essaient de s’enfuir en passant par-dessus bord. Ceux de Lorelei ne font jamais ça, ils sont trop fermes. Elle pose ses larges fesses à trente centimètres de moi, je sens que le canapé s’affaisse à ma droite. Elle ne sent rien, pas de parfum fruité, acidulé, juste son odeur, celle de sa peau et de ses cheveux.

Merde, je bande.

[Amélie]

Riche idée cette soirée en « famille ». Et l’autre truffe qui gigote sur le divan, il a une crampe ou quoi ? Au moins, la garce a fermé son claque-merde, on l’entend pas ce soir. Ou alors elle essaie de se faire passer pour un ange, cette gourdasse ! Peuh, tu ne trompes personne, sardine, avec ta jupe à fleur de moquette, t’as beau croiser les jambes !
- Ça va chérie ? Tu n’as pas l’air bien ?
Il ne peut pas me lâcher deux secondes ?
- Mais si, tout va bien, mon chéri. Un peu de Pisang, David ?
- C’est pas de refus…
Je m’en serais doutée, il est déjà tout rouge, mais il n’arrête jamais de boire tant qu’il tient encore assis, je le connais. Selo me regarde comme s’il allait jeter une bombe au milieu du salon. Puis il ouvre la bouche, pour articuler très soigneusement :
- Ça vous dirait qu’on se fasse une petite virée ensemble, ce week-end ?
Oh, encore une riche idée ! Je vais le gifler s’il n’arrête pas son petit manège. Il croit pouvoir me forcer la main en m’imposant la présence de ces bulots, pour pas que je fasse d’esclandre…. On va voir ça !
- Non, j’en ai marre de faire des kilomètres tous les week-ends, on dort toujours dans des hôtels minables et on s’ennuie comme des rats parce que monsieur ne veut pas sortir dix balles de sa poche pour se payer un ciné. Merci bien.
Il reste là, comme un con, à me regarder la bouche ouverte. Ses yeux se tournent vers son frère à la recherche d’un peu d’aide : celui-ci se cale un peu plus au fond du canapé, l’air gêné.
- Bof… Me trimballer en voiture toute la journée, c’est pas mon truc non plus…
Ah, enfin quelqu’un de raisonnable ! Selo a toujours besoin de bouger, mais au final, on ne fait rien, parce que c’est un vrai radin. Pour moi, un bon week-end, c’est un week-end à ne rien faire et Selo le sait très bien. Une fois, il a bien voulu rester à la maison. Il se faisait tellement chier qu’il s’est mis à me tripoter.
Selo a une sexualité intermittente, c’est-à-dire qu’il n’en a généralement pas, sauf des fois, quand il n’y a rien d’autre à faire. Son docteur lui a dit que c’était à cause du stress, son esprit n’est disponible au sexe que lorsqu’il est vide. Mais ça m’arrange, vu que le cul, ça m’emmerde, j’ai jamais rien senti. Mais bon, à l’époque, j’étais encore conciliante et persuadée que ma frigidité n’était que passagère. On a fait ça à l’endroit où l’envie s’est immiscée en lui, c’est-à-dire sur le tapis du salon. On n’était pas vraiment préparés, du coup ça a tourné au vinaigre.
Le sol était froid, nous n’avions pas fait l’amour depuis des mois. Il n’est même pas parvenu à jouir, moi, je ne vous en parle pas, c’était couru d’avance. Tout ce qu’il y a gagné, c’est un rhume. Il disait : « Attend, attends, ça arrive », à genoux sur le tapis à motifs indiens, à faire les gestes qui, normalement, marchent. Ça n’est jamais arrivé. Après ça, on n’a pas renouvelé l’essai, trop déprimant. Le docteur a dit que son esprit n’étaient pas assez détendu, qu’on aurait dû prendre la peine d’aller jusqu’au lit, son corps aurait été plus en conditions... Foutu tapis…
Enfin, tout ça pour dire, qu’on sorte ou qu’on ne sorte pas, on se fait toujours chier avec Selo. Mais à choisir, je préfère m’ennuyer avec lui qu’avec la grognasse de service.
Il se tourne justement vers elle, histoire de me faire comprendre que mon avis n’est pas déterminant.

[Selo]

- Euh, oui, pourquoi pas ? Enfin, si personne n’en a envie, je ne vais pas…
- Mais si, mais si, deux contre deux, c’est la positive attitude qui prend l’avantage ! Alors les enfants, on y va ? Ne faites pas cette tête, on va juste se promener, marcher, discuter, pas loin si vous vou… qu’est-ce qu’il y a Amélie ?
Quand sa mâchoire se crispe comme ça, je m’inquiète toujours un peu.
- Qu’est-ce qui te fait croire qu’on a envie de marcher et discuter ? Ça nous emmerde ! Pas vrai David ?
Le frangin tourne vers moi sa tête de bouddha illuminé, et gargouille :
- Ah oui, ça nous fait chier.
- Mais c’est vous qui êtes chiants, on ne fait jamais rien ensemble, tout ça parce que mademoiselle ne… non, je veux dire, rien, rassieds-toi ma chérie, j’ai juste dit qu’on ne faisait rien ensemble !
- On est allé en boite pas plus tard qu’hier soir, et on est ensemble ce soir.
- Je sais ma chérie, mais à part ça…
- Vous travaillez ensemble…
- Oui, mais bon, par exemple, on ne passe pas nos vacances ensemble, on est toujours séparés, alors que… on pourrait être une grande famille, non ? Deux frères avec deux soeurs… on devrait avoir de liens plus forts, non ?
- Pardon, mais moi, il me semble que non.
Lorelei toussote :
- Bon, le ton monte, on va se calmer, d’accord ?
Tout le monde se renfonce dans son siège respectif. Nouveau silence.
- Bon, d’accord, d’accord, oubliez ce que j’ai dit : on ne va nulle part ce week-end, encore moins à quatre, ni les week-ends suivants ! C’est bon ?
- Oui, parce que si c’est pour avoir les deux gonzesses qui nous piaillent dans les oreilles pendant deux jours…
Toujours un peu à côté de la plaque le frangin, mais pour une fois, il n’est pas si loin de la réalité. Impossible de réconcilier les deux sœurs sans demander à Amélie de faire un effort.

[Lorelei]

- Vous n’avez vraiment pas été sympas avec lui. Il fallait voir comment Amélie lui parlait…
Je me déshabille en même temps que je lui parle, ça lui permet d’être plus attentif. Enfin, normalement, là il a la tête ailleurs.
- Qu’est-ce que tu dis ?
Bon, j’enfile ma nuisette noire à dentelles…va falloir qu’il m’écoute.
- Je dis que vous n’avez pas été sympas avec ton frère, Amélie et toi.
- Toi aussi tu as dit non à son idée débile.
- Ça n’avait rien de débile. Et je n’ai pas dit non.
- J’aime bien ta nuisette.
- Il avait raison, on ne fait jamais rien d’intéressant ensemble.
- Parce que tu serais capable de supporter ta soeur tout un week-end ? Enlève ta nuisette.
- Je viens juste de la mettre. Et j’en serais parfaitement capable, c’est elle qui ne peut pas.
- C’est pas grave, enlève-la quand même. Vous n’avez qu’à y aller à votre promenade, personne ne vous en empêche.
- Ok, c’est mieux là ? Je pense que Selo a voulu faire ça histoire de développer les liens familiaux, tu saisis ?
- Non, mais je te préfère sans nuisette. Et si je te montre ça, ça te fait penser à quoi ?
- Je ne vois pas non plus. Bonne nuit ma fleur. »

[David]

- Comment ça finalement vous voulez bien y aller ? On ne peut pas dire que vous m’ayez soutenu hier soir. De toute façon, Amélie ne veut pas, ça règle le problème.
- Tu as une drôle de relation avec ta copine, frérot. Elle n’a rien à dire, un point c’est tout.
C’est vrai quoi, on s’en sort plus si les meufs commencent à tout décider…
- Tu as raison, je trouverai bien un moyen de la faire changer d’avis… On ne ferait ça peut-être que le samedi… deux jours, c’est trop pour Amélie. On ira en forêt, ça va nous faire du bien… Lorelei sera d’accord ?
- Oh elle, elle n’a rien à dire non plus.

[Amélie]

- Mais j’ai aucune envie d’aller traîner mon cul sans cette foutue forêt !
- Allez, ma chérie, David et Lorelei sont d’accord et puis ce n’est pas le bout du monde quand même !
- Ah ça, c’est sûr, Bois-sur-Ysette, c’est pas le bout du monde.
- C’est quoi le problème encore ? Très bon ton chou-fleur.
- Tu sais très bien quel est le problème… et ce n’est pas du chou-fleur, mais des patates. Ose me dire que tu n’as pas lancé ce sujet devant tout le monde pour me forcer la main et je te casse le cou. Tu as été bien naïf de croire que je ne pourrais rien refuser devant ton frère et sa pouffe.
- Tu exagères, elle…
- Ta gueule Selo, tu vas dire une connerie.
Rien que de parler de cette conne, ça me chauffe.
En moins de deux, il devient tout penaud, tout contrit, tout confit, tout con. Aucune force mentale ce type, ses idées cèdent au moindre coup de grisou… me réconcilier avec cette morue, je rêve ! Je vois ça d’ici : on erre, tous les quatre, par les petits chemins de forêt, devisant et philosophant avec sagesse et perspicacité, nos âmes ouvertes aux vibrations de la nature… trop drôle !

‘Faut surtout pas que je loupe ça, en fait.

- Écoute, j’aime bien rire, tu me connais, alors je vais venir avec vous, mais ne t’imagine pas que ça va être une partie de plaisir pour vous de m’avoir sur le dos.
- Merci chérie ! Délicieuses ces patates !
- De rien, ça me fait plaisir. Et puis arrête avec tes patates, c’est du poisson.

[Selo]

Mais pourquoi elle me maltraite comme ça ? Elle sait très bien que je suis daltonien… et puis si elle faisait mieux la cuisine, j’aurais pu deviner ce que c’était…. mais était-ce vraiment du poisson ? En tout cas, j’ai réussi à la persuader de venir… Mon petit Selo, tu dois avoir un bagou du tonnerre !

[Lorelei]

Qu’est-ce qu’elle manigance encore celle-là ?
- Elle ne t’a pas dit pourquoi elle a changé d’avis ?
- Non, mais je crois que j’ai réussi à la raisonner. Il faudrait qu’on ait justement une petite conversation au sujet de cette sortie.
- Ah ?
- Je ne voudrais pas paraître indiscret, mais quelque chose me préoccupe chez Amélie… ça fait longtemps qu’elle te déteste ?
Qu’est-ce qu’il entend par là lui ? Qu’est-ce que lui raconte Amélie ?
- Disons, depuis que je suis née. Pourquoi tu…vous demandez ça ?
Je dois être rouge pivoine. Il repose les dossiers que je viens de lui donner, s’assoit sur un coin de mon bureau, avant de poser son regard sur moi, avec un maximum de précautions dedans. Je sens que s’il ne parle pas dans cinq secondes, mes yeux vont commencer à fuir. Ses traits sont un peu mous, mais avenants et reposants à regarder, seulement, je sens que je ne peux pas me le permettre… Il soupire, puis…
- Elle raconte des tas de choses sur toi… Comme quoi tu… enfin, tu serais une... femme euh… pas super vertueuse tu vois ?
J’essaie de ne plus bouger, de n’exprimer rien d’autre qu’une surprise polie. Il reprend très vite :

- Bien sûr, je n’accorde aucun crédit à ses affabulations, mais cette situation devient vraiment… épouvantable ! Elle est de plus en plus haineuse, elle ne parle que de ça. On passe notre temps à s’engueuler, alors je me tourne vers toi pour qu’on essaie de trouver une solution. En fait, cette sortie en forêt est destinée à la calmer… Il faudrait lui parler, que David et toi, vous lui parliez de ce qu’il en est vraiment… il faut crever l’abcès, tu vois ?
C’est une question Lorelei, va falloir répondre…
- Je ne sais pas si… ça peut marcher. Elle est du genre têtue, je la connais bien…
- Mais il faut la forcer à se rendre à l’évidence !
Il prend l’air désespéré du mec nerveusement au bord du gouffre. Il souffre ce type, parce que sa copine est une conne mais qu’il l’aime, et moi, moi, je voudrais…. Bon allez, si ça peut lui faire plaisir.
- Tu as raison Selo, il y a toujours moyen de résoudre un problème. Je te promets de faire un effort
- Toi, tu n’as rien à te reprocher. Contente-toi de lui ouvrir les yeux. Parles-en à David. Bonne journée.

[David]

- Coucou chéri, je suis rentrée !
Pas trop tôt, j’avais faim.
- T’es en retard.
- J’étais avec Selo… Il aimerait bien qu’on discute un peu avec Amélie samedi…. il dit qu’il n’en peut plus, qu’il ne sait plus quoi faire…
Elle enlève son écharpe, son long manteau noir…. et se retrouve en pantalon.
- C’est quoi ce truc ?
- Tu as entendu ce que je viens de te dire ?
- C’est quoi ce pantalon ?
- Tu n’aimes pas ? Ça fait très executive woman avec la veste, non ?
- Ça fait pas cochonne.
Elle tousse. Une femme qui tousse est toujours louche.
- Alors, c’est quoi ce pantalon ?
Elle lève les yeux au ciel. Une femme qui lève les yeux au ciel est toujours exaspérée.
- C’est un pantalon, voilà tout. Il fait moins cinq dehors, la jupe c’était limite.
- Tu n’as jamais mis de pantalon.
- Si, aujourd’hui.
- Et pourquoi aujourd’hui tout spécialement ?
- Et pourquoi pas ?
Elle laisse tomber son sac. Une femme qu…
- J’ai le droit de m’habiller comme je l’entends, je ne vais quand même pas ressembler à une pute à longueur d’année pour te faire plaisir !
Alors là ! Alors ça ! Si c’est pas de la mauvaise foi, ça ! Ça s’entend à sa façon de crier « pour te faire plaisir » ! J’aime bien les p’tites jupes, ouais, mais elle aussi ! Ça cache quelque chose, ce pantalon… Ses cuisses par exemple.
- Admettons qu’il fasse froid… Mais tu pourrais par exemple mettre des collants pour continuer à me plaire, non ?
Ahah, je t’ai cloué le bec, là ! Elle me fixe, soupire, reprend son sac.
- C’est bien. Qu’est-ce que tu disais à propos d’Amélie ?
Elle repose son sac.
- Ah oui, Amélie.
- Oui, tu as dit « Amélie ».
- Selo voudrait qu’on lui parle.
- Mais abrège ! Qu’on lui parle de quoi ?
- Ben… qu’on lui parle, c’est tout. Qu’elle se sente plus en sécurité avec nous, qu’elle s’intègre mieux dans notre groupe…
Qu’est ce qu’elle me raconte ? Elle est vague. Une femme vague est toujours louche. Ça fait deux fois qu’elle est louche : elle est très louche donc.
Je lui fais les gros yeux.
- Ok, je t’explique… Je voulais juste ne pas te choquer.
- Accouche.
-Tu permets ? J’y viens : en fait, ton frangin m’a dit qu’elle répandait tout un tas de rumeurs sur mon dos.
- Quelles rumeurs ?
- Il parait qu’elle répète à qui veut bien l’entendre que je te trompe avec lui… Avec Selo, tu comprends ? Evidemment, Selo a essayé de la ramener à la raison, mais elle n’en démord pas. D’où l’ambiance un peu tendue entre eux en ce moment. Et donc il voudrait qu’on en parle avec elle. Voilà.
- Parce que tu me trompes avec mon frère ?
Et elle reste calme pour m’annoncer ça ?
Elle soupire, se masse les globes oculaires, reprend :
- Mais non ! C’est juste ce qu’elle dit, elle, elle sait que c’est parfaitement faux Tu crois que je t’en parlerais comme ça si c’était vrai ? Comment peux-tu croire un seul instant que… En tout cas, Selo veut qu’on lui mette les yeux en face des trous, parce qu’elle nous fait une sale réputation dans le quartier…
- Moi cocu ? Elle va voir !
Elle m’insulte la grosse !
- Bon, assez papoté, qu’est-ce qu’on mange ?

[Amélie]

- Tu te magnes ? On est en retard !
- Je suis ravi de constater que l’idée de cette promenade te rend impatiente.
Il ne sait toujours pas faire correctement ses lacets, il fait les mêmes gestes lents et laborieux que mon petit neveu.
- Impatiente, oui. Plus vite on y sera, plus vite se sera fini.

[Selo]

- Alors c’est ça, la forêt de Bois-Sur-Ysette !
- Ne commence pas à être sarcastique, Amélie. Ce bois est magnifique.
- Mais alors, pourquoi les arbres sont-ils tous par terre ?
- Mais j’en sais rien moi. On va en faire du bois de chauffage ou des allumettes, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
- Que ça pue ici.
- On prend le chemin et on marche, c’est tout ! Allez, descend.
Ce n’est pas bon si je m’énerve dès le départ. Nous descendons tous de la BM, pour nous retrouver les pieds dans une terre sombre recouverte de feuilles décomposées. Ça sent fort.
- Mince, ça pue ici ! Qu’est-ce que je vous disais !
Elle me saoule. Elle n’aime rien. Courage Selo, le docteur dirait que tu en es capable.
- Allez, en route !

C’est vraiment simple : un pied devant l’autre, il suffit d’avancer. Au début on ne regarde que ses pieds, puis un peu plus loin sur le chemin, et enfin l’horizon de cette étrange forêt. L’air est tellement piquant ! Le premier kilomètre se fait dans le silence, c’est assez agréable.
Ça change.
Mes mains réchauffent mes poches et mon col relevé soulage la peau de mon visage en me renvoyant la chaleur de mon souffle. Quel froid !
Amélie shoote dans tous les cailloux qui lui passent sous le pied, et soupire toutes les dizaines de mètres. Qui se lancera le premier ?

[Lorelei]

En tout cas, ce n’est pas moi qui vais ouvrir la danse.
Remarquez, peut-être que ça me donnerait un crédit supplémentaire.
Non, elle comprendrait et m’agresserait tout de suite. Selo me fait confiance, mieux vaut ne pas tirer le diable par la queue, il a l’air super énervé aujourd’hui… je ne me sens pas capable de mentir totalement et complètement devant lui. Sans compter que ce serait compromettant pour mon avenir de me faire pincer.
C’est David qui doit parler. Il fixe la silhouette trapue d’Amélie, devant lui. Il a l’air de bougonner intérieurement, son col relevé jusqu’aux yeux, les mains profondément enfoncées dans les poches de son jeans. Quand il s’est enfin aperçu que je le regarde, j’ouvre grand les yeux en hochant la tête en direction de la vipère pour lui faire comprendre. Contrairement à mes craintes, il a tout de suite compris.
Et moi qui me réjouissais de cette balade avec Selo.

[David]

- Hemhem.
Quand un homme de ma carrure tousse, ça veut dire qu’il va parler et qu’il faut se taire. Selo et Lorelei se tourne vers moi, puis vers Amélie…. Le tout, c’est de ne pas la vexer, si je veux avoir mes chances.
- Amélie, j’aimerais te parler.
Elle sait très bien lever le sourcil gauche avec dédain.
- C’est à propos de ma Lorelei. Tu dois arrêter de raconter des conneries sur elle et moi, sinon… Enfin, tu te rends compte du préjudice que tu me portes ? Ça se fait pas ces choses-là.
Sa bouche se tord, elle montre les dents et ferme un œil pour mieux viser.
- Qu’est-ce que tu me chantes, toi ?
Tout le monde s’arrête. Selo vient à la rescousse.
- Il dit qu’il en a marre de t’entendre dire des mensonges sur Loreleï. Parce que ce sont des mensonges.
Elle pointe son index sur lui, en montrant les dents, le nez plissé de rage :
- Toi, toi ! Tu vas me le payer ! Tu essaies de me faire passer pour une conne, et elle pour… pour une….
- Écoute Amélie, ta sœur n’a rien à se reprocher, ni Selo, tu le sais très bien. Alors arrête tes bobards.
- Vous allez tous vous mettre contre moi, c’est ça ? Et toi, connasse, tu ne l’ouvres pas ta gueule, hein ?
Allez ma Lolo, il faut qu’elle comprenne.
- Tu sais très bien ce qu’il en est. Tu me détruits avec tes bavardages. Je ne t’ai rien fait, alors laisse-moi vivre.
Pas mal ma Lolo! Qu’est-ce qu’elle a à répondre ?
- Tu ne m’as rien fait, tu en es sûre ?
- Et que t’aurais-je fait ?
- Tu m’as volée. Tu sais ce que j’ai fait, quand tu es née et que j’ai vu que tu étais aussi belle ? J’ai prié pour devenir intelligente. C’était vraiment tout ce à qui me restait…. J’avais six ans, je ne pouvais pas savoir que je deviendrais un cancre et que tu te moquerais de mes notes tous les soirs, devant papa et maman. Tu m’as tout pris Lorelei.

[Amélie]

Bandes de rats puants ! Espèce de vipère ! Et toi Selo, tu vas me le payer, tu vas me le payer, tu vas me le payer !

[Selo]

Un grand silence a suivi sa déclaration. Elle a fait demi-tour et elle est repartie au pas de charge. Lorsque nous sommes arrivés à la voiture, elle n’y était pas.
Là, je crois que ça s’est mal passé… Dans quel état je vais la retrouver ? Lorelei est toute gênée ! David, lui, pas plus que ça…je crois qu’il a juste envie de rentrer maintenant. Tout est de ma faute, j’aurais du laisser couler, ça aurait fini par lui passer.

[Lorelei]

Ce soir, David ronfle dans le canapé, j’ai coupé le son de la télé, je ne veux pas le réveiller ni savoir le bruit que fait Tom Cruise en détruisant un camp très dangereux de terroristes très bien entraînés.
Je ne peux rien faire pour elle. Mais elle a raison quand même : c’est ma faute. Et moi qui allais, une nouvelle fois, la voler… Enfin, en pensée, seulement, pour l’instant, mais c’est pareil.
Je crois. Je le voudrais si fort, je voudrais que ça se réalise.
Selo. Pourquoi tu m’as souri ? Qu’est-ce que tu m’as fait ? Pourquoi est-ce que ça se passe comme ça ? Quitter David, ce ne sera déjà pas évident… Je l’ai décidé à l’instant où j’ai compris quel genre d’envoûtement m’était tombé dessus, mais je n’en ai rien fait. Ça me paraissait si évident pourtant. Amélie a raison.
Au moment où je pensais me trouver, après toutes ces années à me perdre à l’insu de tous, on me traite de pécheresse. Bien sûr, personne n’a rien compris, sauf Amélie.
Amélie sait.
Elle lui a dit. Et il ne l’a pas crue ? Peut-être qu’il m’estime plus que je ne le pense… Peut-être qu’il croit vraiment que je suis une fille bien? Mais c’est faux. C’est Amélie qui a raison. C’est à Selo qu’il faut ouvrir les yeux….
Qu’est-ce que je raconte ? Je serais bien incapable de me saboter à ce point. Je ne lui dirai rien, et il n’aura jamais l’occasion de me juger mal.

[David]

J’aime mon travail. J’ai une grosse barre dans les pognes, et je casse tout un tas de trucs avec. Rien de tel qu’un peu de chaux dans les naseaux ! Et puis, ça réchauffe par ce froid !
Rien de plus efficace qu’un mec : un objectif en tête et tous les muscles comme moyens de le réaliser. Pas de blablas ou de « T’as vu ma jupe ? » quand il faut monter un mur d’agglos. Ah, les meufs…
- Salut David.
- Amélie ! je pensais à toi justement. Ça te va bien le bleu de travail !
- C’est tout ce que j’ai trouvé pour passer inaperçue. Je peux l’enlever si tu veux.
- Passer inaperçue ? Pourq…
D’un seul coup, sous mes yeux jaillit d’entre les bords à fermeture-éclair du bleu de travail une avalanche de chair blanche surmontée d’énormes tétons bruns. Bordel ! Des veines bleu-vert zèbrent sa peau.
C’est un réflexe : j’y porte les mains. Avec un cri de rage, elle me gifle. Le sang me monte à la tête. J’enlève mes mains, elle les reprend et les replaque sur ses énormes seins. Ils débordent de partout entre mes doigts. Ses mains sur mes poignets, elle m’attire vers une salle poussiéreuse, en plein vent, encombrée de palettes et de sacs de ciment. Elle lâche mes mains et s’allonge sur un tas. Elle a froid. Je m’assois sur elle et achève d’ouvrir la combinaison de toile.

[Amélie]

Il dégage mes reins, mes hanches, mes fesses, je l’aide un peu. Il est fébrile, il a envie de moi à s’en faire péter les neurones. Je pensais vraiment que ce serait plus difficile.

[Selo]

- Eeeeh, qu’est-ce que tu as ce soir ?
- Quoi, ne me dis pas que tu n’as pas envie…
- Qu’est-ce qui t’arrive ?
À quoi elle joue, à se frotter le ventre contre les draps avec ce drôle d’air ? Elle a un comportement étrange depuis notre promenade… Hier et ce matin, elle était silencieuse comme une poutre et émettait autant de colère autour d’elle que si elle avait hurlé. Mais depuis que je suis rentré, elle n’a pas arrêté d’écouter ses CD de Céline Dion…. et là, elle me chauffe…. je peux pas tout comprendre moi, doucement….
Elle se redresse, lentement. Puis elle, me tourne le dos et sort de la chambre en claquant la porte. Non, vraiment, je ne comprends pas.

Peut-être que pour une fois, je devrais faire l’effort de comprendre. Je me relève ; elle est assise dans la cuisine, une tasse de café posée sur la table devant elle.
Elle ne se retourne pas et ne répond pas non plus quand je l’appelle. Je m’approche d’elle ; je vois son profil ; ses yeux ne sont pas rougis, elle n’a pas non plus l’air d’être en colère.
- Amélie ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Pas de réponse, si ce n’est cette impassibilité.
- Amélie ? Tu avais envie que l’on fasse l’amour ce soir ?
Elle se tourne enfin vers moi :
- Non.
- Excuse-moi, j’avais cru comprendre.
- Tu as mal compris.
- Ah…
Bon, j’insiste ? Pour quoi faire… J’amorce un demi-tour. Et puis non.
- Mais…. tu avais vraiment l’air… excitée, tu sais.
- Oui. J’avais envie de faire l’amour.
- Tu vois ! Alors pourquoi tu me dis que tu ne veux pas…
- … que nous fassions l’amour ?
- Oui ?
- Parce que je ne veux pas que nous fassions l’amour, Selo. Bonne nuit.

[Lorelei]

- Allô, Lorelei ?
- C’est moi. Selo ?
- Oui, je ne te dérange pas ?
Quelle idée ! Sa voix tremble…
- Non, non. Il y a un problème ?- Euh… s’il te plait, est-ce qu’Amélie est chez toi ?
- Quoi, Amélie ? Mais non ! Pourquoi, il y a un problème ?
- David est là ?
- Non, pourquoi ? Il y a un…
- Bon, j’arrive.
- Quoi ? Selo ? Il y a un problème ?
Il a raccroché.
Il arrive. Il vient de se passer quelque chose avec Amélie, elle s’est barrée et il s’imagine que je vais pouvoir l’aider. Bon dieu, mais qu’est-ce que j’ai fait pour me mettre dans une situation pareille ?
Vite, un pantalon. J’ai peut-être le temps de me démaquiller ? Non, j’enlève juste ce wonderbra. Pas seins nus non plus, tiens, ce vieux sous-tif là, très bien.


[Selo]

Mais pourquoi elle n’ouvre pas ? Je l’entends courir dans tous les sens pourtant… Ah, enfin !
- Selo ! Quelle surprise !
Mazette.
- Je viens de t’appeler…
Ce doit être la première fois que je la vois en pantalon. Elle ne doit pas avoir l’habitude non plus, elle a la braguette ouverte. Elle ne met pas de culotte ? Elle porte un de ses chemisiers habituels, blancs, translucides, mais boutonnés jusqu’en haut. Elle a boutonné le dimanche avec le mardi, d’ailleurs. En dessous, un soutien-gorge vert gazon, on ne voit que ça. Elle a commencé à se démaquiller aussi, c’est bien simple, on dirait qu’elle s’est bavée dessus.
Elle a dû sentir mon hésitation, elle s’est figée à son tour. Ça va commencer à faire beaucoup pour ma caboche là. Concentre-toi Selo.
- Lorelei… Je… j’ai… Amélie m’a quitté.
J’ai la désagréable impression de me tromper d’interlocuteur. Elle se décompose.

[Lorelei]
Souffle ma chérie. C’est abominable ce qui t’arrive, mais tu peux le dépasser. Tu sais où est le problème, ma grande. Tu es amoureuse de ce gars, voilà. Il fait un pas en arrière, il va partir, il comprend que quelque chose ne va pas, qu’il n’a finalement rien à me dire, rien à faire ici. Fais quelque chose Loreleï.

Il fait un deuxième pas en arrière, très pâle, je l’attrape par le col en oubliant de dire « Attends ! ». Il ouvre des yeux grands comme ça et lève les bras au-dessus de sa tête dans un geste de défense, comme si j’allais le frapper. Amélie devait le battre. Avant qu’il ne puisse faire un troisième pas en arrière, je le tire un peu trop brusquement dans l’appartement et claque la porte un peu fort.
Déséquilibré, il déboule dans mon salon, butte sur ma paire d’escarpins et se vautre sur la moquette. Il est allergique à la moquette et à toute forme de tapis pour ce que j’en sais, je me porte à son secours.
C’est le moment que choisit Minette, ma chatte, dérangée par le raffut, pour se faufiler de la buanderie à la cuisine en passant entre mes jambes, je tombe à mon tour. Je m’étale sur lui en criant zut. En essayant de me relever, mon genou heurte ses testicules, il se redresse en hurlant, ce qui propulse son front dans le mien. Pendant quelques secondes, je ne vois plus que des lumières floues et colorées sur fond noir.

Oh putain, ma tête ! Je suis où là ?

Mise au point. J’ai l’impression que mon front se fendille. Je dois faire la même tête que celle qu’il me présente à cet instant, tandis que les évènements des précédentes minutes se remettent en place.
Pendant un moment, nous ne savons pas trop quoi dire. Je me masse le front, il garde la bouche ouverte. Puis il finit par dire ces mots, durs comme des lames :
- C’est vrai, alors, ce qu’Amélie disait de toi ?
Mes yeux cherchent rapidement une réponse en faisant le tour de la pièce. Rien. Plus les seconds passent et plus il deviendra impossible de dire quoi que ce soit sans qu’il soit clair que c’est un mensonge. Ma bouche est irrémédiablement crispée fermée.

Après encore quelques secondes, il se tasse, ses yeux balaient le linoleum, il soupire. Je prie pour que mon visage ne montre pas trop ma pensée : je fornique dans son dos sur mon lieu de travail depuis des années, mais c’est aujourd’hui qu’il comprend. Qu’est-ce qui lui a fait comprendre ? Il se lève, en se massant les bourses avec précaution.
- Tu n’aimes pas mon frère ?
Une nouvelle fois, répondre me parait infiniment plus amer que me taire. David me fournissait l’inépuisable opportunité de baiser autant que je le voulais. Il y a quand même une précision à apporter.
- Selo…
Ma voix est toute blanche et enrouée. Il relève sa tête dévastée sur moi.
- David est parti. Lui aussi.
Au début, il n’exprime rien de plus, et puis doucement, ses oreilles remontent, ses yeux s’ouvrent et son front s’élargit : il comprend. Il devient tout blanc, complètement blanc. Son joli monde vient de s’effondrer. Et moi, le marteau-pilon, l’obus-bélier, la bombe incendiaire, je suis devant lui, pas comme les deux autres qui cavalent dans les mêmes prairies, eux.
Sa mâchoire est devenue toute carrée d’être serrée, ses yeux tombent, il a enfin l’air triste. David, lui, se serait mis en colère, c’est sûr. Il s’assoit, sur la bassine de linge qui fait une montagne et qui se dégonfle complètement quand il s’assoit dedans, le faisant encore chuter, les quatre fers en l’air. Il a toujours, toujours ce comportement d’ahuri. Amélie devait adorer ça. Moi je n’aime pas quand il a l’air bête.
Comme il se relève, très péniblement, les fesses coincées dans la bassine, je m’approche pour l’aider à se relever. Il hésite franchement à prendre ma main, mais il finit par la prendre.
Il a dû sentir ce qui s’est passé en moi quand sa peau a touché la mienne, parce qu’il la retire dès qu’il est sur ses pieds. Ensuite il fait deux pas en arrière, les mains devant lui pour former une barrière de protection contre moi. C’est quand même super mal engagé.
Il continue de reculer, jusqu’à la porte. Il s’arrête un peu avant le seuil. Je ne pouvais pas prévoir que ce serait lui que j’aurais à convaincre.
Il a quelque chose à dire – je ne sais pas, des explications peut-être – mais choisit finalement de le garder pour lui. Et il s’en va.

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