Le Roman de Tristan et Iseut - Joseph Bédier / V - Brangien livrée aux serfs
Oyé ! Oyé !
Un épisode qui arrache ! Après le valeureux
portrait de Tristan, préparez-vous à son exact contraire, l’ignoble portrait d’Yseut !
Brangien, sa servante, va prendre cher…
Bédier nous exhorte à prendre pitié de la douce reine, mais là
franchement, tu pousses le bouchon un peu loin, Maurice Joseph !
< Yseut
et Brangien
V
BRANGIEN
LIVRÉE AUX SERFS
Sobre totz avrai gran valor,
S’aitals camisa m’es dada
Cum Iseus det a l’amador,
Que mais non era portada.
(Rambaut, comte d’Orange)
Le
roi Marc accueillit Iseut la Blonde au rivage. Tristan la prit par la main et
la conduisit devant le roi ; le roi se saisit d’elle en la prenant à son tour
par la main. À grand honneur il la mena vers le château de Tintagel, et,
lorsqu’elle parut dans la salle au milieu des vassaux, sa beauté jeta une telle clarté que les murs
s’illuminèrent, comme frappés du soleil levant. Alors le roi Marc loua
les hirondelles qui, par belle courtoisie, lui avaient porté le cheveu d’or ;
il loua Tristan et les cent chevaliers qui, sur la nef aventureuse, étaient
allés lui quérir la joie de ses yeux et de son cœur. Hélas ! la nef vous
apporte, à vous aussi, noble roi, l’âpre deuil et les forts tourments.
À
dix-huit jours de là, ayant convoqué tous ses barons, il prit à femme Iseut la
Blonde. Mais, lorsque vint la nuit, Brangien,
afin de cacher le déshonneur de la reine et pour la sauver de la
mort, prit la place d’Iseut dans
le lit nuptial. En châtiment de la male garde qu’elle avait faite sur
la mer et pour l’amour de son amie, elle lui sacrifia, la fidèle, la pureté de
son corps ; l’obscurité de la nuit cacha au roi sa ruse et sa honte.
Les
conteurs prétendent ici que Brangien n’avait pas jeté dans la mer le flacon de
vin herbé, non tout à fait vidé par les amants ; mais qu’au matin, après que sa
dame fut entrée à son tour dans le lit du roi Marc, Brangien versa dans une
coupe ce qui restait du philtre et la présenta aux époux ; que Marc y but
largement et qu’Iseut jeta sa part à la dérobée. Mais sachez, seigneurs, que
ces conteurs ont corrompu l’histoire et l’ont faussée. S’ils ont imaginé ce
mensonge, c’est faute de comprendre le merveilleux amour que Marc porta
toujours à la reine. Certes, comme vous l’entendrez bientôt, jamais, malgré
l’angoisse, le tourment et les terribles représailles, Marc ne put chasser de
son cœur Iseut ni Tristan ; mais sachez, seigneurs, qu’il n’avait pas bu le vin
herbé. Ni poison, ni sortilège ; seule,
la tendre noblesse de son cœur lui inspira d’aimer.
***
Iseut est reine et semble vivre en joie.
Iseut est reine et vit en tristesse. Iseut a la tendresse du roi
Marc, les barons l’honorent, et ceux de la gent menue la chérissent. Iseut
passe le jour dans ses chambres richement peintes et jonchées de fleurs. Iseut a les nobles joyaux, les draps de
pourpre et les tapis venus de Thessalie, les chants des harpeurs, et les
courtines où sont ouvrés léopards, alérions, papegauts et toutes les bêtes de
la mer et des bois. Iseut a ses vives,
ses belles amours, et Tristan auprès d’elle, à loisir, et le jour et la
nuit ; car, ainsi que veut la coutume chez les hauts seigneurs, il couche dans
la chambre royale, parmi les privés et les fidèles. Iseut tremble pourtant.
Pour quoi trembler ? Ne tient-elle pas ses amours secrètes ? Qui soupçonnerait
Tristan ? Qui donc soupçonnerait un fils ? Qui la voit ? Qui l’épie ? Quel
témoin ? Oui, un témoin l’épie, Brangien ; Brangien la guette ; Brangien seule
sait sa vie, Brangien la tient en sa
merci !
Dieu ! si, lasse de préparer chaque jour comme une servante le lit où elle a couché la première,
elle les dénonçait au roi ! si Tristan mourait par sa félonie !… Ainsi, la peur
affole la reine. Non, ce n’est pas de Brangien la fidèle, c’est de son propre
cœur que vient son tourment. Écoutez, seigneurs, la grande traîtrise qu’elle
médita ; mais Dieu, comme vous
l’entendrez, la prit en pitié ; vous aussi, soyez-lui compatissants !
Ce
jour-là, Tristan et le roi chassaient au loin, et Tristan ne connut pas ce
crime. Iseut fit venir deux serfs, leur promit la franchise et soixante besants
d’or, s’ils juraient de faire sa volonté. Ils firent le serment.
« Je vous donnerai donc, dit-elle, une
jeune fille ; vous l’emmènerez dans la forêt, loin ou près, mais en tel lieu
que nul ne découvre jamais l’aventure : là, vous la tuerez et me rapporterez sa
langue. Retenez,
pour me les répéter, les paroles qu’elle aura dites. Allez ; à votre retour,
vous serez des hommes affranchis et riches. »
Puis
elle appela Brangien :
«Amie,
tu vois comme mon corps languit et souffre ; n’iras-tu pas chercher dans la
forêt les plantes qui conviennent à ce mal ? Deux serfs sont là, qui te
conduiront ; ils savent où croissent les herbes efficaces. Suis les donc ;
sœur, sache-le bien, si je t’envoie à la forêt, c’est qu’il y va de mon repos
et de ma vie ! »
Les
serfs l’emmenèrent. Venue au bois, elle voulut s’arrêter, car les plantes
salutaires croissaient autour d’elle en suffisance. Mais ils l’entraînèrent
plus loin :
«
Viens, jeune fille, ce n’est pas ici le lieu convenable. »
L’un
des serfs marchait devant elle, son compagnon la suivait. Plus de sentier
frayé, mais des ronces, des épines et des chardons emmêlés. Alors l’homme qui
marchait le premier tira son épée et se retourna ; elle se rejeta vers l’autre
serf pour lui demander aide ; il tenait aussi l’épée nue à son poing et dit :
«
Jeune fille, il nous faut te tuer. »
Brangien
tomba sur l’herbe et ses bras tentaient d’écarter la pointe des épées. Elle
demandait merci d’une voix si pitoyable et si tendre, qu’ils dirent :
«
Jeune fille, si la reine Iseut, ta dame et la nôtre, veut que tu meures, sans
doute lui as-tu fait quelque grand tort. »
Elle
répondit :
«
Je ne sais, amis ; je ne me souviens que d’un seul méfait. Quand nous partîmes
d’Irlande, nous emportions chacune, comme la plus chère des parures, une
chemise blanche comme la neige, une
chemise pour notre nuit de noces. Sur la mer, il advint
qu’Iseut déchira sa chemise nuptiale, et pour la nuit de ses noces je lui ai
prêté la mienne. Amis, voilà tout le tort que je lui ai fait. Mais puisqu’elle
veut que je meure, dites-lui que je lui mande salut et amour, et que je la
remercie de tout ce qu’elle m’a fait de bien et d’honneur, depuis qu’enfant,
ravie par des pirates, j’ai été vendue à sa mère et vouée à la servir. Que
Dieu, dans sa bonté, garde son honneur, son corps, sa vie ! Frères, frappez
maintenant ! »
Les
serfs eurent pitié. Ils tinrent conseil et, jugeant que peut-être un tel méfait
ne valait point la mort, ils la lièrent à un arbre.
Puis
ils tuèrent un jeune chien : l’un d’eux lui coupa la langue, la serra dans un
pan de sa gonelle, et tous deux
reparurent ainsi devant Iseut.
-
Oui, reine, elle a parlé. Elle a dit que vous étiez irritée à cause d’un seul
tort : vous aviez déchiré sur la mer une chemise blanche comme neige que vous
apportiez d’Irlande, elle vous a prêté la sienne au soir de vos noces. C’était
là, disait-elle, son seul crime. Elle vous a rendu grâces pour tant de
bienfaits reçus de vous dès l’enfance, elle a prié Dieu de protéger votre
honneur et votre vie. Elle vous mande salut et amour. Reine, voici sa langue
que nous vous apportons.
-
Meurtriers !
cria Iseut, rendez-moi Brangien, ma chère servante ! Ne saviez-vous pas qu’elle
était ma seule amie ? Meurtriers, rendez-la moi !
-
Reine, on dit justement : « Femme change
en peu d’heures ; au même temps, femme rit, pleure, aime,
hait. » Nous l’avons tuée, puisque vous l’avez commandé !
-
Comment l’aurais-je commandé ? Pour quel méfait ? n’était-ce pas ma chère
compagne, la douce, la fidèle, la belle ? Vous le saviez, meurtriers : je
l’avais envoyée chercher des herbes salutaires, et je vous l’ai confiée pour
que vous la protégiez sur la route. Mais je dirai que vous l’avez tuée, et vous
serez brûlés sur des charbons.
-
Reine, sachez donc qu’elle vit et que nous vous la ramènerons saine et sauve. »
Mais
elle ne les croyait pas et, comme égarée, tour à tour maudissait les meurtriers
et se maudissait elle-même. Elle retint l’un des serfs auprès d’elle, tandis
que l’autre se hâtait vers l’arbre où Brangien était attachée.
«
Belle, Dieu vous a fait merci, et voilà que votre dame vous rappelle ! »
***
Quand
elle parut devant Iseut, Brangien s’agenouilla, lui demandant de lui pardonner
ses torts ; mais la reine était aussi tombée à genoux devant elle, et toutes
deux, embrassées, se pâmèrent longuement.
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