The Dinner Party – Ishtar… et les autres



Les femmes associées à Ishtar sur le Dinner Party sont des déesses ni vraiment primordiales (mais toujours en bonne place) ni vraiment fertiles (mais garantes de la succession des saisons comme toute bonne déesse-mère), qui apportent une nouvelle dimension à l’image paléolithique de la féminité… Majoritairement issues du Proche-Orient, elles ont toutes ces points communs avec la grande déesse Ishtar : épouses d’un dieu moins important qu’elles, elles guerroient montées sur des lions, présentent des mœurs légères et leur caractère en acier trempé leur permet une quasi-souveraineté. Chicago est également parvenu à mettre la main sur quelques figures féminines réelles (plus ou moins) importantes de cette époque.



Ishtar / Astarte / Esther
Au Proche-Orient, il y a 2 000 ans, au large de Sumer, nous avons trouvé Anahita, l’unique déesse du panthéon perse, souvent associée au mythe de Mithra (qui ressemblait beaucoup à Gilgamesh – à base de terrassement de taureau à mains nues). Cette émanation d’Ishtar régnait sur les fluides et l’humidité, purificatrice de l’eau, du sperme, du sang et du lait, elle donnait le courage au soldat, la profusion aux récoltes, la vie et la mort. Son culte était le cadre d’une prostitution sacrée. Absorbée en douceur par le zoroastrisme (elle devient une sorte d’ange), elle restera vivante jusqu’à la naissance des grandes religions monothéistes. Anat, du royaume d’Ougarit (aujourd’hui la Syrie), était du même bois, c’était la sœur/compagne de Baal le héros-dieu. Comme pour Ishtar, on trouve à son propos le mythe d’une descente aux Enfers expliquant la succession des saisons. Son culte se propagea à l’Est jusqu’en Iran, et à l’Ouest jusqu’en Egypte où elle prit les traits d’HathorAstarte, toujours belliqueuse, libre et protectrice, est le nom qu’ont donné les grecs à cette sorte de déesse connue dans toute cette région, où elle prit le nom d’Ashtoreth ou d’Ashera en hébreu. Les frontières entre les mythes, les peuples et les cultures sont loin d’être étanches ! Nous pouvons également asseoir à leurs côtés, comme l’a fait Chicago : la déesse hittite Arinitti/Arinna, déesse-soleil reine d’Hati, unie au dieu de l’orage, à la fois chtonienne (qui règne aux Enfers) et céleste (aux Cieux) et qui se confond peut-être avec Hebat ; Tanit, déesse carthaginoise de la fertilité, épouse de Ba’al Hammon et symbolisée sous forme de femme les bras levés en position de prière ; Hannahannah, enfin, dont le symbole était le lion et qui était mariée au dieu de l’orage hourrite Teshub. Toutes ces déesses, très semblables entres elles et probablement d’une même origine, se plièrent à l’impérialisme grec, qui les baptiseront Aphrodite, ou cédèrent face à l’intraitabilité des religions monothéistes (et patriarcales) qui commençaient à se mettre en place (le culte de Yahvé prenait son envol et voyait d’un mauvais œil ces déesses impudiques).

Comme pendant à cette liste de déités interchangeables, Chicago en propose une autre : il y a des femmes qui ont réellement existé à Lagash, Babylone ou Sumer !


Coiffure de la reine Puabi
S’il n’est pas établi que Kubaba, déesse de la fertilité très Ishtarienne et unique reine figurant sur les listes royales sumériennes, ait vraiment existé, Puabi (nommée par erreur Shub-Ad d’Ur par l’archéologue qui en a fait la découverte), qui ne figure pas sur ces listes, était appelée « reine », « prêtresse » ou « Dame d’Ur » vers -2 600, et a livré à la postérité une tombe d’une richesse incroyable. Baranamtarra, l’épouse du roi Lugal-Anda qui a régné sur Lagash aux environs de -2 400, semblait bien tenir un rôle dans les affaires de son époux, puisqu’elle signait les « documents officiels » (des pierres d’une tonne) en même temps que lui, et parfois même sans lui. Toujours à Sumer, aux alentours de -2 300, le grand roi Sargon d’Akkhad maria sa fille Enheduanna au dieu Nanna de la ville d’Ur, en la faisant prêtresse. Elle deviendra le plus ancien auteur littéraire féminin en rédigeant des hymnes à la Déesse Inanna qui traverseront les millénaires ! La reine de la ville-état de Mari, Shibtu, qui régna au côté de Zimri-Lîm de -1 775 à -1 761, était réputé s’occuper avec amour des affaires du royaume en l’absence de son époux. Son mariage était le fruit de l’alliance toute politique entre un roi (son père) et celui qui allait le devenir en l’aidant à libérer son royaume Elle eut au moins sept filles (et aussi des garçons) qui furent distribuées de la même manière. Amat Mamu était prêtresse et scribe à Sippar, ville du divin frère d’Ishtar, Samash, près de Babylone, aux alentours de -1 750. Elle eut une longue carrière qui couvrit le règne de trois rois. Elle vivait près du temple de Shamash, dans un gagum réservé aux femmes-prêtres naditu comme elle (c’est-à-dire une « prostituée sacrée », statut particulier porté par des femmes parfois richement dotées et vouées au dieu par leur famille), au sein duquel les archéologues ont mis au jour des documents uniques sur la vie des femmes à l’époque paléo-babylonienne. Le nom d’Iltani était porté par plusieurs femmes contemporaines d’Amat-Mamu : une prêtresse naditu vivant dans ce même gagum, ainsi que plusieurs membres de la famille royale babylonienne, notamment une certaine reine Iltani épouse d’Aqba-Ammu, particulièrement industrieuse dans les affaires du palais.

Isis-Aphrodite
En Egypte, les mythes sumériens commencent à s’installer comme chez eux. Neith/Nout, la voûte céleste fille de Tefnout, devint Hathor, qui portait entre ses cornes le disque solaire. Elle était l’œil de Rê », qui châtiait les humains. Elle était toutefois mieux connue comme déesse de l’amour et de la fête et c’était en tant que telle qu’elle était le plus appréciée. Son nom signifie « demeure d’Horus », si tu vois ce que je veux dire… C’était donc son épouse, mais aussi la nourrice des Pharaons. Elle n’est guère scandaleuse, elle, et elle est devancée en cela par Isis. Cette dernière porte elle aussi un disque solaire entre ses cornes, elle était la fille de Nout et la mère d’Hathor (mais elle est plutôt sa fille chronologiquement) dans la mythologie héliopolitainne. Là aussi, le mythe a fait des aller-retours sur la Méditerranée, qui ont marqué autant d’évolutions dans l’image de la déesse, car elle revenait alors toute colorée d’une autre culture. Ce qui la distingue des précédentes, c’est qu’elle était une épouse et une mère parfaite, fidèle et dévouée. Au début des temps, elle régnait avec son frère/mari Osiris sur l’harmonie cosmique, lorsque le frère de celui-ci, Seth, l’assassina pour prendre sa place. Une longue quête commença pour Isis, afin de retrouver les morceaux du dieu (éparpillés par le vaste monde), le venger et récupérer son trône (au moyen d’un fils qu’elle n’avait pas encore et qu’elle procréera après avoir reconstitué son mari et s’être unie à sa momie). Elle y parvint d’ailleurs. En tant que personnification du trône, elle était la source du pouvoir des pharaons, qui lui ont élevé des temples monumentaux aux alentours de -300.

Le continent Européen plutôt occupé, dans ses vertes forêts, à vénérer des déesses-mères gaïennes, possédait tout de même des figures qui portaient les nuances d’Ishtar. Judy Chicago a pensé à Blodeuwedd, dont la naissance frise le burlesque. Dans la mythologie celtique britonnique, Arianrhod, est celle qui doit remplacer Goewin, la plus belle femme du monde (la chance, sérieux), qui venait de se faire violer et qui n’était donc plus vierge, comme… repose-pied du roi Math. Celui-ci était dans l’obligation, voyez-vous, de poser ses pied sur le giron d’une vierge en temps de paix.

OR, il fallut vérifier que la petite nouvelle fût bien vierge, pour cela, on l’a fit passer sur une baguette magique.

MALHEUREUSEMENT, elle échoua à l’épreuve de la pureté : elle accoucha sur le champ de deux enfants. Le premier se jeta dans l’océan, mais le second restait la preuve accablante de l’inadéquation d’Arianrhod. De colère, elle proféra trois interdits sur l’enfant : elle lui interdit de porter un nom, de porter une arme et enfin de prendre femme. Vous voyez le tableau : cette mère abusive l’empêchait ni plus ni moins d’être un homme.

MAIS OUF : après qu’elle eut été bien obligée de le nommer (on finit par s’attacher vous savez), les deux autres interdits furent contrecarrés par les hommes du clan : l’oncle de Llew la contraignit à lui donner une arme et le roi Math, qui n’avait plus de repose-pied mais prit quand même le temps de compatir, déjoua la malédiction en lui confectionnant une femme avec des fleurs de genêts, de chêne et de reine-des-prés (la chance, sérieux). Blodeuwedd est née ! Llew est maintenant un homme, un roi, marié et en possession d’un domaine.

SAUF QUE cette Blodeuwedd est une Ishtar tout crachée : elle coucha avec le premier seigneur venu et lui offrit le royaume de son mari. Et elle ne s’arrêta pas là, puisqu’elle parvint à réunir les improbables conditions qui lui permirent de tuer son époux : celui-ci ne pouvait mourir qu’en étant transpercé par une flèche forgée spécialement pour l’occasion pendant un an et un jour, lorsqu’il prenait son bain avec un pied sur une chèvre et l’autre sur un chaudron. Fortiche quand même.

MAIS ça n’est pas fini, car Llew se transforma en aigle, et son oncle Gwydion qui veillait au grain intervint en transformant à son tour Blodeuwedd en chouette. Gwydion rendit forme humaine à Llew, qui se vengea de l’amant et reprit place sur son trône. Sympa, non ?


Ceridwen, la magicienne galloise, nous offre le même genre de croustillantes histoires. Femme de Regid Foel dont il semble qu’il n’y ait rien d’autre à dire, elle mit au monde deux enfants : une fille, Creirwy, belle comme le jour, et Morvran, laid comme des pieds. Se lamentant du handicap de son fils, elle décida de lui confectionner une potion qui, à défaut de le rendre beau, le rendrait intelligent au point de connaître l’avenir. La potion devait bouillonner pendant un an, et Ceridwen en confia la surveillance au nain Gwion Bach. Un jour, une goutte versa du chaudron, elle atterrit malencontreusement sur le doigt de Gwion Bach, qui la but. Devenu très intelligent, il comprit aussitôt qu’il était dans la mouise, pour avoir fait une chose pareille. Mais le chaudron se brisa et se répandit dans sa fuite… Ceridwen découvrit rapidement ce qui s’était passé. Furieuse, elle le pourchassa.


Ceridwen par Christopher Williams (1910)

L'apercevant à ses trousses, Gwyon se changea en lièvre... 
Mais alors Ceridwen se changea elle-même en lévrier et l'allait rattraper...Il se précipita alors dans la rivière et devint poisson... 
Ceridwen se changea en loutre et continua ainsi à le pourchasser sous les eaux...Gwyon prit alors la forme d'un oiseau et s'élança vers le ciel... 
Elle se fit épervier et fondit sur lui...Alors, apercevant un tas de grain sur l'aire des battages, il s'y laissa tomber et devint grain de blé... 
Mais Ceridwen se transforma en poule noire et entreprit de gratter et d'éparpiller le blé. Elle fit tant qu'à force de gratter le découvrit et l'avala... 



Faut pas faire chier Gérard Lambert Ceridwen quand elle s’occupe de son gosse. Sauf que neuf mois après avoir ainsi gobé Gwyon, elle enfanta Taliesin (ce qui ne peut pas arriver en réparant une mobylette), un poète aussi mythique qu’historique dont la naissance est attestée aux alentours de 534, l’un des premiers bardes et le plus connu de son temps… mais qui pour l’heure se retrouva dans un sac et jeté à l’eau. Ce mythe est parallèle à ceux qui font de Ceridwen une déesse de la fertilité et des céréales, statut que l’on perçoit dans cette histoire à travers ses métamorphoses successives lorsqu’elle pourchasse le nain.


Avouez qu’elles sont scandaleuses ! Et il s’agit moins souvent de débauche que de liberté de penser et d’agir, de force de caractère.


Vénus-Aphrodite dite "de Cnide"
Non loin de Ceridwen, le monde grec lui, a consciemment décidé de « gérer » son panthéon, on ne laisse pas trop les dieux courir partout et muter n’importe comment, car un polythéisme fort et uni a été désigné comme indispensable à l’édification de l’empire. Il ne faut pas s’étonner que les images véhiculées par ces dieux fussent contrôlées et adaptées par l’autorité qui s’en était emparé. Les grecs s’en sont donné les moyens, et ont édifié un panthéon fourni et relativement cohérent d’un bout à l’autre de l’empire, grâce à des mythographes, des artistes, des historiens, et des gens de pouvoir qui ont travaillé d’arrache-pied à le faire vivre. Les Grecs furent d’ailleurs les premiers observateurs et commentateurs des religions qui les entouraient, comme au Proche-Orient dont nous avons longuement parlé. Ils ont rencontré Ishtar/Astarté, et quand elle est arrivée chez eux, ils étaient prêts à la passer au moulin de la synthèse, pour pouvoir l’adopter, et adopter (disons coloniser puis acculturer) ceux qui croyaient en elle. Accepter le culte d’une divinité sur son territoire est devenu un enjeu politique très sérieux. Ainsi naquit Aphrodite. Son premier attribut était la sexualité, le second je vous le donne en mille, la fécondité. Elle régnait également sur les Hétaïres (encore des prostituées), l’océan, la guerre. Mariée à Héphaïstos (qui était particulièrement laid et difforme), elle passait une partie de de son temps à le tromper et l’autre à s’occuper des affaires des autres. Enfin, il n’y avait qu’Artémis, Athéna et Hestia qui étaient réputées pour n’avoir jamais eu maille à partir avec elle. Vindicative, sa vengeance était réputée effroyable et elle s’abattait aussi bien sur les hommes que sur les femmes ; en fait, elle était tout bonnement inconséquente, parvenant à déclencher la guerre de Troie pour une histoire de pomme. Fortiche. Cybèle lui tient la dragée haute. Vous vous souvenez de Cybèle, cette évolution de la déesse-mère ? Elle était une figure complexe venant de Phrygie, représentant la puissance sauvage de la nature, guérisseuse, protectrice… et qui rendit fou Hattis, son mari, au point qu’il s’en émascula.



Deux conclusions s’imposent, non ?

- Pour commencer, on voit que cette figure est très différente de la déesse-mère initiale : même si elle reste positive et protectrice des humains, elle porte un aspect prédateur, imprévisible et dangereux, qui se manifeste par une « nature féminine » très sexuée et très différente de la Brigit celte, toute de douceur, justice et abondance. En fait, ça me fait beaucoup penser au relais pris par les Ases sur les Vanes, dans la mythologie nordique : à un moment donné, l’ego humain s’est réveillé vraiment fort, aux déités bienfaisantes de la nature semblent succéder les divinités cavalières et conquérantes, à la vie sexuelle très active. Cette évolution s’accompagne d’un anthropomorphisme marqué chez les dieux et déesses, qui prennent des traits de plus en plus humains, comme chez les Grecs. Franchement, je trouve Ishtar plus crédible que Gaïa en humaine, même si le portrait est bien chargé. C’est le revers de la médaille : au moment où l’on constate que les femmes ne sont pas que beauté, fertilité et douceur, on comprend qu’elles sont aussi intelligence et syndrome prémenstruel. Autrement dit une bombe. Que ça va être difficile de la tenir sage, en gros.

- Dangereuse, ces déesses ? C’est en effet la deuxième conclusion que je tire de ces portraits : Ishtar/Aphrodite/Cybèle sont les premières déesses spécifiquement dangereuses pour les mâles. Non, mais vous avez vu cette plâtrée de misère qui les accable ? Ils sont trahis, tués, castrés, livrés aux Enfers… privés de repose-pieds !!!! Et ça n’en finit pas !

Tout ça parle de lui-même. Voilà 4 000 ans que la liberté (et tout particulièrement la liberté sexuelle) de la femme est perçue comme dangereuse.






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