Le Sorceleur | Livre II, L’épée de la Providence - Andrzej Sapkowski



Je continue la lecture de cette saga avec bonheur…. Je m’attache à son héros, Geralt, et le propos du bouquin me touche de plus en plus.


D’abord, tu sais comme j’aime les contes, leurs figures, leurs symboles, les mythes sur lesquels ils reposent… Là, je suis servie, voyez plutôt : ces quelques liens devraient rendre votre lecture encore plus vivante.


La première nouvelle de ce second recueil, « Les limites du possible », se base sur le mythe du dragon, et plus particulièrement sur la légende polonaise du Dragon du Wawel, « une vieille prophétie poussiéreuse » d’après l’un des personnages. Intrigues politiques, trésor convoité, grottes et montagnes rocailleuses, chasseurs de monstres (les « sauroctones » s’agissant de dragons), charogne piégée de souffre pour empoisonner la bête, preux chevalier et combat à cheval, tout y est, à ceci près que rien ne va se passer comme prévu. L’auteur ne puise pas son inspiration que dans la mythologie slave, la culture dragonesque scandinave est aussi convoquée : on ne convoite pas seulement le trésor du dragon, mais aussi le dragon lui-même, ses écailles, ses tripes et ses cornes étant réputées magiques, comme dans le Cycle de Sigurd, où les cornes et le sang du dragon apportent pouvoir et invincibilité au héros qui le vainc.

Yennefer (Anya Chalotra)
La seconde nouvelle, « Éclat de glace » est une référence directe au conte de la Reine des Neiges, que tu peux lire ici. C’est Yennefer qui raconte cette légende à Geralt :

– Sais-tu ce que signifie le nom de cette ville, Aedd Gynvael ?
– Non. C’est dans la langue des elfes ?
– Oui. Cela signifie « Éclat de glace ».
– C’est étrange. La beauté du nom ne correspond pas à la laideur de ce trou immonde.
– Il existe chez les elfes, continua pensivement la magicienne, une légende sur une reine de l’hiver parcourant le pays dans le blizzard sur un traineau tiré par des chevaux blancs. Elle sème en chemin de menus éclats de glace, durs et effilés. Malheur à celui dont le cœur ou les yeux en sont transpercés. Car celui-ci est perdu : il ne sera plus jamais capable d’être heureux. Tout ce qui n’a pas la couleur blanche de la neige devient alors pour lui laid, horrible, repoussant ; il ne connait plus la paix et abandonne tout pour suivre la reine et réaliser son rêve et son amour. Il ne la retrouvera bien sûr jamais et mourra de tristesse. C’est dans cette ville, parait-il, dans des temps très anciens, qu’un tel malheur a eu lieu. C’est une belle légende, qu’en penses-tu ?

Ambiance, ambiance… Cette légende offre en effet une grille de lecture à ce chapitre, entièrement consacré à la relation que le héros entretient avec Yennefer : l’amour qu’il lui porte n’est pas vraiment réciproque et la belle entretient une relation avec un autre homme, un magicien également, Val, alias Istredd. On y apprend aussi, pudiquement, que Geralt souffre d’impuissance à cause de la fatigue des combats et des élixirs qu’il prend pour l’aider à se battre… et que Yennefer doit régulièrement le revigorer au moyen de charmes.

Yennefer s’abandonnait à ses caresses en ronronnant comme un chat, enlaçant les hanches de Geralt de ses jambes repliées.
Le sorceleur s’aperçut bientôt qu’il avait, comme d’habitude, surestimé sa résistance aux élixirs et oublié leur action néfaste sur l’organisme.
Ce ne sont peut-être pas les élixirs, pensa-t-il. C’est à cause de la fatigue du combat et des risques de mort permanents. Une fatigue que la routine me fait oublier. Mon corps, même amélioré, ne peut s’astreindre à la routine. Il réagit naturellement… et au plus mauvais moment. Par la peste…
Comme d’habitude, Yennefer ne se laissa pas dépasser par les évènements. Geralt sentit le contact de la magicienne. Il entendit un murmure fredonné à son oreille et se prit, comme d’habitude à compter le nombre de fois où elle avait dû avoir recours à ce sortilège si pratique. Il finit par ne plus y penser.
Comme d’habitude, ce fut extraordinaire.

J’apprécie les nuances que Sapkowski apporte à son héros, qui n’est pas monolithiquement viril, mais sensible, faillible et très humain pour un mutant… Il n’est pas automatiquement et unanimement adoré, mais souvent rejeté, critiqué et bafoué. Pour parfaire l’ambiance nostalgique et romantique du chapitre, la crécerelle (un petit faucon) qui suit Yennefer vous fera peut-être penser au Corbeau d’Alan Poe, qui répétait à son héros éploré après la mort de sa belle « Nevermore », Plus jamais !

La troisième nouvelle, « le Feu éternel », explore le mythe du doppelgänger, celui du Feu éternel qui brûlait jadis dans les temples de la déesse Vasla en Lettonie, on y rencontre des Hobbits tandis qu’on en apprend davantage sur les banques et le système économique de l’univers du Sorceleur… La lutte pour sa survie du « mime », le doppelgänger, est une nouvelle occasion pour l’auteur de nous parler de racisme et d’altérité, de haine et de tolérance.

La quatrième nouvelle, « Une once d’abnégation », reprend à son compte le mythe de la Petite Sirène (voir ma série d’articles sur ce sujet ici), et agrandit la famille des créatures magiques de la saga, avec Triton, Kraken et autres monstres marins qui entendent défendre leur territoire. C’est aussi celle que j’ai trouvé la plus drôle. Au début du chapitre, Geralt sert d’interprète entre une sirène, Sh’eenaz, et son prétendant humain, le duc Agloval. Ils tentent mutuellement de convaincre l’autre d’accepter de se transformer en humaine / en triton pour filer le parfait amour, ce qui donne lieu à ce dialogue savoureux (quand on connaît les contes originaux) : 

– J’en ai assez ! hurla en chantant Sh’eenaz. J’ai faim. Alors, Cheveux d’albâtre, qu’il se décide maintenant ! Répète-lui seulement que je ne souffrirai plus la moquerie des autres en le fréquentant s’il continue de ressembler à une étoile de mer à cinq branches. Répète-lui que pour le genre de bagatelle qu’il me propose sur les rochers, j’ai des amies qui feront bien mieux l’affaire que moi ! Je considère pour ma part qu’il s’agit d’un jeu destiné aux alevins immatures. Moi, je suis une sirène normale et saine…
– Sh’eenaz…
– Ne me coupe pas la parole ! Je n’ai pas encore terminé ! Je suis normale, saine et mûre pour frayer. S’il me désire vraiment il doit alors avoir une queue, une nageoire et tout ce que possède un triton normal. Sinon, je ne veux même pas le connaître !
Geralt traduisit rapidement en essayant de ne pas être vulgaire. Sans succès car le duc rougit et jura horriblement.
– Salope sans vergogne ! hurla-t-il. Maquerelle frigide ! Trouve-toi donc un hareng !
– Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Sh’eenaz en s’approchant à la nage.
– Qu’il ne veut pas avoir de queue !
– Dis-lui… d’aller se faire sécher !
– Qu’est-ce qu’elle a dit ?
– Elle souhaite, expliqua le sorceleur, que tu te noies.

Nous y faisons également la connaissance de Petit-Œil, une barde renommée qui va s’amouracher de Geralt.

Ciri (Freya Allan)
Les deux dernières nouvelles, respectivement « L’Épée de la providence » et « Quelque chose en plus » lancent véritablement l’aventure du Sorceleur avec Ciri, l’enfant-surprise. On attend cette enfant depuis le premier opus et la nouvelle « Une question de prix ». Ils se croisent dans la forêt de Brokilone, mais sans se reconnaître tout d’abord. C’est la Providence qui fera le reste… et quelque chose en plus puisque tout d’abord, Geralt refuse le geste de la providence. On y retrouve donc le mythe de l’enfant donné sans le vouloir puisqu’il n’était pas attendu, et l’on découvre les Dryades, ces divinités grecques, nymphes des bois qui défendent férocement leur territoire.

Sapkowski s’amuse de ces légendes, en faisant régulièrement dire à son personnage que telle ou telle créature n’existe pas, que ce sont des histoires pour effrayer les petits et tromper les grands. Les dragons existent, mais pas les dragons d’or. Les basilics existent, mais pas les phénix. Parmi la ribambelle de créatures que l’auteur invente ou ressuscite, læ lecteurice ne sait jamais s’il s’agira d’une réalité ou d’une mystification, ne pouvant faire confiance qu’au jugement de Geralt, qui, parfois, se trompe…

De même, il établit des discriminations à l’égard des créatures magiques : il y a les hordes de mutants miasmatiques et agressives qu’il pourfend, comme les vampires ou les striges, et puis il y a les créatures plus nobles, intelligentes, qu’il n’entend pas massacrer, comme les elfes, les diables ou les dragons. Et puis il y a aussi les monstres, qui sont très humains... comment savoir lesquels tuer et lesquels laisser vivre ? Le code moral de Geralt est au centre du récit, il passe beaucoup de temps à l’expliquer aux personnages qu’il rencontre (donc à nous aussi) et beaucoup de temps à le voir piétiner par ces mêmes personnages et les évènements. Le Sorceleur, c’est l’histoire d’un mec qui a des principes que personne ne respecte, ça ne vous rappelle rien ? Si tu es écolo ou féministe, ça devrait t’évoquer cette tension permanente avec le monde qui t’entoure… Geralt, pourtant, prétend vouloir rester neutre et rester en dehors des conflits qui agitent les différentes races qui peuplent son monde… mais ce non-choix, c’est déjà un choix, c’est déjà une prise de position, c’est forcément s’aliéner les uns et décevoir les autres. Cette vidéo de Bolchegeek fait le tour de la question :


C’est tout ce que j’aime chez Geralt : tourmenté, pétri de valeurs et d’humanité dans un monde violent sans foi ni loi (ou alors des croyances stupides et des lois corrompues), passionné, dur dehors et tout doux dedans, il offre un personnage tout en contrastes, loin de la perfection des héros et de l’insipidité neutre dont devrait être fait les gens de son espèce, les sorceleurs.

Bon maintenant que j’ai bien entamé le troisième livre, je vais me lancer dans la série Netflix. Je vous en dirais peut-être des nouvelles.

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