Abstinence

Asaf Hanuka



Ça te dit qu’on en parle ? Définition, contradiction, confession.



Ce mot, qui rime bien avec patience, romance et continence, est un dérivé d’un de nos mots bien latins, le verbe abstenere, où ab exprime l’éloignement et tenere l’acte de tenir.








Littéralement, « tenir éloigné de soi », en pratique, « se priver de ». 
Ce verbe du troisième groupe est uniquement réflexif : on ne s’abstient que soi-même ! Si l’on veut abstenir autrui, on dit « interdire »… S’abstenir, c’est s’auto-interdire (s’auto-défendre serait alors un synonyme très profond métaphysiquement). 
Il possède donc toujours deux compléments : un COD (vous, le pronom personnel s’ ou m’) et un COI (ce que vous voulez tenir éloigné de vous… un substantif ou un infinitif suit la préposition de) qui peut éventuellement être sous-entendu et ne pas être précisé (en particulier si c’est un peu honteux, par exemple quand il s’agit de sexe ou d’alcool). 
Son emploi à l’infinitif peut avoir valeur d’impératif : « Pas sérieux s’abstenir ». 
Il se conjugue comme le verbe tenir, mais avec l’auxiliaire être dans ses formes composées. 
Contrairement à ce que son sens pourrait nous évoquer (il ressemble à un non-acte), c’est un verbe bien actif : il suit généralement une réflexion d’ordre éthique, relève d’une décision que l’on prend et nécessite des actes pour être pleinement réalisé. Il est étroitement lié à nos actions et s’inscrit dans le temps : son procès possède un début et (théoriquement) une fin, l’action qu’il exprime a effectivement lieu tant que vous tenez votre promesse. D’ailleurs, il ne possède pas de voix passive et on ne peut pas le confondre avec un verbe d’état. 
Ses dérivés nous le prouvent  : 
- l’abstention électorale consiste à ne pas donner sa voix lors d’un scrutin : c’est une décision affichée qui est prise en compte lors du décompte des voix. Pour cela, l’abstentionniste doit être régulièrement inscrit sur la liste des votants. Elle peut avoir de lourdes conséquences, pour les résultats du vote comme pour l’abstentionniste. Il y a d’autres formes d’abstention, qui servent à décrire des situations de non-exercice d’un droit ou d’une fonction. 
- l’abstinence consiste en un renoncement volontaire et durable à la satisfaction d’une jouissance ou d’un désir particulier, le plus souvent le sexe, mais éventuellement le tabac, l’alcool et toute forme d’addiction. Si vous avez déjà arrêté la clope / la drogue / le sucre etc. vous savez que c’est un acte difficile et qu’il faut s’organiser, mettre en place des stratégies pour y arriver ! Spécifiquement, l’abstinence sexuelle consiste à prendre la décision de ne plus avoir de rapports sexuels. Si cela ne relève pas d’une décision, on dit « être en chien »… Être ou ne pas être un partenaire sexuel implique des attitudes très différentes. C’est le propos de cet article (en fait celui de demain).

>> D’une manière générale, on utilise ce verbe pour exprimer la décision de ne pas faire valoir un droit ou de ne pas faire ce qui se fait normalement. Il ressemble alors au refus de s’engager ou de prendre parti (à mon avis c’est le contraire), en tout cas de participer. C’est un acte légal, affirmé, affiché et assumé. Les conséquences de ce non-geste peuvent être importantes puisqu’un geste était attendu.



Nous avons donc un mot bien carré, bien décidé et légèrement fâcheux, puisqu’il a tendance à faire ce qui ne se fait pas habituellement. N’ayons pas peur des mots : dans notre société, c’est un paria !

Je ne m’appesantirai pas sur l’abstention électorale, j’ai pas envie de finir ma vie à me cacher. Mais si vous voulez faire partir en vrille une discussion entre amis, pour changer du réchauffement climatique ou des vaccins, lancez donc ce débat-là.

Quant à l’abstinence, tout dépend. Si vous arrêtez la cigarette ou la picole, c’est bien. Si vous arrêtez le sexe, c’est mal. En tout cas vous avez un problème, c’est sûr ; et si c’est pas psychologique, c’est physique, ce qui fait éventuellement de l’abstinent un handicapé aux yeux des imbéciles.


Pour comprendre ce qu’est l’abstinence sexuelle, commençons par dire ce qu’elle n’est pas :

J’exclus de cette définition les moines, prêtres et autres religieux ayant fait « vœu de chasteté » dans le cadre de leurs fonctions (je n’exclus point les ascètes), puisqu’ils y sont contraints. On devrait plutôt dire que pèse sur eux l’interdiction de copuler. Il apparait que ça leur chauffe salement le crâne. Du coup, je leur mets une mauvaise note en abstinence. Et là, y a pathologie ?

Je voudrais aussi jeter hors de cette catégorie toutes les femmes du monde entier qui sont soumises à la chasteté / virginité / fidélité et toute autre forme de limitation de leur sexualité (qui, on le sait, trouve tout de même à s’exprimer, ou bien se trouve largement extorquée - on appelle ça le viol) qui ne soit pas décidée par elles-mêmes. Le patriarcat est une pathologie qui tue (la femme).

Elle n’est pas non plus synonyme de célibat : d’une part on peut avoir des rapports sexuels en étant célibataire (sex partners, recours à la prostitution), d’autre part on peut être abstinent en étant en couple (amour platonique, convenances personnelles, sans oublier que c’est une forme de contraception !)

C’est différent enfin de l’asexualité, qui consiste à ne pas avoir de sexualité parce qu’on n’en éprouve pas le besoin, tout simplement. Ça n’est pas une pathologie !


Francine Van Hove
L’abstinence… c’est une vue de l’esprit de l’abstinent.

Finalement, l’abstinence ressemble beaucoup à toutes les pratiques qui visent à restreindre le coït : le port du préservatif est parfois vu comme une forme d’abstinence (tu vois le truc ?), tout comme la sodomie (et là ?), la fellation/le cunnilingus (idem), la monogamie ou le mariage, (intéressant, non ? Il y a tellement de cocus sur terre !). Sémantiquement, pourquoi pas, et si vous allez par là, moi je vais dire qu’homosexualité ET hétérosexualité sont des formes d’abstinence, puisqu’on exclut un sexe comme partenaire. Sauf que ça m’embête un peu puisque ça baise beaucoup quand même, tout ça. On peut recouvrir beaucoup de situations avec ce mot, mais je souhaite le limiter pour les besoins de cet article au non-exercice de la sexualité, c’est-à-dire de rapports sexuels (et pas seulement du coït). Et du coup, quid de la masturbation personnelle et de la consommation de porno ? Peut-on se masturber et être qualifié d’abstinent ? Il semble difficile de l’exclure : on ne peut pas annihiler volontairement et entièrement sa sexualité, je pourrais vous en donner un très bon exemple (demain). Dans l’absolu, tout ça relève quand même de l’abstinence, puisque c’est l’abstinent qui reste seul juge de délimiter son champ d’action. On a tous en tête divers exemples de personnes, connues ou plus proche de nous qui ont décidé de devenir abstinentes du porno ou de la branlette pendant quelques temps, histoire de reprendre pied avec la réalité…

Pour résumer, être abstinent est une décision intime prise en conscience que l’on peut lever à tout moment de sa propre volonté. L’abstinent est libre de ne pas baiser.

Mais pourquoi fait-il ça, me direz-vous ? A priori, vu toutes les raisons de ne pas baiser que nous venons d’éliminer de la catégorie « abstinence sexuelle », sa décision peut-être dicté par quatre facteurs :

- c’est un acte prophylactique : pas de rapports sexuels, pas de transmission de MST/IST. 
- c’est une méthode de contraception très efficace. 
- c’est une façon de se détacher de la matérialité des désirs terrestres et d’élever son esprit. 
- c’est un moyen d’éliminer le problème si l’on estime que le sexe est un problème.


Quoi, je viens de dessiner un petit paradis pour névrosé ? Je crois plutôt que c’est toi qui a une mauvaise vision des névrosés. Je trouve toutes ces intentions extrêmement louables, personnellement. Toutefois, à leur lecture, on ne peut parvenir à écarter totalement les caractères d’obligation et de pathologie de l’abstinence… Ok, je vais faire la peau à cette idée.


Source : The Burning Bush
L’abstinent exerce son libre-arbitre et il en est fier.

À la base de cette décision en effet, on voit qu’il y a souvent (mais pas toujours) un problème de santé ou une forme d’obligation morale qui l’impose. L’abstinent est-il vraiment libre ?

Je le crois, oui, tout d’abord parce que ce problème, éventuellement cette pathologie, n’empêche pas physiquement l’acte qu’on cherche à éliminer (sinon on ne parle plus d’abstinence). Par exemple, vous pouvez avoir une cirrhose et continuer à boire. Ça reste de l’ordre de la décision personnelle. Être libre est un état difficile à vivre, qui, selon moi, consiste à se donner le choix, faire un choix et assumer ses choix. Mais oui, même s’agissant de vie ou de mort, de besoins vitaux !

Certains vont jusqu’à dire que nous ne sommes jamais libres, moi je dis qu’on n’est jamais obligés. Il n’y a rien sur Terre que l’Humain soit obligé de faire, même pas manger et respirer : il peut décider de ne pas le faire. Suprem Power ! En conséquence, tout ce qu’il fait relève de son choix et de sa liberté. Le plus dur, ce n’est pas de devenir libre, c’est de le rester ! Et quant à savoir s’il fait les choses pour les bonnes ou les mauvaises raisons, s’il est fou ou raisonnable, pathologique ou sain, tout ça est affaire de relativité spatio-temporelle. Que tu profites de, ou que tu gâches ton libre-arbitre, qui le dira sinon toi ?

C’est justement ce qui coince avec l’abstinence, c’est qu’on a l’impression que ça revient à se priver d’une liberté, d’un droit, d’un besoin, d’un truc essentiel : voter, boire, manger, baiser, ce serait des trucs basiques, dont on a besoin, quelle drôle d’idée de se sentir libre de ne pas en jouir ! L’abstinent serait donc un frustré, quelqu’un qui ne jouit pas de la vie. C’est assez réducteur : on n’a pas besoin de boire ou de voter… on a besoin d’eau propre et de sécurité. Dans le même ordre de nuances on n’a pas besoin de baiser… on a besoin d’avoir une sexualité. Et là, je crois qu’on entre dans un vaste royaume, s’agissant de l’Humain. Je veux dire que l’abstinence fait partie de la sexualité de l’abstinent. Comme la sobriété fait partie du régime de l’abstinent alcoolique… 

Alors oui, "l'abstinence est obéissance" (éclairant article, à lire !), pourtant on nage en pleine liberté avec l’abstinence, pas dans la frustration (quoiqu’il puisse y avoir des effets de manque). Je ne dis pas que c’est facile, mais dis-moi, c’est facile de baiser ? Des fois, tu ne le regrettes pas ?


Être abstinent est donc une décision intime à plusieurs titres : elle concerne notre physiologie d’abord, ensuite elle engage notre responsabilité morale (c’est un engagement), à soi et au monde. Si ça n’est pas une pathologie en soi, un événement ou une raison particulière y préside.


Allez, je te parle de moi, maintenant. Enfin, demain.



Commentaires

  1. Petite précision à ce intéressant article : les prêtres catholiques ne prononcent pas de vœux de chasteté mais de célibat, ce qui n'est pas pareil, les pères (paires ?) fondateurs de la Firme catholique leur ayant ménagé une porte de sortie. Ce sont les religieux/ses (moines, moniales) qui font vœu de chasteté :))
    La pédophilie est une perversion (pas une orientation sexuelle minoritaire) qui ne peut certainement pas être "soignée" par le mariage -c'est très curieux cette notion d'épouse béquille, pansement contre les maladies des hommes. Il y a plein d'hommes mariés parmi les pédophiles. On peut penser qu'il y a pas mal de prêtres pédophiles car l'église catholique gérait historiquement des orphelinats, des écoles et des colonies de vacances, collectivités d'enfants qui attirent les pédophiles. Dans d'autres sociétés, la pédophilie (légalisée pour le coup) s'exprime par les mariages précoces.

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  2. Bonjour Hypathia !

    Je t'avoue que cet article a été difficile à écrire. Concernant ce passage que tu évoques, je n'ai pas fait de détails : le célibat est aussi bien une forme d'abstinence que la chasteté et à peu près toutes les religions possèdent des communautés obéissant à de telles règles.

    En effectuant des recherches d'articles de fond sur les scandales sexuels dans l'Eglise Catholique (spécifiquement), j'ai été confronté à ça : les débats tournent autours de la pédophilie alors que le problème est beaucoup plus large et j'ai eu l'impression que c'était une façon de le circonscrire à un phénomène odieux et marginal... alors qu'à mon avis, c'est profond et répandu et quotidiennement moins spectaculaire.

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    1. Si tu fais allusion à la solitude affective des prêtres, surtout aujourd'hui il est évident que c'est une réalité : solitude et pauvreté, car ils sont mal payés en plus ! Mais ils peuvent, n'ayant pas fait vœu de chasteté, coucher avec la bonne (du curé), ou avec une gentille et bienveillante paroissienne et même lui faire des enfants, les enfants de curés ont toujours été une réalité sociale, malheureusement pour les enfants et les femmes qui les élèvent dans un silence coupable. Personnellement, je pense que coucher avec un prêtre, c'est coucher avec le patriarcat himself ! Un cauchemar :D
      D'autre part, il doit y avoir aussi pas mal d'homosexuels dans la corporation (ce qui n'est pas une critique) : vivre avec des hommes avec la caution de la société, c'est (pour eux) une sorte de permission à fauter même juste en pensée, sans passer à l'acte. En fait, je suis pour le mariage des prêtres, mais entre eux ! :D
      PS Ton article est très bien écrit et bien documenté :))

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    2. Je ne parlais pas tant de leur solitude affective que de l'ampleur TOTALE des dégâts : ce sont des violeurs avant d'être des pédophiles, des amants et des pères abandonnants, des menteurs protégés par leur hiérarchie, par la communauté, ce sont des milliers d'hommes qui pensent que la compagnie d'une femme est malsaine etc... parler de "cas isolés" de "prêtres pédophiles", c'est déjà réduire (!!) la charge du problème. Je ne sais pas si la pédophilie est une "perversion" (ça me fait encore trop penser à "orientation sexuelle" genre "déviance"), en tout cas c'est un opportunisme d'une lâcheté et d'une petitesse sans nom : violer un enfant, c'est tellement plus facile que violer un homme (ouhla) ou un femme (beurk) ! On patauge dans l'horreur, je trouve. C'est pour ça que je me refuse à parler d'abstinence pour eux. C'est juste de la barbarie cette tradition.

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