Charlie Bravo


Je n’étais pas abonnée.

Je n’aimais pas leurs tronches.

J’ai détesté les caricatures  de Mahomet.

J’ai toujours entendu ma mère râler devant ce journal quand par hasard il arrivait à la maison, qu’elle qualifiait de la même grossièreté et de la même inutilité nocive que les Guignols de l’Info. Pour elle, c’était du travail de toréador grotesque, un chiffon rouge qui sent la merde.

Je ne sais pas combien de fois je les ai traités de cons, au détour d’une page minutieusement lue, en les trouvant cyniques, gamins et tapageurs.

Je ne crois pas en avoir acheté un seul. Je me disais que ça devrait être gratuit. Bon, peut-être pas obligatoire, mais indispensablement gratuit ! Comme un graffiti ou une insulte sur les murs des chiottes. Qui sont des menus délits, n’est-ce pas.

Parce que j’adorais Charlie Hebdo, en fait. Il était impossible de me sortir de leur feuille de chou tant que je ne l’avais pas parcourue du début à la fin (en réalité, je procède ainsi : je commence par le milieu, puis je vais vers le début, et je finis par la fin). C’était le complément indispensable des Libé, Télérama et Courrier International qui lui tenaient la dragée haute dans l’estime de mes parents.

D’ailleurs, on ne pouvait pas comprendre Charlie si on n’avait pas lu tout le reste avant. C’était incompréhensible si on ne connaissait pas son actualité et sa géopolitique sur le bout des doigts.

Et puis quand on le lisait, on comprenait tout le reste, il nous disait tout ce que les autres ne disaient pas, dans leur objectivité toute pleine de professionnalisme. Ce n’était pas qu'un journal, et ce n’étaient pas que des journalistes. C’était des artistes, des pédagogues engagés, des humains intelligents, qui avaient le courage de penser. En quelques traits, on pouvait aller jeter un œil dans le trou du cul plutôt bien fermé de l’intelligentsia mondiale, on pouvait palper des idées profondes aussi volatiles qu’un pet, on pouvait trouver des mots très rigolos qui nous soulageaient un peu d’être des microbes. On refermait le journal avec une sensation de  compréhension ultime du monde, accompagnée de la même satisfaction que celle que l’on a à comprendre une bonne blague.

Oui, ils tapaient dur ! Mais comment dites-vous ? "On ne vit pas dans un monde de Bisounours". Ils utilisaient juste les mots exacts et réels, sans compromis, sans pincettes, sans hypocrisie. Etre libre, c'est un choix, et ils le refaisaient toutes les semaines.

Seulement voilà, la liberté à une limite : la bêtise.  Ils le savaient, qu’on ne rit pas de n’importe quoi avec n’importe qui. Leur fallait-il pourtant se taire ?

Car Charlie était la preuve évidente que je vivais dans un état de droit : chez moi, on peut dire ça.

Que ne lui dois-je pas, moi qui aime tant le goût du sarcasme quand je tiens la plume ? Mon goût de la vérité, ma possibilité d’être libre, ne vient-elle pas de son existence ? Est-ce que je me sentirais libre de penser ce que je veux et de l’exprimer si Charlie n’existait pas ? Charlie avait ses ennemis, des procès sur le dos, il flirtait avec la calomnie, l’injure, l’indécence pure et simple. C’est lui qui fixait les limites dans ce pays, à chaque fois qu’il se faisait taper dessus ; il les repoussait, ou les consolidait. Parce que chez moi, on règle ce genre de problèmes de manière civilisée : on envoie des avocats, on dépense des sous et on parlemente. Ce qui fait que dans les faits, tu peux dire ce que tu veux chez moi, ça se discute ensuite.

Chez moi, tu peux dire ce que tu veux sur ceux qui détiennent le pouvoir, la police, dieu et tout. On n’est pas en Russie ou en Lybie, tu vois, tu te fais pas arrêter, torturer, enfermer, trucider pour avoir pensé. C’est cool chez moi.

C’est mieux que ça, chez moi. On peut même tuer sans être tué. Chez moi, la mort n’est pas une peine envisageable.

Bon, alors là, ça ne se vérifie pas tout à fait, puisque les criminels sont morts.

Mais je pense qu’il est quand même bon de le rappeler : la peine de mort n’existe pas ici. Ce serait bien d’ailleurs que ça continue comme ça, histoire de continuer à pouvoir nous distinguer des barbares qui viennent de nous la mettre.

Oui, je suis Charlie.

Oui, je suis triste, je suis en colère, je suis dégoûtée. Je suis bouleversée.

Mais chez moi, ce n’est pas nouveau.

Boko Haram met à feu et à sang le Nigeria. Daech vend, mutile saccage la vie humaine depuis des mois. Faut-il te parler de Lybie, d’Egypte, de printemps pourris ? Mercredi TA fine fleur de TA presse est tombée sous les balles d’un monstre que tu côtoies chaque jour sans t’en soucier. Celle qui le dénonçait. 

Mercredi, il est rentré chez toi, le Gram-Groum, alors tu t’inquiètes. Moi, cette cécité sélective, j’appelle ça de la lâcheté.


Il est temps d’être courageux.

Cela ne peut pas consister à prendre les armes à notre tour, à faire couler le sang, tomber des têtes. Ça ne pourra pas se régler en démonstration de forces, en drones et en frappes. Ce ne serait pas courageux. Ce serait moche. Il temps d’être raisonnable, de choisir les valeurs que nous défendons vraiment, et celles que nous rejetons. Ne laissons pas les loups hurler plus fort que nous.

Il suffit de la regarder en face la guerre que certains appellent déjà : elle pue. Elle pue la mort, la chiasse de haine, le vomi de peur. Elle pue le fric aussi. J’en veux pas, j’en veux pas chez moi, j’en veux pas chez les autres.

Je porte en moi une colère sans borne pour ces hommes, leur vision de la religion, leurs valeurs nécrotiques. Mais pas seulement les leurs, que peu de choses distinguent de celles qui meuvent les exactions israéliennes, les manières de truands des firmes multinationales qui s’installent chez plus pauvres qu’elles ou les malversations fangieuses de tout un gouvernement dévolu à faire tourner la pompe Afrique.

Tu te crois plus propre peut-être ?

Du coup, tu crois vraiment que c’est eux le problème ? Tu crois que le monstre a le visage de la religion ? D’Allah ? Du fanatisme ? Du terrorisme ? Vous en êtes un autre !! Cher Français, les commentaires qui s’alignaient sous les articles en « live » du site du Monde m’ont fait aussi sûrement vomir que la boucherie qui venait d’avoir lieu. Tout ça manque d'humanité, de raison, d'empathie. Et nous, quand est-ce qu'on se remet en cause ?

Quand est-ce qu'on refuse que la violence, le meurtre soit une fatalité, et parfois même une solution ?

Tu me fais honte, petit microbe, tu es sale et mal élevé, parce que tu penses qu’un bon coup de poing arrange tout, comme quand t’avais cinq ans. T’as pas grandi depuis, merde.

Nous avons tous à nous demander « Comment en est-on arrivés là ? »
C’est ce qu’on fait quand il y a un problème dans un couple ou entre voisins, quand on est adulte. On n’envoie pas des tueurs. Je veux dire, pas dans les pays civilisés, hmm ?

[EDIT : Et là, je ne pointe pas la barbarie (y a même pas débat là), mais bien cette impression que l'on a tous de valoir mieux que ça. Nous n'avons rien fait pour que cela n'arrive pas, et l'offense que nous faisons au reste de la planète est quotidienne, rendre les caricatures publiées par le journal responsable du massacre revient à occulter les causes réelles, et un peu plus anciennes, me semble, du conflit terroriste. L'impérialisme économique et politique occidental est le premier responsable.

Du coup, la diplomatie ça va être chaud.]

Pas d’angélisme, nous savons à qui nous avons affaire : ils ont envoyé des tueurs, nous devons effectivement nous protéger. Protéger la liberté. Protéger la vie, aussi, et avant tout. La première chose à faire est de ne pas attiser la haine. On peut rire de tout, mais définitivement pas avec n’importe qui. Alors utilisons des mots simples.



Il est temps d’être courageux, et d’être raisonnables.

Votre haine, je n’en veux pas.

Je n’en veux pas parce que je suis Charlie, un humain qui pense.





Commentaires

  1. Je pense que nous avons tous (et cela va bien au delà de nos frontières) sérieusement à réfléchir sur ce que peut être notre contribution _personnelle_ pour éviter que ce genre d'horreur se reproduise (ici et ailleurs).

    Compte tenu de l'ampleur de la tâche, je ne suis pas très optimiste.

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  2. Et concrètement, que fais-tu pour apaiser les relations humaines, dans ta vie quotidienne ?

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  3. Je veux dire par là que le hashtag #onfaitlapaix risque de ne pas suffire...

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  4. C'était une question pertinente et compliquée et j'ai voulu prendre le temps d'y réfléchir avant de te répondre.
    Il y a des choses que je faisais avant cet attentat et qui, il me semble, contribuent à essayer d'aller vers un monde plus doux, plus apaisé.
    Ça peut se traduire par mon engagement politique pour porter des valeurs que j'estime humaniste.
    Ça peut aussi passer par la solidarité que j'exprime avec mon argent (puisque j'en ai plus que du temps) en donnant à des associations caritatives (concrètement aujourd'hui : les Restos du Cœur et l'OIP... et je songe désormais à Amnesty International).
    Et puis à mon niveau plus local, je crois être quelqu'un de doux et tolérant, je pardonne beaucoup même à ceux qui me blessent par leur intransigeance (je pense ici à un très ancien « meilleur pote », mais j'ai d'autres exemples).
    Je ne m'idéalise surtout pas. Je pourrais être plus généreux, plus altruiste, je suis loin d'être un saint homme mais ce dont je parle reste concret.

    Maintenant, sur comment je réagis à l'événement et comment je change ma façon d'être pour essayer d'aller plus loin... C'est plus compliqué. Déjà, j'essaye d'être plus attentif à la géopolitique pour mieux comprendre le monde. Ça reste limité, je ne me suis pas abonné à Courrier International.
    Ensuite, je me suis dit que j'allais être probablement plus militant encore de l'athéisme. Je ne sais pas si ça va dans le sens de la tolérance à autrui, mais je pense finalement qu'on est une majorité trop silencieuse. Le problème de la croyance en un dieu, c'est qu'elle induit des comportements qui sont « justifiés » par de l'irrationnel.
    Juste un exemple. « Tu ne tueras point ! » Ce commandement de la Bible (combien de fois piétiné par ses zélateurs) me paraît une excellente règle du « vivre ensemble ». Mais ce n'est pas par crainte du châtiment divin que je ne veux pas tuer, c'est pour des raisons on ne peut plus laïques.
    Je pense donc que ne pas croire en l'existence de Dieu, au lieu de me rendre perdu et sans valeur, cela me rend justement humaniste.

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  5. Perso, je ne donne pas mon argent à des associations caritatives... Il y a encore un an, je donnais 10 euros par mois à Amnesty, mais j'ai arrêté quand je suis passé à temps partiel. J'avais pas l'impression pour autant de rendre service au monde : le mec qui m'a fait signer, croisé dans la rue, était juste particulièrement aimable.

    Je ne suis pas plus abonné que toi à Courrier International : je l'achète de temps en temps, en alternance avec le Monde, Causette, Burda Style et Charlie Hebdo. Des fois aussi Marianne, Mon potager Bio, Le Magazine Littéraire et Les Belles Histoires de Pomme d'Api. Je ne regarde pas la télévision. Je suis un ours, qui ne sort de sa caverne que contrainte et forcée. Et pourtant, je sais ce qui se passe dans le monde, par la magie de ma curiosité. Je perds 0 temps sur tweeter, FB ou tout autre forme de média dont le parcours est chronophage et vide d'informations réelles. A quoi nous servent ces canaux de communication si ce n'est pas pour nous connaître davantage ? Ah oui, pour nous divertir...

    Connais-tu le Cadmium ?

    La curiosité, c'est la première forme de l'empathie. Si tu ne veux pas savoir que tu pollues l'environnement d'autrui et que tu permets chaque jour l'assassinat, le mensonge et l'omerta en consommant des produits dont la production est basée sur ce genre de valeurs, ton militantisme, ton humanisme et ta pensée rationnelle, c'est peau de balle.

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  6. Je dois rectifier : je viens d'ouvrir un compte Tweeter... marre ne pas pouvoir voir toutes ces pages qui menaient à mon blog. Profondément perturbée. Tant de gens passent donc tant de temps à ne rien dire ???

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